Écoute, trauma, validisme et psychophobie

TW : violences intrafamiliales, pédocriminalité, inceste

À la suite de travaux militants sur des thématiques diverses comme le validisme et les questions queer (voir @austistequeer_le_docu par Delphine Montera et @tas_pas_lair_autiste par Evan) ou la pédocriminalité et les violences intrafamiliales et intracommunautaires (« Ou peut-être une nuit » de Charlotte Pudlowski chez Louie Média, « La fille sur le canapé » d’Axelle Jah Njiké chez Nouvelles Écoutes), nous avons décidé d’aborder la question du trauma sous l’angle politique du traumatisme comme valeur sociale. Dans quelle mesure la parole des personnes victimes de violences peut être dénigrée sous le seul prétexte que le traumatisme altèrerait leur jugement ? Quelle hiérarchie dans le rapport au discours et à la vérité cela suppose-t-il ? Dans quelle mesure la prescription d’une violence et d’un choc traumatiques peut être une arme politique et comment analyser la parole des victimes en ce sens ?

Un des fondements de la théorie du paradoxe sensorimoteur repose sur la généralisation du trauma. On y définit le trauma par tout ce qui marque l’altérité et laisse son empreinte sur sa perception du monde. On y intègre ainsi autant les chocs et rencontres violentes que la plus infime impression sensorielle, dont la marque oblige l’organisme à revoir ses stratégies, à se réorganiser et à s’adapter à cette reconfiguration du monde perçu (ce qu’en philosophie on désigne par le concept d’événement, comme l’explique Étienne Bimbenet, dans L’animal que je ne suis plus, 2011). Le trauma et son élaboration se font ainsi autour de la mémoire traumatique, du contact avec autre, laquelle est inaccessible sans réactiver le lieu d’une mémoire émotionnelle et sensorielle souvent difficile à supporter et à soutenir. Le moment de contact lui-même, dans son intensité, est difficile à se formuler à sa propre remémoration. Il fait partie du champ de l’indicible et ne peut ainsi faire l’objet que d’un contournement, d’une paraphrase, le flou. On parlera, par exemple, de « partie intime » pour parler du sexe, où la pudeur cache mal une gêne plus profonde.

Il n’y a pas de saut catastrophique

Nous pouvons reprendre les termes du neurobiologiste chilien Francisco Varela, chez qui nous avons déjà puisé nombre d’outils conceptuels, à propos de l’évolution des espèces.1 Selon lui, il n’y aurait pas de « saut catastrophique » entre les modalités d’expérience d’un gorille ou d’un chien, par exemple, et la nôtre. Toustes trois possédons une expérience riche dont la mémoire constitue nos modalités d’interaction avec notre monde perçu de façon singulière. Cela est dû à la vision de l’évolution qu’il propose, avec Evan Thompson et Eleanor Rosch, dans l’ouvrage collectif L’inscription corporelle de l’esprit, dès 1991. Selon lui, il faudrait sortir d’une vision prescriptive de l’évolution qui viserait à l’adaptation optimale des individu-e-s de l’espèce à des critères fixes donnés d’avance, pour l’aborder, au contraire, selon un mode proscriptive : à partir du moment où la survie et la reproduction de l’espèce sont assurées, les individu-e-s « bricolent » leurs propres modalités d’interaction avec leur monde perçu. Il n’y a aucune urgence à ce qu’iels s’adaptent de manière optimale à des critères évalués a posteriori dans une perspective d’explication et de contrôle. Cette perspective cache une partialité de point de vue qui place l’espèce humaine en haut de l’échelle évolutive et subordonne les autres à son autorité supposée, de fait ou de nature. Les luttes anti-spécistes et éco-féministes tendent à remettre, en ce sens, notre espèce dans une plus juste relation avec les autres espèces et dans son interdépendance d’avec les écosystèmes terrestres.

