L’habit et la conduite

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Nos conduites sont codifiées. Dès notre naissance, nous sommes introduit-e-s au sein d’un ensemble d’habitudes (notion d’habitus en sociologie, telle que conceptualisée par Pierre Bourdieu dans les années 1960) et de pratiques culturellement situées, mais aussi d’une manière singulière de répondre à des situations de joies ou de détresse. Nous élaborons nos propres stratégies d’interaction et de réponses en fonction de cet environnement, de ses couleurs, de ses sonorités et de ses inflexions, de son climat, de son espace, de son agitation ou de son calme. Comme il façonne notre mémoire, il devient tout autant le matériau au sein duquel nous projetons notre imaginaire. Mais aussi, les corps nous apparaissent autant tels quels qu’à travers les vêtements qu’ils portent, les mots qui sont dits, les gestes, les désignations, les représentations plus ou moins schématiques.

Tous ces processus d’acculturation (c’est-à-dire, d’introduction à une culture et d’adoption de ses codes, mais aussi d’intégration plus ou moins complète aux communautés qui les pratiquent) sont connus des anthropologues et des ethnologues, avec une vision plus ou moins européocentrée. Nous avons de fait tendance à considérer le support scientifique ancré dans un point de vue occidental comme une base neutre, en oubliant notre propre situation spécifique et singulière. Toujours est-il qu’il est attendu de nous, dès notre naissance, que nous apprenions à être plus qu’un corps, mais tout un ensemble de voies et de manières favorisées de se représenter soi-même comme un-e membre d’un ensemble ou d’un groupe sociologique.

Comme nous travaillons à partir de l’hypothèse évolutionnaire du paradoxe sensorimoteur comme fondement de notre capacité de représentation imaginaire et symbolique, on peut comprendre à quel point ces points d’ancrage culturel constituant son environnement immédiat peuvent représenter une aide, un support et une attache à l’individu-e en train de se développer. Ce phénomène d’aller-retour, de va-et-vient entre la perception de soi-même et de son environnement dans cette sensorimotricité contradictoire constitue une source d’instabilité que ces éléments répétés, simplifiés, formalisés et ritualisés viennent compenser. L’hypothèse d’artification proposée par la chercheuse américaine Ellen Dissanayake en neuroesthétique, se justifie, autant que ses suggestions sur l’importance des premières interactions entre l’enfant et son/ses parent-e-s ou donneur-euse-s de soin.1 Les éléments codifiés qui composent nos cultures, si l’on admet l’hypothèse du paradoxe sensorimoteur, constituent de fait plus que des modalités d’expression de nos modes de perceptions et d’interaction, mais aussi un foyer d’attachement et d’anticipation des imprévus venant contrebalancer une grande instabilité dans le fonctionnement et les modes d’émergence de la sensorimotricité. C’est la force de disruption du paradoxe sensorimoteur qui fait de tout élément de fixation dans la représentation de soi un si puissant repère dans la quête d’une homéostasie psychique, affective et émotionnelle chez l’individu-e, notamment face à ses figures premières d’attachement (voir les travaux du psychiatre et psychanalyste anglais John Bowlby à partir des années 1950).

De là, les éléments introduits par la théorie psychanalytique freudienne des différents stades du développement psychique, relationnel et affectif (oral, anal, génital) des individu-e-s retrouvent de leur intérêt. Toutefois, leur valeur de prescription est à nuancer. Si l’on peut admettre des aires de découverte sensorielle, motrice, physiologique et émotionnelle de soi qui soient graduées et différenciées selon la progression du développement de l’enfant jusqu’à l’âge adulte, on ne peut les séparer de leurs intrications avec l’environnement d’interaction global qui conditionne leur rencontre – ainsi, bien sûr, que les dispositions intra- et inter-personnelles. L’échelle de temps qui est fixée à cette découverte et à l’introduction aux impératifs culturels auxquels l’individu-e est soumis-e constitue en soi un facteur de dérégulation et de fixation à des éléments de repère ou à d’autres.

Nombre de cultures ont en effet tendance à prescrire des étapes plus ou moins nettes et rigides dans ce qu’il est attendu que chaque individu-e soit capable de faire à tel ou tel âge, ce qui peut ne pas correspondre avec le développement de l’individu-e constitué-e isolément comme un tout avec son rythme propre. Si un équilibre reste à trouver entre le développement harmonieux de l’enfant jusqu’à l’âge adulte et les contraintes du monde qui l’entoure, les normes constituant ces attentes n’en restent pas moins souvent empreintes de validisme, notamment dans nos sociétés occidentales. Or, la stigmatisation réservée aux personnes qui faillissent à se rendre capables de telle ou telle performance physique, intellectuelle ou relationnelle à un âge prescrit demeure très fort, pour l’enfant, l’adolescent-e ou l’adulte comme pour celleux jugé-e-s responsables d’ellui. Cela peut en outre conduire l’individu-e à développer des stratégies de sur-compensation en vue de subvenir à une demande ou à l’anticipation d’une demande d’adaptation, ce qui est généralement le cas à des degrés divers. Cela participe à la confection d’un masque social destiné à protéger l’individu-e d’une stigmatisation.

En fait, la majeure partie de nos conduites sont motivées par de telles stratégies d’anticipation de toute demande de conformation et de performance codifiées, dans un jeu où chacun-e se préserve de toute attaque ou réprimande en projetant une façade, un mode d’expression et de représentation de soi qu’on sait conforme à certains usages les plus communément partagés ou pratiqués et facilement reconnaissables. Aussi, lorsque nous marchons dans la rue, nous croisons bien plus de conduites et de modes de représentation (vestimentaires, par exemple) de soi que de personnes en pleine possession de leur corps. Une majorité de personnes vivant en société est, sans doute, plus motivée dans son expression et ses interactions par la peur de l’exclusion que par la confiance dans les possibilités d’une ouverture et d’un dialogue équilibré, bienveillant et sans jugement.

Il est important de considérer cela pour comprendre que notre corps est constamment soumis à un stress et à un réseau de contrainte, qu’ils soient liés au fonctionnement paradoxal du psychisme humain et/ou aux facteurs environnementaux qui font dépendre sa survie physique et/ou émotionnelle à sa capacité à adhérer aux structures culturelles du groupe. Nous fournissons donc constamment un travail pour suivre le rythme prescrit par les régimes de performance spécifiques aux espaces sociologiques dans lesquels nous évoluons, sauf à devoir nous positionner en faux et à devoir justifier ce positionnement, qu’il soit de résistance ou de survivance lorsque l’effort de sur-adaptation aux normes discriminantes atteint son point de rupture. A défaut de repositionnement, bien connu des structures militantes, par exemple, le risque est à l’effondrement psychique, avec toutes les conséquences que cela implique.

L’application de la théorie du paradoxe sensorimoteur au champ social et psychologique permet de fait de bien défaire les éléments d’intrication et de co-dépendance de ceux qui permettent l’élaboration des structures de dialogue et de compréhension, au-delà des formes d’attachement d’urgence et par défaut. Nous souhaitons proposer ces pistes de réflexion et souligner que dans chacun de nos gestes les plus anodins, jamais rien ne l’est.

1Lire Ellen Dissanayake, « The Artification Hypothesis and Its Relevance to Cognitive Science, Evolutionary Aesthetics, and Neuroaesthetic », Cognitive Semiotics, Issue 5 (Fall 2009). En anglais.

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