Du vide et du manque dans les états dépressifs et mélancoliques

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A fascinating, thought-provoking text that manages to link many diverse approaches and traditions in a unique way, and encourages us to rethink our received ideas about emptiness, lack and depressive states.

Un texte fascinant, qui donne à penser et arrive à mettre en relation des approches et des traditions diverses d’une manière unique, nous encourage à repenser nos idées reçues sur le vide, le manque et les états dépressifs.

Darian Leader

Remerciement spécial à Darian pour son temps, ses retours et son soutien

Il y a une ligne parfois ténue entre un état de nos existences a priori suffisant à rencontrer les exigences du monde dans lequel nous vivons et ce que l’on pourrait qualifier de façon familière de sortie de route, lorsque cette même route est généralement considérée comme une ligne droite dont on ne saurait dévier sans conséquences. La frontière entre ce qui est entendu comme un esprit sain et la folie dépend grandement de la nature de cette ligne socialement et politiquement établie comme norme (attenant à la question des structures validistes dans nos sociétés, soit des systèmes d’organisation constitués par et pour la valorisation de certains types de corps avec les capacités et les performances auxquelles il est attendu qu’ils atteignent de façon optimale). On peut dès lors perdre de vue qu’il s’agit avant toute chose dans le champ du soin d’interroger l’endroit où se situe et où se loge une douleur et de fait, une certaine notion du vide, du manque.

À partir de ce constat, et s’il est au départ centré sur la question des états dits dépressifs et mélancoliques, ce papier s’attachera plus largement à établir un travail de redéfinition des psychoses, entendues à la fois comme catégories diagnostiques conditionnant les échanges1 et comme structures que l’on suppose opérantes. Nous cherchons alors à dresser un continuum d’interprétation entre les modes d’interaction, de représentation et de perception de soi et des autres associés à la normalité et construisant ses propres normes (à travers la question transversale du validisme), et ceux décrits généralement comme pathologiques, en ignorant souvent les facteurs structurels, intersectionnels et sociétaux intervenant dans leurs formulations.2 Ce continuum est notamment permis par une vision dite proscriptive des structures cognitives3 et sur une conception sensorimotrice des conditions d’émergence de la pensée humaine et de la structure du sujet.4 Celles-ci établissant leur stabilité relative sur un ensemble cohérent de correspondances intermédiaires entre projections imaginaires et interactions sensorimotrices avec nos environnements, la question du vide et du manque dans le champ des psychoses et a fortiori des états dépressifs et mélancoliques aurait ainsi grandement à voir avec la difficile articulation de l’appareil symbolique avec l’expérience définissant l’appréhension du réel lorsque la mémoire d’une douleur se loge de manière traumatique entre ces deux centres d’attention (notion du feedback sensorimoteur dans le travail de correspondance symbolique). Le corps chute là où justement, le symbolique et l’expérience se télescopent et où la réponse apportée par le monde des autres faillit à nous ouvrir une voie alternative – peut-être justement parce qu’elle ne peut être perçue que comme une réponse définitive et univoque venant de l’extérieur, perçue d’un bloc comme radicalement autre. Nos projections imaginaires, de fait, échouent à s’appuyer sur le soutien d’un ensemble symbolique cohérent avec la possibilité d’une éventuelle résolution, dans un champ de compréhension commun d’avec les autres, de soutien et de réconciliation. On pourrait certes établir le champ des psychoses dans la tentative de la personne de combler les failles dans ces structures intermédiaires par un recours imaginaire situé dans l’urgence, mais alors en soulignant bien là que ce serait sans doute le degré d’importance de cet écart qui rendrait progressivement impossible leur conciliation.

Nous sommes de fait des êtres de limites, en perpétuel état de dissociation avec nos corps. Nous compensons cet état de dissociation fondamental en comblant nos brefs moments d’inaction de projections imaginaires nous maintenant lié-e-s à un système de justification hérité de notre environnement familial, social et culturel mais aussi matériel, dont nous dépendons. Notre qualité de sujet est complètement conditionnée par les possibilités admises par notre agentivité, lesquelles émergent à l’intérieur de ces contextes spécifiques et orientent la question du sens. Ces mêmes contextes nous garantissent depuis notre prime enfance, dans le meilleur des cas, une forme de protection, de récurrence et de stabilité qui rendent notre avenir suffisamment prévisible pour nous y projeter à moyen ou long terme. De fait, nous nous accrochons à ces structures symboliques de protection pour nous mouvoir au travers des incertitudes de notre expérience présente.