Car la vision prescriptive, nous l’avons vu dans de précédents articles, s’inscrit dans une visée politique de contrôle, établissant des hiérarchies entre les individu-e-s, les espèces et les groupes sociaux tels qu’ils se sont formés dans le contexte particulier de nos sociétés « impérialistes, suprémacistes blanches, capitaliste et patriarcales », pour reprendre encore une fois l’expression de l’universitaire américaine bell hooks. Nous avons déjà discuté de ses fondements sexistes, racistes mais aussi validistes, sur lesquels nous allons revenir. Car s’il n’y avait pas lieu de préscrire une conduite adaptative optimale aux individu-e-s, cela supposerait l’équité et l’horizontalité dans la prise en compte de l’expérience de chacun-e. Or, nous assistons régulièrement à la dévalorisation des paroles assignées à la minorité, et ce également de la part des institutions (administration, hôpital, police, …). S’il n’y a pas de « saut catastrophique », en terme de qualité, entre une expérience sensorielle en apparence bénigne et un choc violent, mais seulement en terme d’intensité et surtout, de possibilité de transformation et d’échange, toute expérience est saisie entre les limites de catégories socio-symboliques, fondées par leur dimension politique : qui a accès à la parole et à sa réception ?

Conditions structurelles et dynamiques opportunistes

Ce que révèle le travail de Charlotte Padlowski sur l’inceste et les violences intrafamiliales, dans son podcast Ou peut-être une nuit, c’est que l’élaboration du trauma incestueux et sa prescription font partie d’une dynamique de réaffirmation des hiérarchies de pouvoir, notamment patriarcal, au sein de la structure familiale. Celle-ci rentre en résonance avec les structures sociales dans lesquelles elle s’inscrit, d’où le tabou que l’inceste soulève. Nos sociétés occidentales, notamment, ont fondé et continuent de fonder autant leur ordre sur la réalité structurelle et tue de l’inceste et des violences intrafamiliales – dont on continue de nier l’ampleur (selon l’OMS en 2014, 1 fille sur 5 et 1 garçon sur 13 avant 18 ans seraient concerné-e-s dans le monde ; 1 français-e sur 10 en 2020, selon l’association « Face à l’inceste », chiffre sûrement sous-estimé du fait du manque d’accès de nombre de victimes à la parole) –, qu’elles se sont appuyées sur le racisme, le sexisme et de manière générale, le validisme.

Un des travaux importants menés par les communautés handies – au croisement d’autres – sur le validisme pointent le caractère structurel de cette notion. Qu’est-ce qui justifie, déclare et discrimine un corps valide d’un corps qui ne l’est pas ? Et valide à quoi ? Dans quelle mesure un corps est-il abîmé par une situation handicapante socialement, en plus de sa charge physique et émotionnelle ? Qui détient la légitimité pour ce qui est de la capacité à établir un raisonnement structuré, à parler au nom de toustes, à prétendre à l’universalité et à l’application potentiellement optimale de son jugement à toute situation ? Nous avons déjà vu que toute singularité qui n’est pas ancrée dans la position dite masculine, cisgenre, blanche, hétérosexuelle, riche et valide devra toujours justifier de la validité de son jugement. En dehors d’une série de critères, il y a une réalité structurelle dont nous participons quotidiennement à la reproduction. Derrière cela, il y a la capacité à faire taire les critiques, oppositions et remises en question du pouvoir prescrit sur autrui – ce qu’opère, au niveau des cellules familiales, les dynamiques opportunistes de l’inceste. Car ce que constate la journaliste Charlotte Pudlowski au cours de ses entretiens, notamment avec la psychiatre Muriel Salmona, c’est qu’une minorité des personnes ayant commis l’inceste prononce par ailleurs une attirance spécifique pour les enfants. Peu d’entre elleux sont ce qu’on pourrait appeler des « pédophiles ». Pourtant, il y a des circonstances et des facteurs à la fois d’opportunité et d’impunité qui amènent ces personnes à prescrire des violences sexuelles à des personnes mineures, dont la vulnérabilité, la disponibilité et la situation de dépendance matérielle et affective font des cibles faciles.

