Pour en finir avec l’argument raciste en transphobie

Il y a un argument qui revient souvent et que nous avions déjà traité dans la rhétorique transphobe. C’est celui qui prétend que se revendiquer d’un genre différent de celui assigné à la naissance, ce serait comme prétendre se sentir d’une couleur de peau différente de la sienne. L’exemple souvent utilisé est plus frappant, parce que les personnes utilisant cet argument l’expriment ainsi : « c’est comme si moi, personne blanche, je prétendais me sentir noire. »

Outre le fait que les éléments signifiant le genre sont plus discrets que ne serait-ce que la seule teinte de la peau, l’équivalence genre / couleur de peau est complètement erronée et l’exemple choisi n’est pas non plus anodin. La couleur de peau n’est pas neutre et comme les indices de genre, les indices raciaux sont interprétés compulsivement dans les rapports interpersonnels. La couleur de peau sert en effet de référence à l’identification d’une culture d’origine supposée de la personne et du rapport que cette culture entretiendrait avec nous. Elle sert à l’identification et participe donc d’un déterminisme social, puisque comme pour le genre, cette identification précède l’établissement d’un éventuel échange. Or, l’effet provoqué par l’exemple ci-dessus, tenu par la rhétorique transphobe, c’est qu’il y aurait quelque chose d’évidemment incongru à se « sentir noir-e » lorsqu’on est blanc-he. Il n’est en revanche pas évident de savoir si les personnes qui utilisent cet exemple ont conscience qu’elles s’appuient sur des fondements racistes. À savoir qu’en tant que personne blanche, l’utiliser n’est pas neutre d’une position sociale qui permet de le faire sans dommage moral. Il serait moins évident pour une personne racisée de penser qu’il serait aussi facile de simplement « changer de peau », pour tout à coup jouir des mêmes privilèges que les dominant-e-s et effacer les stigmates du trauma (ce que montre remarquablement bien la série américaine Lovecraft Country, 2020). Il ne s’agit pas juste de couleur de peau, de passer simplement « de blanc à noir », mais du déclassement, du saut qualitatif dont il s’agirait par ce changement de couleur. Se « revendiquer noir-e », ce serait vouloir se revendiquer du camp des opprimé-e-s alors même qu’on est privilégié-e là où l’on est, ce qui paraît incongru. Cela sous-entend, notamment, que les personnes trans seraient des personnes qui voudraient se démarquer, exister, et qui n’auraient pas les ressources pour réussir socialement autrement. Ce sont les « perdant-e-s » qui essayent de se faire remarquer. Cela sous-entend aussi que les personnes racisées font en fait, elles aussi, partie des perdant-e-s.

Indices de genre et indices raciaux, s’ils sont mis au même niveaux dans cette rhétorique, ne sont les uns et les autres pas neutres et ne valent pas pour eux-mêmes, puisqu’ils sont interprétés socialement. Néanmoins, ils ne veulent pas dire la même chose. Contrairement à l’identification de la couleur de peau et autres indices raciaux à une culture supposée et sa situation dans l’espace social, l’identification de genre, elle, s’applique de manière à peu près égale à toutes les cultures et à l’intérieur d’elles. On identifiera, par exemple, une femme, mais on le fera dans un cadre précis qui est celui de son appartenance ou non à un même groupe social, culturel et/ou racial. L’identification de genre bénéficie, de fait, d’une plus grande indétermination, car il reste encore à savoir l’appartenance supposée à un groupe ou une famille qui permet ou non l’établissement d’un échange toléré socialement. La couleur de peau détermine des groupes sociaux beaucoup plus circonscrits et d’une certaine manière, plus imperméables dans leurs histoires et leurs intersections. Une femme blanche sera perçue différemment d’une femme noire ; bien qu’elles soient toutes deux perçues comme des femmes* (l’astérisque ouvre à la pluralité des femmes dont on parle, incluant les personnes trans, non-binaires et intersexes). Si l’on fait partie du groupe majoritaire, par exemple en France, une femme blanche sera perçue comme adhérente au groupe et associée spontanément ; une femme noire, par exemple, fera de son côté l’objet d’une délibération et sera perçue comme mobile vis-à-vis de celui-ci – c’est-à-dire, susceptible d’en être exclue si l’on juge les éléments de familiarité et d’adhésion insuffisants.

