Écoute, trauma, validisme et psychophobie

TW : violences intrafamiliales, pédocriminalité, inceste

À la suite de travaux militants sur des thématiques diverses comme le validisme et les questions queer (voir @austistequeer_le_docu par Delphine Montera et @tas_pas_lair_autiste par Evan) ou la pédocriminalité et les violences intrafamiliales et intracommunautaires (« Ou peut-être une nuit » de Charlotte Pudlowski chez Louie Média, « La fille sur le canapé » d’Axelle Jah Njiké chez Nouvelles Écoutes), nous avons décidé d’aborder la question du trauma sous l’angle politique du traumatisme comme valeur sociale. Dans quelle mesure la parole des personnes victimes de violences peut être dénigrée sous le seul prétexte que le traumatisme altèrerait leur jugement ? Quelle hiérarchie dans le rapport au discours et à la vérité cela suppose-t-il ? Dans quelle mesure la prescription d’une violence et d’un choc traumatiques peut être une arme politique et comment analyser la parole des victimes en ce sens ?

Un des fondements de la théorie du paradoxe sensorimoteur repose sur la généralisation du trauma. On y définit le trauma par tout ce qui marque l’altérité et laisse son empreinte sur sa perception du monde. On y intègre ainsi autant les chocs et rencontres violentes que la plus infime impression sensorielle, dont la marque oblige l’organisme à revoir ses stratégies, à se réorganiser et à s’adapter à cette reconfiguration du monde perçu (ce qu’en philosophie on désigne par le concept d’événement, comme l’explique Étienne Bimbenet, dans L’animal que je ne suis plus, 2011). Le trauma et son élaboration se font ainsi autour de la mémoire traumatique, du contact avec autre, laquelle est inaccessible sans réactiver le lieu d’une mémoire émotionnelle et sensorielle souvent difficile à supporter et à soutenir. Le moment de contact lui-même, dans son intensité, est difficile à se formuler à sa propre remémoration. Il fait partie du champ de l’indicible et ne peut ainsi faire l’objet que d’un contournement, d’une paraphrase, le flou. On parlera, par exemple, de « partie intime » pour parler du sexe, où la pudeur cache mal une gêne plus profonde.

Il n’y a pas de saut catastrophique

Nous pouvons reprendre les termes du neurobiologiste chilien Francisco Varela, chez qui nous avons déjà puisé nombre d’outils conceptuels, à propos de l’évolution des espèces.1 Selon lui, il n’y aurait pas de « saut catastrophique » entre les modalités d’expérience d’un gorille ou d’un chien, par exemple, et la nôtre. Toustes trois possédons une expérience riche dont la mémoire constitue nos modalités d’interaction avec notre monde perçu de façon singulière. Cela est dû à la vision de l’évolution qu’il propose, avec Evan Thompson et Eleanor Rosch, dans l’ouvrage collectif L’inscription corporelle de l’esprit, dès 1991. Selon lui, il faudrait sortir d’une vision prescriptive de l’évolution qui viserait à l’adaptation optimale des individu-e-s de l’espèce à des critères fixes donnés d’avance, pour l’aborder, au contraire, selon un mode proscriptive : à partir du moment où la survie et la reproduction de l’espèce sont assurées, les individu-e-s « bricolent » leurs propres modalités d’interaction avec leur monde perçu. Il n’y a aucune urgence à ce qu’iels s’adaptent de manière optimale à des critères évalués a posteriori dans une perspective d’explication et de contrôle. Cette perspective cache une partialité de point de vue qui place l’espèce humaine en haut de l’échelle évolutive et subordonne les autres à son autorité supposée, de fait ou de nature. Les luttes anti-spécistes et éco-féministes tendent à remettre, en ce sens, notre espèce dans une plus juste relation avec les autres espèces et dans son interdépendance d’avec les écosystèmes terrestres.

Car la vision prescriptive, nous l’avons vu dans de précédents articles, s’inscrit dans une visée politique de contrôle, établissant des hiérarchies entre les individu-e-s, les espèces et les groupes sociaux tels qu’ils se sont formés dans le contexte particulier de nos sociétés « impérialistes, suprémacistes blanches, capitaliste et patriarcales », pour reprendre encore une fois l’expression de l’universitaire américaine bell hooks. Nous avons déjà discuté de ses fondements sexistes, racistes mais aussi validistes, sur lesquels nous allons revenir. Car s’il n’y avait pas lieu de préscrire une conduite adaptative optimale aux individu-e-s, cela supposerait l’équité et l’horizontalité dans la prise en compte de l’expérience de chacun-e. Or, nous assistons régulièrement à la dévalorisation des paroles assignées à la minorité, et ce également de la part des institutions (administration, hôpital, police, …). S’il n’y a pas de « saut catastrophique », en terme de qualité, entre une expérience sensorielle en apparence bénigne et un choc violent, mais seulement en terme d’intensité et surtout, de possibilité de transformation et d’échange, toute expérience est saisie entre les limites de catégories socio-symboliques, fondées par leur dimension politique : qui a accès à la parole et à sa réception ?