Ce qui est troublant, c’est que la psychiatrisation du récit autour de ces actes lorsqu’ils sont portés au grand jour pourra néanmoins toucher virtuellement à la fois l’incesteur-se et la victime. Comme dans tout trauma, il y a une assimilation de son identité à la rencontre à laquelle on a été convié-e ou, dans ce cas-là, forcé-e. Dans cette rencontre-là, les identités sont altérées au profit de l’oppression, ce qui indique aussi une torsion identitaire et une dynamique de dissociation de côté de l’agresseur-se, qui doit pour commettre son acte nier l’identité propre de sa victime et son intégrité à la fois physique et morale. Or, la personne qui commet l’inceste sera souvent traitée sans nuance comme un-e « malade mental-e », en oubliant que la manière dont on tente ou pas de réparer les dégâts compte tout autant que l’acte commis, puisqu’il confère son sens général et sa possibilité de transformation. De la même manière, le corps de la personne incestée pourra susciter une méfiance analogue. Elle a forcément été abîmée et l’incompréhension autour de la nature même de l’acte viendra contaminer jusqu’à la parole de la victime, quelle que soit sa fragilité émotionnelle et/ou mentale, à laquelle on répugne à s’identifier, parce qu’il faudrait admettre notre participation collective à une question sociale (ce qu’on exprime par le concept de psychophobie). Est-ce que cette personne-ci n’a pas subi une détérioration de ses facultés de jugement et est-ce que quelqu’un-e d’autre ne devrait pas parler à sa place, placer une distance entre l’infamie et moi, au nom de la pudeur et d’une certaine efficacité dans la transmission du « message » que son expérience aurait à transmettre en vue, moins de sa résolution mais de sa normalisation ? Est-ce que le traitement des effets, des symptômes du traumatisme et non des causes, y compris dans leurs aspects structurels, ne démontre pas une incapacité ou une situation de grande difficulté à porter la parole à sa dimension politique ?

Le validisme et la question de l’écoute

La question du validisme prend tout son sens lorsqu’on allume sa télévision sur une chaîne publique à une heure de grande audience, par exemple à 20h, où défilent les spots publicitaires mandatés par des organismes dits caritatifs ou « humanitaires ». La seule réponse proposée à la population face à des problèmes de « santé publique » ou de précarité est une réponse passive : donner de l’argent, pour « soutenir la recherche », en faveur d’organismes ou d’associations qui, d’une certaine manière, pallient la démission de l’État. Mais surtout, ces questions se voient réservée la même place que n’importe quel objet passif et compulsif de consommation, lesquels n’ont d’autre but qu’une satisfaction et un réconfort immédiats, à court-terme, sans réel impact structurel à long-terme. On se donne juste les moyens de supporter encore de continuer sur la même voie en réglant les « dégâts collatéraux » de façon marginale, en les plaçant dans une petite boîte, dans un coin de son esprit avec sa bonne conscience. Les mêmes mécanismes opèrent avec le racisme systémique et notre relation aux pays du Sud global, le génocide, la culture du viol et de l’inceste, le travail forcé, l’enfermement et la psychiatrisation de populations entières : une entreprise de déshumanisation. Pourtant, cette entreprise sert bien notre aveuglement quant à l’asservissement de groupes sociaux entiers sur notre territoire comme ailleurs.

On crée donc sciemment les victimes d’un système hiérarchique d’accès au pouvoir dont on se sert en même temps comme valeur de soumission, laquelle donne sens à la dimension verticale des hiérarchies sociales. On justifie sa propre précarité par la situation de plus misérables que soi. Mieux vaut faire partie d’un classe moyenne précarisée que d’un groupe sociale plus défavorisé encore, que d’être racialisé-e et/ou handicapé-e, de la communauté LGBTQ+ ou travailleur-ses du sexe, migrant-e, par exemple. On se distingue par la manière de parler, de bouger, de s’exprimer, qui nous différencie de paroles assignées à une position subalterne… Ces systèmes de domination créent toujours du pire pour en soumettre d’autres au chantage de faire accepter la restriction générale des droits de toustes et la confiscation de l’accès à la parole publique et politique, dédiée à la classe au pouvoir. Donc, si nous sommes toustes égaux-les face au trauma, nous ne le sommes pas face à l’accès à la parole et à l’écoute, laquelle possibilité d’une écoute conditionne l’élaboration d’un discours sur soi équitable en vue d’une résolution du trauma et de sa réécriture.