La division genrée de l’espace social s’effectue à l’intérieur du champ d’intégration ou d’exclusion sur la base de la couleur de peau et de la culture supposée, soit de la race comme argument social. Tout le monde a affaire au genre à l’intérieur de son groupe social, mais peut se passer d’avoir affaire au groupe social voisin. Nous sommes bien identifié-e-s selon notre genre supposé, à l’intérieur du groupe social et culturel dans lequel nous évoluons, mais la fracture entre les groupes prime et nous exclut des autres dans un contexte de société inégalitaire où règne encore un faisceau de discriminations structurelles. Allez donc dire à une personne trans racisée que sa transidentité serait aussi fictive que de déclarer qu’elle se sentirait blanche. Cela implique non seulement qu’il serait incongru qu’elle soit trans, mais que ce verrouillage induise une imperméabilité persistante dans les rapports entre les races sociales. Chacun-e doit rester à sa place, ce qui interdit toute remise en question des facteurs structurels et historiques des inégalités d’accès à l’auto-détermination. C’est non seulement insultant pour l’expérience que cette personne a pu et peut faire du racisme face aux populations dominantes, voire à d’autres groupes, comme de la transphobie qu’elle peut subir à la fois au sein et à l’extérieur de son propre groupe social et culturel d’origine.

En outre, condamner une personne au genre qu’on lui suppose sur la base de son attribution génitale et mettre cette dernière sur le même plan que la couleur de peau revient à mettre le sexisme et le racisme sur un même plan passif et homogène, alors même que les mouvements féministes n’ont cessé de défier les rôles de genre prescrits. On nie ainsi la détermination sociale de ces rôles au même titre que les discriminations racistes structurelles et leurs histoires, et on prive les personnes concernées de toute prise sur leur devenir. Transformer le racisme, le sexisme ou la transphobie, ce n’est pas agir sur le même plan. Changer la transphobie, c’est changer individuellement son genre perçu et défendre son droit à l’auto-détermination au sein d’un groupe plus ou moins homogène. Changer le sexisme, c’est changer la division et la répartition inégalitaires des espaces de décision dans nos sociétés sur la base du genre supposé. Enfin, on ne change pas le racisme en changeant sa couleur de peau, mais en changeant la position des cultures dominantes vis-à-vis de celles qu’elles prétendent dominer, et ce sur des arguments pseudo-rationnels de l’avancée technique ainsi que sur le déni d’une longue histoire d’oppression et de spoliation. Et à la limite, changer sa couleur de peau ne serait pas même un plus grand problème en soi que la fracture historique qui soutiendrait ce changement.

Changer de couleur de peau supposerait transgresser cette histoire qui sépare aujourd’hui encore des groupes entiers et des millions de personnes d’un traitement équitable sur la seule base de la couleur de peau et de la culture supposée, quelque soit le genre des personnes constituant ces groupes. A l’intérieur de ces mêmes groupes, des personnes peuvent se sentir en inconfort extrême avec les rôles de genre prescrits à leur naissance. Cela se règle individuellement et à l’intérieur du groupe, dans la dignité. Il ne s’agit pas de se désolidariser de sa famille ou de sa culture, mais d’y trouver sa place, et ensuite, la place de cette même culture dans le monde.

Alors s’il vous plaît, laissez les personnes racisées tranquille, et laissez les personnes trans tranquille. Aucune ne demande autre chose que d’être vues pour ce qu’elles sont, leurs communautés entendues et parler de leur expérience avec respect.

Crédit photo : La Fille Renne, « Papillon » ❤

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