Ces structures et leurs pratiques de représentation et de compensation des affects (culturelles, politiques, spirituelles, morales, …) constituent les bornes à l’interprétation commune des événements qui nous arrivent et nous entourent mais aussi, un système d’organisation intra-psychique de la douleur comme de contrôle relatif de nos états de plaisir. L’angoisse de la perte de contrôle sur ce qu’il adviendra de notre corps et de notre capacité d’être est largement liée au fait que nous faisons reposer la prière de voir son intégrité protégée sur un système de justification de sa valeur au sein d’un ensemble d’interprétation qui dépende majoritairement des autres et auquel nous tentons de nous adapter. Si nos angoisses existentielles tendent à avoir un fondement moral, c’est bien parce qu’il s’agit souvent de savoir si nous serions jugé-e-s comme étant une personne fondamentalement bonne ou mauvaise, pour évacuer le doute et son instabilité, selon une autorité qui nous échappe toujours puisqu’elle serait extérieure à nous-même. Cette autorité morale intériorisée (traitée dans la théorie freudienne comme le surmoi) est de cette façon la seule à avoir la légitimité de l’exercice de la violence sur soi (d’où son fondement politique, comme on l’entend en sociologie dans la lignée des travaux de Max Weber ; Pierre Bourdieu, 2012).

Or, le vivant ne connaît pas d’autre absolu que l’existence ou la non-existence des êtres et des choses telles que nous en faisons l’expérience, la mémoire traumatique à divers degrés (jusqu’aux plus fines perturbations) qui conduit aux changements et aux altérations de l’expérience des êtres vivants. Le fait même que nous générions de l’expérience, cette mémoire sensorimotrice et émotionnelle, est en fait le seul absolu dont nous puissions certifier la constance et à partir de laquelle nous interagissons. En cela, il y a un vide sémantique dans l’expérience, que nous comblons d’un système de correspondance symbolique de chacun de nos états et de chacune de nos actions, les référant aux pratiques collectives qui concernent l’interaction des corps entre eux dans les espaces que ces pratiques sanctionnent. C’est de la mémoire de ces pratiques à travers les autres dont nous héritons. Certaines nous protègent, d’autres nous heurtent et d’autres encore parmi celles censées nous protéger, nous trahissent. Tout cela ne saurait rentrer dans un seul champ binaire de ce qui est bon ou mauvais pour nous, même si comme le pensait Mélanie Klein, nous tendons à l’identifier de cette façon en tentant d’appréhender dès la prime enfance nos expériences de plaisir et de déplaisir. Il y a en effet des choses que nous tentons de garder près de nous pour mieux en tenir d’autres à distance et parfois, ces choses qui nous protègent sont précisément celles qui nous heurtent mais que nous connaissons le mieux. Elles nous offrent un relatif contrôle et une forme de prévisibilité sur ce qu’il serait susceptible de nous arriver si nous relâchions ce contrôle – ce qui est la tâche la moins aisée. Les difficultés arrivent dès lors sans doute lorsque nous ne savons plus faire autre chose que de tenter de protéger nous-même la chose qui nous heurte, de l’incorporer autant que possible comme si la douleur en était devenue la seule chose à nous définir avec certitude.

Si nous devons dans ce contexte aborder le sujet des états dépressifs et mélancoliques, nous aborderons fatalement la question critique des configurations psychotiques, qui poussent au-delà de sa propre conservation ce réflexe de préservation, de sanctuarisation de la douleur. De fait, nous aimerions commencer ce sujet en posant d’emblée une définition claire des psychoses telle qu’elle rende service autant aux thérapeutes qu’aux personnes qui en souffrent. Nous entendrons donc dans ce papier par psychose : une formation principalement réactionnaire (c’est-à-dire qui fonde un système d’organisation à partir de ce mouvement de réaction), une tentative de réponse par la personne à une douleur (Darian Leader ; 2011, 2020) située à un point de l’innommable, c’est-à-dire dans la peur ou l’angoisse d’effraction de l’autre en soi (au sens d’un-e Autre figé-e dans le trauma, lequel inclut la réorganisation symbolique autour de la mémoire traumatique) qui sanctionne l’existence du sujet au-delà des limites perçues de son image corporelle (à soi comme à l’autre confondues). Il s’agit dans ce sens d’une réponse défensive face à la menace d’annulation par l’autre de sa propre subjectivité (ne pas pouvoir ou trop « se voir dans le regard de l’autre »5, selon les termes de Donald W. Winnicott ; 1958), qui pour autant tente de maintenir la cohérence du système de vie du sujet. Le système de structuration de la subjectivité autour de la fonction de protection des autres, de survie symbolique et matérielle du sujet serait ainsi sapé par l’incapacité de clore sa propre image corporelle composite en tant que principalement dépendante de sa seule action face aux autres. Ici, toute tentative de mobilisation de cette image telle qu’elle serait censée être perçue par les autres serait entravée par la nécessité de tenir à distance ce qui dans la mémoire du corps est marqué par l’effraction de la douleur prescrite par un-e autre et non désignée par soi, formant une souffrance devant être mise sous contrôle. Le sujet doit non seulement justifier de son action parmi les autres, mais aussi justifier de cette mémoire traumatique qui excède le champ ordinaire dans l’interprétation de son engagement dans le monde, puisqu’iel y apporte quelque chose qui ne devrait pas s’y trouver – la marque du monstre, ce par quoi l’on désigne ce qui excède le prévisible réglant les interactions courantes. Les niveaux intermédiaires d’interaction qui régissent ces dernières sont à maints égards ceux qui encouragent le refoulement, c’est-à-dire la hiérarchisation de la mémoire et de son oubli relatif. De fait, quand ces niveaux intermédiaires tombent malgré ses efforts pour les maintenir, le sujet en est réduit à des solutions d’urgence en tension directe avec la provocation de changements contrariés figurée par la mémoire traumatique. Le trauma nous aliène de cette sorte, en se fixant et en se rendant inaudible, indéchiffrable et de fait, non-communicable, notamment lorsque l’on est porté-e à s’y identifier.