C’est donc moins la parole qui compte, mais l’écoute et la manière dont cette parole est reçue. Celles-ci indiquent la possibilité d’une action à venir qui nous soit propre, parle de nous et puisse nous inclure. C’est cette même manière qui nous informe de la valeur de notre parole et de l’expérience qui la porte. L’écoute, c’est ici s’écouter soi-même et l’autre pour éventuellement, savoir quoi dire, en connaissance des enjeux. Il faut donc faire de l’espace pour la parole et surtout, pour le choix de cette parole, orientée par la question du sens, à la fois intime et collectif. Dans la parole, c’est la réponse de l’autre qu’on anticipe, anticipation ancrée dans l’expérience et la mémoire traumatiques. Pourquoi donc ne pas écouter d’abord, puis parler s’il y a lieu de le faire ?

Nous parlions de cet espace circulaire ouvert entre soi et l’autre, qui permette de questionner le sens. Pouvoir choisir de parler, de façon pleinement consciente et consentante, implique le droit à l’auto-détermination, vis-à-vis de soi-même et des autres, en bordure de l’espace intermédiaire qui nous relie aux autres. Vivre en prise avec un traumatisme ne diminue pas la valeur de la parole. Cela accroît juste la capacité d’une écoute. Une écoute de soi-même, pour ne pas se mettre en danger. Une écoute des autres, pour comprendre quand et comment parler. Une écoute mutuelle, pour travailler ensemble.

1In Francisco Varela, « Le cerveau n’est pas un ordinateur », revue La Recherche, mensuel 308, avril 1998.

Crédit photo : « Papillon », par La Fille Renne ❤

Annexe : La propriété comme marqueur de division du genre

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On trouve dans un pan de la théorie psychanalytique une tendance à considérer un ensemble symbolique uni et à tendance universelle soutenant le psychisme humain. Les manifestations théoriques du Nom-du-Père ou du phallus dans la théorie lacanienne, héritée des années 50-60, masque mal leur appartenance à un contexte social et culturel marqué par les structures patriarcales. Elles ont certes leur pertinence en tant que marqueur d’un ordre symbolique efficient, mais déterminé socialement tout en s’érigeant comme norme et comme donné se répétant de lui-même. Cette structure est logique si l’on considère valide une identité entre genre et attribution génitale ou l’observation d’un terrain avec les conditions de sa genèse.

Or l’analyse contextuelle apporte bien sa dimension active et performative à la constitution de l’identité en réponse et en interaction constantes avec un contexte qui est bel et bien déterminé culturellement, socialement et politiquement, et surtout historiquement. La structure familiale ne peut elle-même que s’organiser par rapport à ce contexte social et politique qui l’englobe, ce qui ne prescrit pas pour autant la réponse qu’elle formule à ce contexte. La structure de la famille autant que les individu-e-s qui la composent conservent leur part active dans cette réponse tout en étant conditionné-e-s par les moyens de leur transmission (les outils conceptuels et structurels du langage), pour autant qu’elles soient en mesure d’analyser et d’évaluer les interactions qui la traversent.