Conditions structurelles et dynamiques opportunistes

Ce que révèle le travail de Charlotte Padlowski sur l’inceste et les violences intrafamiliales, dans son podcast Ou peut-être une nuit, c’est que l’élaboration du trauma incestueux et sa prescription font partie d’une dynamique de réaffirmation des hiérarchies de pouvoir, notamment patriarcal, au sein de la structure familiale. Celle-ci rentre en résonance avec les structures sociales dans lesquelles elle s’inscrit, d’où le tabou que l’inceste soulève. Nos sociétés occidentales, notamment, ont fondé et continuent de fonder autant leur ordre sur la réalité structurelle et tue de l’inceste et des violences intrafamiliales – dont on continue de nier l’ampleur (selon l’OMS en 2014, 1 fille sur 5 et 1 garçon sur 13 avant 18 ans seraient concerné-e-s dans le monde ; 1 français-e sur 10 en 2020, selon l’association « Face à l’inceste », chiffre sûrement sous-estimé du fait du manque d’accès de nombre de victimes à la parole) –, qu’elles se sont appuyées sur le racisme, le sexisme et de manière générale, le validisme.

Un des travaux importants menés par les communautés handies – au croisement d’autres – sur le validisme pointent le caractère structurel de cette notion. Qu’est-ce qui justifie, déclare et discrimine un corps valide d’un corps qui ne l’est pas ? Et valide à quoi ? Dans quelle mesure un corps est-il abîmé par une situation handicapante socialement, en plus de sa charge physique et émotionnelle ? Qui détient la légitimité pour ce qui est de la capacité à établir un raisonnement structuré, à parler au nom de toustes, à prétendre à l’universalité et à l’application potentiellement optimale de son jugement à toute situation ? Nous avons déjà vu que toute singularité qui n’est pas ancrée dans la position dite masculine, cisgenre, blanche, hétérosexuelle, riche et valide devra toujours justifier de la validité de son jugement. En dehors d’une série de critères, il y a une réalité structurelle dont nous participons quotidiennement à la reproduction. Derrière cela, il y a la capacité à faire taire les critiques, oppositions et remises en question du pouvoir prescrit sur autrui – ce qu’opère, au niveau des cellules familiales, les dynamiques opportunistes de l’inceste. Car ce que constate la journaliste Charlotte Pudlowski au cours de ses entretiens, notamment avec la psychiatre Muriel Salmona, c’est qu’une minorité des personnes ayant commis l’inceste prononce par ailleurs une attirance spécifique pour les enfants. Peu d’entre elleux sont ce qu’on pourrait appeler des « pédophiles ». Pourtant, il y a des circonstances et des facteurs à la fois d’opportunité et d’impunité qui amènent ces personnes à prescrire des violences sexuelles à des personnes mineures, dont la vulnérabilité, la disponibilité et la situation de dépendance matérielle et affective font des cibles faciles.

Ce qui est troublant, c’est que la psychiatrisation du récit autour de ces actes lorsqu’ils sont portés au grand jour pourra néanmoins toucher virtuellement à la fois l’incesteur-se et la victime. Comme dans tout trauma, il y a une assimilation de son identité à la rencontre à laquelle on a été convié-e ou, dans ce cas-là, forcé-e. Dans cette rencontre-là, les identités sont altérées au profit de l’oppression, ce qui indique aussi une torsion identitaire et une dynamique de dissociation de côté de l’agresseur-se, qui doit pour commettre son acte nier l’identité propre de sa victime et son intégrité à la fois physique et morale. Or, la personne qui commet l’inceste sera souvent traitée sans nuance comme un-e « malade mental-e », en oubliant que la manière dont on tente ou pas de réparer les dégâts compte tout autant que l’acte commis, puisqu’il confère son sens général et sa possibilité de transformation. De la même manière, le corps de la personne incestée pourra susciter une méfiance analogue. Elle a forcément été abîmée et l’incompréhension autour de la nature même de l’acte viendra contaminer jusqu’à la parole de la victime, quelle que soit sa fragilité émotionnelle et/ou mentale, à laquelle on répugne à s’identifier, parce qu’il faudrait admettre notre participation collective à une question sociale (ce qu’on exprime par le concept de psychophobie). Est-ce que cette personne-ci n’a pas subi une détérioration de ses facultés de jugement et est-ce que quelqu’un-e d’autre ne devrait pas parler à sa place, placer une distance entre l’infamie et moi, au nom de la pudeur et d’une certaine efficacité dans la transmission du « message » que son expérience aurait à transmettre en vue, moins de sa résolution mais de sa normalisation ? Est-ce que le traitement des effets, des symptômes du traumatisme et non des causes, y compris dans leurs aspects structurels, ne démontre pas une incapacité ou une situation de grande difficulté à porter la parole à sa dimension politique ?

