Annexe – L’autisme en écho

Les travaux sur le validisme menés notamment par les associations et collectifs (comme CLE-Autistes) et les comptes de sensibilisation handis démontrent le rapport plus large entretenu entre les structures de répartition inégalitaire des espaces de pouvoir et les critères normatifs concernant les corps aptes à y accéder. Que ce soit sur des critères morphologiques, d’aptitudes physique, psychique et/ou sociale, immédiatement visibles ou pas, on voit à quel point ces données se croisent avec les autres critères usuels de discrimination relatifs au genre, à la race, à la classe sociale, à la sexualité, … Au final, tous ces facteurs tendent à se recouper à travers la capacité des individu-e-s concerné-e-s à porter une certaine performance sociale, politiquement majoritaire, ou du moins, à s’y adapter.

En ce qui concerne l’autisme, l’effort de sur-adaptation se trouve être, selon Delphine Montera (@autistequeer_le_docu), un des marqueurs de l’expérience du validisme, de par la fatigue et la détresse qu’il génère. Il s’agit d’un effort de sur-compensation déployé pour, d’une certaine manière, « coller à la norme » et effacer l’écart d’avec les modalités propres d’interaction et d’expérience des personnes autistes. Celles-ci sont largement dévalorisées socialement et sommées d’être corrigées – à moins d’être objectifiées pour leurs qualités spectaculaires, touchant les personnes autistes démontrant des capacités de travail hautes dans un ou plusieurs domaines. Les termes de neuroatypie et de neurodivergence sont ainsi apparus pour défendre le droit des personnes concernées à être et leur parfaite viabilité dans un contexte d’autonomie. Cette autonomie ne peut se réaliser que dans une transformation des infrastructures sociales souvent inadaptées à ces autres modalités d’approche des environnements perçus et d’expérience, à la fois au niveau sensoriel, émotionnel et social.

L’expérience autiste expose ainsi le caractère hautement normatif et performatif des ensemble sociaux, dont l’éducation des enfants et futur-e-s adultes est basée sur leur capacité à les reproduire. Cette capacité à reproduire les schémas de comportement et de réponse à des situations données structure l’apprentissage du langage par rapport aux mémoires intrinsèques et traumatiques façonnant l’expérience et les ensembles perceptifs (voire le travail de Francisco Varela sur la sensorimotricité et le concept d’énaction). Face à une rencontre traumatique, quel que soit son degré, on apprend les modes de réponse adaptés en fonction de l’expérience (faire des erreurs et en apprendre) et d’un certain contexte social (la manière dont on est encouragé-e ou découragé-e à agir de telle ou telle manière1), lesquels sont hétérogènes mais interagissent avec d’autres plus ou moins larges et de façon plus ou moins cohérente.

La base des systèmes sociaux dits neurotypiques relève donc la sauvegarde d’un certain ordre qui constitue l’organisation des espaces de pouvoir dans nos sociétés, à travers le caractère implicite des facteurs normatifs et des ensembles symboliques qu’ils créent et maintiennent. Il est capital que ces facteurs normatifs passent pour la norme, et plus pour ce qui constitue la « normalité », sans laquelle idée le caractère légitime et équitable de cette organisation serait plus facile à remettre en question. Les individu-e-s sont sommé-e-s de s’adapter à ces ensembles, soumis à des hiérarchies de pouvoir rigides, et non le contraire. Le maintien de la structure comme structure se proposant comme ayant suffisamment duré pour perdurer et ne souffrant pas d’alternative « viable » ou « réaliste », prime sur les revendication assignées à la minorité. Celles-ci subissent de manière plus ou moins visible le poids des inégalités structurelles. Exposer des expériences et des modalités différentes d’appréhension des environnements perçus revient à la fois à exposer le caractère arbitraire et univoque de l’ordre social, ses enjeux de conservation du pouvoir et en même temps, ses responsabilités collectives et individuelles. Nous constituons les espaces sociaux que nous laissons se perpétuer, quels que soient les dommages qu’ils occasionnent – comme on a pu le voir précédemment avec la question de l’inceste, qui n’est pas la seule à briser les personnes censées se montrer reconnaissantes de leur « protection ».

Le trauma en écho

On note et désigne souvent les activités de stimulation sensorielle (stimming) chez les personnes autistes, sous forme de balancements, gestes ou paroles répétitives, comme l’un des traits saillants de la conduite autistique mais aussi, malheureusement, de sa caricature.2 Or, ce qu’indique la nécessité de ces stimulations pour les personnes autistes, c’est l’inadéquation des sollicitations sensorielles et/ou sociales autour d’elleux d’avec les modalités d’interaction et d’expérience qui leur sont propres et confortables. La réponse sociale prescrite par ces environnements n’est pas spontanée ni facile à suivre et demande un effort de préparation et de sur-adaptation. Derrière cet effort, il y a la mémoire traumatique d’une menace, ce qu’en psychologie sociale on appelle l’effet de menace du stéréotype, et la tentative de gommer les traits susceptibles de la provoquer, en adoptant une conduite satisfaisant aux demandes majoritaires.