Comme en témoigne Taline Oundjian, par exemple, jeune femme « française, d’origine arménienne » : « Pour la génération de Mamik [ma grand-mère], s’assimiler était un devoir, et les trois générations qui l’ont suivie se sentent avant tout françaises. Pourtant, j’ai besoin de me construire avec la part que j’ai choisie. Pas celle dictée par ma famille, par un État racisant, ou par une quelconque convention. »1 L’historienne Raphaëlle Branche rappelle également, à propos de la guerre d’Algérie et du silence des appelés français revenus d’une guerre qui ne dit pas son nom, que « D’habitude, on a l’impression qu’il s’est passé une expérience, et qu’elle produit du silence ou de la parole. Mais on ne peut pas comprendre si on se focalise sur l’expérience. Le silence est une structure relationnelle. Il faut prendre en compte beaucoup plus large, ne pas se contenter de regarder l’appelé, ce qu’il dit ou ne dit pas mais à qui il le dit, à qui il peut le dire, avec quels mots peut-il confier son expérience. Je me suis centrée sur la famille car elle est le premier lieu de transmission de l’expérience mais comme une poupée russe, cette famille est aussi dans une société. »2 On pourrait évoquer ce même silence qui « [fait] sienne la fiction selon laquelle le colonialisme a pris fin en 1962 », explique l’écrivaine Françoise Vergès pour qui « le féminisme s’est leurré sur l’existence d’un vaste territoire ‘ultramarin’ issu de la période esclavagiste et post-esclavagiste comme la présence en France de femmes racisées. Complice alors des nouvelles formes du capitalisme et de l’impérialisme, il demeure silencieux sur les nouvelles formes de colonialité et de racisme d’État dans les Outre-mer et en France. »3

Observer des dynamiques signifiantes à travers le discours d’une personne, qui se constitue alors comme sujet de sa propre expérience, ne nous permet pas d’essentialiser leur nature dans des structures immuables, surtout lorsque ces dynamiques émergent clairement en réponse à un contexte orienté politiquement, dont nous n’avons que des traces parcellaires. Le politique prescrit des conduites typiques, admises, en décourageant les prises de parole divergentes à travers des mécanismes de répression jouant à des niveaux divers (répressions physique et matériel à l’appui d’une répression symbolique comme nous l’avons vu avec Pierre Bourdieu, qui est aussi la résignation du sujet). La psychologue Céline Béguian, spécialisée dans le traumatisme, rappelle en citant Sándor Ferenczi (Confusion de la langue, 1933, Payot) que « la peur, quand elle atteint son point culminant, [oblige l’enfant] à se soumettre automatiquement à la volonté de l’agresseur, à deviner le moindre de ses désirs, à obéir en s’oubliant complètement et en s’identifiant totalement à l’agresseur. »4 Nous avons aussi vu précédemment qu’un système d’interprétation peut et émerge souvent a posteriori pour justifier des rapports de pouvoir.

Lorsque les moyens de subsistance et de survie sont en jeu, nombreuses sont les stratégies qui permettent de composer avec la force de domination qui nous soumet à son régime d’interprétation, lequel justifie ses propres actions. Nous entrons dans un régime de persuasion qui nous engage dans une relation à long-terme de subornation à la règle dominante. On oublie souvent, notamment, que dans l’idéologie « capitaliste impérialiste, suprémaciste blanche et patriarcale » (belle hooks), laquelle gouverne à peu près la totalité des moyens engagés pour la domination stratégique des territoires (et ce même lorsqu’ils concernent des États non-ocidentaux à participe du moment où ils participent d’une économie géo-politique mondialisée), la définition et la position de « l’homme » sont plus ou moins équivalentes à celles de propriété. On peut rappeler par exemple, en ce qui concerne la culture politique française, que la rédaction de la Déclaration des Droits et des Devoirs de l’Homme et du Citoyen de 1795, participant de la Constitution de la première république, tranchait radicalement avec la Déclaration des Droits de l’Homme de 1789.