Le validisme et la question de l’écoute

La question du validisme prend tout son sens lorsqu’on allume sa télévision sur une chaîne publique à une heure de grande audience, par exemple à 20h, où défilent les spots publicitaires mandatés par des organismes dits caritatifs ou « humanitaires ». La seule réponse proposée à la population face à des problèmes de « santé publique » ou de précarité est une réponse passive : donner de l’argent, pour « soutenir la recherche », en faveur d’organismes ou d’associations qui, d’une certaine manière, pallient la démission de l’État. Mais surtout, ces questions se voient réservée la même place que n’importe quel objet passif et compulsif de consommation, lesquels n’ont d’autre but qu’une satisfaction et un réconfort immédiats, à court-terme, sans réel impact structurel à long-terme. On se donne juste les moyens de supporter encore de continuer sur la même voie en réglant les « dégâts collatéraux » de façon marginale, en les plaçant dans une petite boîte, dans un coin de son esprit avec sa bonne conscience. Les mêmes mécanismes opèrent avec le racisme systémique et notre relation aux pays du Sud global, le génocide, la culture du viol et de l’inceste, le travail forcé, l’enfermement et la psychiatrisation de populations entières : une entreprise de déshumanisation. Pourtant, cette entreprise sert bien notre aveuglement quant à l’asservissement de groupes sociaux entiers sur notre territoire comme ailleurs.

On crée donc sciemment les victimes d’un système hiérarchique d’accès au pouvoir dont on se sert en même temps comme valeur de soumission, laquelle donne sens à la dimension verticale des hiérarchies sociales. On justifie sa propre précarité par la situation de plus misérables que soi. Mieux vaut faire partie d’un classe moyenne précarisée que d’un groupe sociale plus défavorisé encore, que d’être racialisé-e et/ou handicapé-e, de la communauté LGBTQ+ ou travailleur-ses du sexe, migrant-e, par exemple. On se distingue par la manière de parler, de bouger, de s’exprimer, qui nous différencie de paroles assignées à une position subalterne… Ces systèmes de domination créent toujours du pire pour en soumettre d’autres au chantage de faire accepter la restriction générale des droits de toustes et la confiscation de l’accès à la parole publique et politique, dédiée à la classe au pouvoir. Donc, si nous sommes toustes égaux-les face au trauma, nous ne le sommes pas face à l’accès à la parole et à l’écoute, laquelle possibilité d’une écoute conditionne l’élaboration d’un discours sur soi équitable en vue d’une résolution du trauma et de sa réécriture.

C’est donc moins la parole qui compte, mais l’écoute et la manière dont cette parole est reçue. Celles-ci indiquent la possibilité d’une action à venir qui nous soit propre, parle de nous et puisse nous inclure. C’est cette même manière qui nous informe de la valeur de notre parole et de l’expérience qui la porte. L’écoute, c’est ici s’écouter soi-même et l’autre pour éventuellement, savoir quoi dire, en connaissance des enjeux. Il faut donc faire de l’espace pour la parole et surtout, pour le choix de cette parole, orientée par la question du sens, à la fois intime et collectif. Dans la parole, c’est la réponse de l’autre qu’on anticipe, anticipation ancrée dans l’expérience et la mémoire traumatiques. Pourquoi donc ne pas écouter d’abord, puis parler s’il y a lieu de le faire ?

Nous parlions de cet espace circulaire ouvert entre soi et l’autre, qui permette de questionner le sens. Pouvoir choisir de parler, de façon pleinement consciente et consentante, implique le droit à l’auto-détermination, vis-à-vis de soi-même et des autres, en bordure de l’espace intermédiaire qui nous relie aux autres. Vivre en prise avec un traumatisme ne diminue pas la valeur de la parole. Cela accroît juste la capacité d’une écoute. Une écoute de soi-même, pour ne pas se mettre en danger. Une écoute des autres, pour comprendre quand et comment parler. Une écoute mutuelle, pour travailler ensemble.

1In Francisco Varela, « Le cerveau n’est pas un ordinateur », revue La Recherche, mensuel 308, avril 1998.

Crédit photo : « Papillon », par La Fille Renne ❤

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