Dans un modèle capacitiste et univoque, les personnes autistes ont en effet souvent été ramenées à leur prétendue incapacité à répondre à des critères de performance, que celle-ci soit dite intellectuelle ou purement sociale. Ce chemin univoque prescrit par une certaine conduite de la société et structurée par les notions de travail et d’obéissance, est fortement remis en question par une perspective autistique, notamment autour de la question du sens et du pourquoi, en étroit lien avec le champ émotionnel, comme le souligne régulièrement Delphine Montera. On perçoit généralement les personnes autistes comme vivant dans un monde fermé, coupé des autres, pour la simple raison qu’elles ne répondent pas aux sollicitations de façon immédiate, sous le registre de l’obéissance, selon des schémas prescrits socialement et censés apporter la preuve de l’appartenance et de la souscription au modèle dominant, garantissant sa protection. Or, au contraire, le monde autiste est un monde ouvert, et notamment ouvert à la fois au sens et aux émotions, dans la diversité des champs qu’ils ouvrent. C’est justement parce que ce monde-là est ouvert que les sollicitations dominantes – c’est-à-dire se revendiquant d’une plus haute raison sociale – posent question aux personnes autistes, de façon souvent brutale.

La difficulté à réécrire cette expérience brutale des autres et son trauma dans une conduite socialement codifiée peut être compensée par l’imitation et la performation approximatives des conduites que les personnes concernées supposent qu’on attend d’elles. Néanmoins, l’expérience traumatique et sa mémoire en elles-mêmes ne sont pas adressées dans cette réponse, mais masquées. Il y a donc un effet de « revient », d’écho de cette mémoire non-adressée à l’autre ou non-entendue, qui revient et ne peut être dérivée dans un échelonnage de la dette morale contractée vis-à-vis de l’autorité de l’autre – en d’autres mots, l’incapacité de répondre à la demande véritable de l’autre à adhérer et faire partie du champ social, interprétatif et symbolique où iel croit devoir nous situer.

Se situer

Le stimming, ou en français, l’activité d’auto-stimulation investie par de nombreuses personnes autistes, sert donc, à défaut d’une entente et d’un accord sur les modalités de l’échange et du dialogue, à amoindrir, à « découper » le poids de cette charge sociale imposée par l’autre, parfois sans en avoir pleinement conscience. Car les moyens de cette conscience ne sont pas investis et constamment niés. Comme l’explique l’enseignante chercheuse Mame-Fatou Niang à propos du racisme en France, il est moins question d’être une personne porteuse d’une oppression (par exemple, d’être raciste) que d’avoir potentiellement une force d’oppression en soi qui est avant tout une donnée contextuelle, dont il faut avoir conscience. De là, « Il est de notre devoir de questionner ces silences dans notre langue [relativement à ces questions], de sonder les principes et valeurs qui nous ont été inculqués (ou cachés). Il y a urgence à examiner ce qui est dit, mais aussi ce qui ne l’est pas, d’éclairer ces coins de nos histoires qui languissent à l’ombre, de mettre en perspectives les préjugés et les amnésies institutionnalisées. »3

Dans le cas présent, il s’agit moins de cantonner des conduites d’auto-secours comme l’auto-stimulation à une « essence » de l’expérience autistique que de les considérer pour ce qu’elles sont : un moyen de calmer une détresse et une anxiété, générées par un ensemble de contraintes liées à l’organisation de nos sociétés, et ce à défaut de la possibilité d’élaborer ses propres stratégies d’interaction avec ses environnements perçus dans un contexte traumatique pour la personne. Cet auto-secours intervient face à la violence implicite portée par un certain ordre social enjoignant les individu-e-s à souscrire à un modèle dominant de performance sociale en vue d’assurer sa subsistance, sous peine d’une exclusion partielle ou totale. De la même manière, l’injonction à l’oralisation démontre une dévalorisation des autres vecteurs de la communication, du partage d’expérience et de l’échange, comme les vecteurs gestuels et sensoriels. Cette injonction affecte le rapport aux espaces de création et de réinvention de soi en dialogue et en participation avec les structures collectives.

Les réflexions minoritaires soulignent les contextes d’émergence du discours et l’impossibilité de les dissocier de sa dimension collective. On ne porte pas seulement un discours, mais le monde d’interprétation et de sens qu’il porte avec lui (Paul Ricœur, Écrits et conférences 2 : Herméneutique, 2010). L’expérience autistique reflète l’arbitraire des modalités d’expérience et d’interaction qui sont données pour acquises dans un contexte d’interprétation, de lecture et de narration élaborées à partir de schémas orientés politiquement et socialement, et leur violence structurelle. Il y a aussi, là-dedans, une demande de réponse quant aux raisons pour laquelle la manière d’être des personnes autistes serait si inconvenante à la marche de nos sociétés, et pourquoi celle-ci devrait se diriger dans une telle voie – exclusive – plutôt qu’une autre.

1Et ce dès les premiers mois de la vie, selon le psychologue René A. Spitz (De la naissance à la parole, 1968).

2Evan, du compte Instagram de sensibilisation T’as pas l’air autiste, a tout récemment réagi au sketch des youtubeurs Le Monde à l’Envers, « Mariage au Premier Regard » et à sa parodie d’une personne autiste

3In Mame-Fatou Niang et Maboula Soumahoro, « DU BESOIN DE TRADUIRE ET D’ANCRER L’EXPERIENCE NOIRE DANS L’HEXAGONE », Africultures, Janvier 2019. Vous pouvez également écouter son intervention dans l’épisode 59 du podcast Kiffe Ta Race, sur Binge Audio.

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