Aussi, « Cette transition des droits [naturels] de l’homme vers les droits de citoyen [expression absente de la Déclaration mais explicitée dans les articles 12, 13 et 14 de la constitution] est accompagnée de la priorité accordée au droit de propriété consacrant la liberté économique et conditionnant l’exercice des droits civiques ; elle permet de sélectionner parmi les hommes ceux qui, « homme(s) de bien », « bon(s) fils, bon(s) père(s), bon(s) frère(s), bon(s) ami(s), bon(s) époux », sont des « bons citoyens » — donc non seulement aptes mais encore habilités à défendre la patrie et le gouvernement, à assurer la conservation de la propriété contre toutes les exactions du « peuple » ou contre toutes les réclamations indues des « exclus des registres civiques ». »5 Ainsi, cette Déclaration affirme que « tout citoyen doit ses services à la patrie et au maintien de la liberté, de l’égalité et de la propriété, toutes les fois que la loi l’appelle à les défendre » (art. 9 Décl. 1795, devoirs). La devise actuelle de Liberté, Égalité, Fraternité masque mal ce passage oublié mais significatif par une devise bien différente.

Avec la montée du capitalisme à l’ère industrielle, la notion d’accumulation de biens évolue aussi en fonction de la manière dont celle-ci articule force et production de travail, salaires, usage, (re)distribution et plus-value. À la fin du XIXe siècle, pour les économistes néoclassiques, « le capitalisme a eu besoin de montrer un temps qu’il produisait de la richesse, mais ce n’est plus le problème. Le problème – soulevé par Marx – est de montrer sa capacité à durer au-delà des crises, à s’auto-organiser. »6 Au début du XXe siècle, et notamment dès les années 20 aux États-Unis, des théories et outils pratiques à la résilience de ces structures du pouvoir économique et politique sont échafaudées, notamment en ce qui concerne la « manipulation de l’opinion en démocratie »7, c’est-à-dire l’assimilation de la dynamique de consommation à celles d’obéissance. Les mécanismes de hiérarchie et de pression sociale y sont clairement utilisés pour « fabriquer le consentement » des populations tout en conservant l’illusion du libre-arbitre quant au choix des objets de consommation et aux modalités de participation collective au politique (le vote).

La question de la valeur, qu’elle soit financière, matérielle, politique et/ou sociale, remplace la seule question de « l’accumulation de marchandises » décrite par le philosophe allemand Karl Marx et met les populations « laborieuses » à un tout autre travail. D’elles-mêmes, elles vont être de plus en plus invitées à générer leurs propres preuves d’obéissance dans la mesure où les processus de dématérialisation progressifs nous conduisent à produire notre propre contenu, y compris sur le champ administratif. Qui n’a pas aujourd’hui les moyens d’avoir un accès internet et une imprimante aura bien du mal à justifier les moyens de sa citoyenneté.

Aussi, pour en revenir à la question du genre dans son rapport avec le monde du travail, qu’il soit rémunéré ou gratuit, la « répartition inégale des hommes et des femmes dans les différents métiers est indissociable d’inégalités structurelles en termes de rémunération, de condition de travail et de prestige social. »8 Nous ne pouvons nous en étonner, dans la mesure où même la Déclaration constitutive de notre première république n’accordait le privilège de la citoyenneté qu’à la portion de la population payant suffisamment d’impôt (suffrage censitaire) et donc, possédant assez de fortune pour justifier de leur statut social. Si les emplois générant le plus de capital (au sens large) sont détenus majoritairement par des hommes (sous-entendus cisgenres et hétérosexuels ou assimilables car empruntant leurs codes de représentation), nous pouvons a priori définir symboliquement un « homme » par sa propriété en regard de ce même capital, lequel vient ouvrir ou refermer l’accès aux espaces de décision et d’action sur le champ politique.

D’où que lorsque dans une affaire telle que les accusations de viol sur mineur-e à l’encontre du réalisateur Roman Polanski, il y ait une si vive réaction visant à défendre « l’artiste » en le séparant de « l’homme », notamment de la part d’une portion aisée de la population française. Que ferait en effet un Roman Polanski de sa vie s’il venait à être destitué de sa position ? Quel travail serait-il autorisé à exercer ? Pourrait-il encore faire des films ? Serait-il encore autorisé à s’exprimer publiquement sur des sujets divers ? Pourrait-il enseigner ? Après avoir purgé sa peine de prison, que pourrait-il encore faire, accablé du statut de paria ? Ici, nous sommes appelé-e-s à considérer plus les nuances de la vie d’un homme, qui a déjà exposé ses visions sur le monde et bénéficié d’une tribune médiatique et à travers ses films, que la souffrance des victimes. Cette dernière, en tant que souffrance de femmes ne jouissant pas du même capital symbolique ni d’un même accès à une parole publique élaborée, devient négligeable devant le préjudice fait à la notion symbolique de propriété. Dans la mesure où haut capital équivaut à une plus grande licence d’appropriation des biens matériels et moraux, la chute d’un Roman Polanski équivaut à la chute de cette licence, qui oblige à un travail de reconfiguration.

Et c’est bien parce qu’il faudrait repenser le rapport au monde d’un éventuel Polanski déclassé, ce qu’il devrait ou pourrait faire dans une société décidée collectivement après avoir été déclaré responsable de ses actes devant la justice, c’est bien parce qu’il faudrait repenser le rapport au monde de ces personnes en-dehors des structures de pouvoir qui les protège que l’accusation est subversive et source d’une angoisse du pouvoir. L’accusation d’Alice Coffin à l’encontre de Christophe Girard est l’accusation du soutien du pouvoir politique à un pédocriminel notoire. L’accusation d’Assa Traoré est celle d’un système étatique et policier profondément raciste, issu d’une pensée coloniale et responsable de la mort de son frère Adama Traoré. L’accusation des associations étudiantes et LGBTQ+ à l’encontre des Crous de France est celle de structures institutionnelles transphobes et d’une politique de sape des organismes publics censés soutenir la diversité des chemins de vie sur tout le territoire. Enfin, l’accusation d’Adèle Haenel dans sa prise de parole à Mediapart en novembre 2019 portait bien sur un système d’abus de pouvoir qui donne licence aux violences sexuelles tout en verrouillant l’accès des victimes à la parole publique et à l’écoute. Attaquer un homme de pouvoir auteur d’un préjudice – notamment, mais aussi en tant que structure politique dont nombre de femmes participent également par leur silence, leur complicité ou leur participation active –, où que ce pouvoir se situe, de l’État à la famille et à la rue, c’est attaquer le symbole de la propriété, c’est-à-dire la licence à s’approprier un espace qui a été pensé en continuité avec une histoire du pouvoir masculin, en particulier dans nos sociétés impérialistes, suprémacistes blanches et capitalistes occidentales.

C’est de cela qu’il s’agit, pas d’une idéologie, mais d’une histoire, de son héritage, de ce que nous choisissons d’en reproduire et d’en transmettre.

1In Taline Oundjian, « Et tu viens d’où sinon ? », Women who do stuff, Numéro 2 – La Famille, 2020, p.75.

2Lire entretien à Mediapart, « Appelés en Algérie : enquête sur un silence français », 2 octobre 2020.

3Ecouter l’entretien à France Culture, « Après la décolonisation, l’histoire coloniale et raciale disparaît dans la construction du récit féministe français », 24/04/2020.

4Ibid., « Un passé qui ne passe pas », p. 36.

5In Geneviève Koubi, « La Déclaration des droits et des devoirs de l’homme et du citoyen : obligations des législateurs et devoirs des citoyens », 1795, pour une République sans révolution, dir. Roger Dupuy, PUR, 1996, pp. 143-159, paragraphe 10.

6In ouvrage collectif, Economie, Sociologie et Histoire du monde contemporain, ed. Bréal, 2016, p. 53.

7Lire Edward Bernays, Propaganda : Comment manipuler l’opinion en démocratie, ed. La Découverte, 2007 (1928).

8In ouvrage collectif, Introduction aux études sur le genre, ed. Deboeck, 2012, p. 191. Voir aussi le travail de la préhistorienne du CNRS Marylène Patou-Mathis sur l’absence de division genrée du travail durant la préhistoire (pour une brève introduction : « Non, les femmes préhistoriques ne balayaient pas les grottes » sur France Culture, 13/10/2020).

Crédit photo : « Papilon », La Fille Renne