Aussi, la spécificité de la réponse psychotique serait que la personne tenterait malgré tout d’annuler la cause de cette douleur directement et sans médiation, c’est-à-dire de reconstruire une autre limite au-delà du corps dans le champ de la signification, sans avoir recours aux espaces de correspondance et d’allègement intermédiaires avec les autres, mais sans jamais y parvenir. Cet échec conduit la personne à constamment produire un discours et une conduite à même de tenir à distance la menace d’un effondrement psychique et la reconnaissance de sa souffrance réelle – comme cette personne dépressive qui commencerait inlassablement sa journée en déclarant d’office à son entourage qu’elle ne va pas bien et qu’elle est fatiguée, rejetant toute initiative des autres, tout en mettant en scène ses exploits et ses déceptions récurrentes dans le domaine professionnel ou familial, maintenant ainsi toute demande provenant de l’extérieur à l’écart. Dans cet exemple, la personne tenterait avant tout de se placer hors de tout risque d’être jugée comme « mauvaise », en se fournissant en préambule de tout échange les garanties d’un pardon dues à sa situation fondamentale de souffrance physique et morale. Ce qu’on ne peut pas dire, pas montrer, on peut lui aménager un espace forclos au sein duquel le contenir et dont on tente de maîtriser les frontières. La personne se met sous vide.

Il y a donc une tentative de clôture de l’image de soi dans les configurations psychotiques. L’état de tension grandissant créé entre cette construction réactionnaire et au départ temporaire (avant de se trouver renforcée par les difficultés rencontrées pour se faire entendre et comprendre auprès des autres) dans la psychose qui doit s’inventer son propre système et la source de la douleur qui ne peut être nommée générerait et maintiendrait radicalement ouvert un espace d’investissement, de projection et de tentative constante de déduction et d’interprétation pour tenter de remettre du sens.6 Celui-ci rentrait en conflit avec l’espace de la confirmation extérieure, provoquant de nouveaux chocs émotionnels dépressionnaires auxquels la personne tenterait de répondre par une mise sous contrôle. De fait, comme la personne essaye d’atteindre à l’attention et à l’écoute de l’autre dans le champ du discours que cellui-ci emploie, elle ne rencontre que l’écho de sa propre tentative de communiquer quelque chose, une expérience propre que les catégories construites du langage ne peuvent communiquer de façon littérale (effet d’entraînement interactif similaire à celui évoqué dans le concept de looping, où les catégories diagnostiques, par exemple, encouragent les personnes en souffrance à exprimer leur mal-être selon les termes attendus par ces catégories).7 Le vide laissé par la non-reconnaissance ou la reconnaissance partielle de l’autre au sein de ce système qui se clôt et se boucle sur lui-même permettrait une mise à distance avec la mémoire de la douleur, évitant sa réactivation. En même temps, il teindrait figée une image du corps parcellaire, en brèche, menacé à tout moment d’admettre l’effondrement premier de ses limites par la menace toujours présente de leur effraction et de leur négation, selon le degré et la précocité de leur enracinement dans la structure signifiante du sujet laissé sans protection autre que la sienne.

Une tentative intéressante de représentation de cette dynamique dans la culture populaire a été réalisée récemment au travers de la production Marvel WandaVision (Jac Schaeffer, 2021). Dans cette série, le personnage principal Wanda Maximoff (de son alias super-héroïque Scarlet Witch, la « Sorcière Écarlate ») fabrique littéralement un monde magique alternatif autour d’elle pour se protéger du deuil de l’être qu’elle aime. Pour se faire, elle prend en otage une ville entière et ses habitant-e-s, prenant leur contrôle de façon télépathique pour transformer leur quotidien – et le sien – en un feuilleton télévisuel rappelant les décennies successives de ce qui représenterait pour elle un âge d’or réconfortant de la télévision américaine. Si elle demeure imparfaite et binaire, cette représentation de la dépression et de la mélancolie sous un versant fantastique illustre néanmoins les ressources d’invention sollicitées par le sujet pour donner du sens à une réalité complexe, autant extérieure qu’intérieure, qui échappe à son contrôle. Cet effort laborieux de systématisation, de rationalisation et de narration autour de l’irrationnel du trauma ouvrirait au développement de stratégies de régulation de la distance et de compensation, mais de mise en mots assez dense, d’une construction d’interprétation de sa propre expérience assez compacte pour obstruer l’accès traumatique au réel (Silvia Lippi, 2019). Une grande partie de l’effort quotidien de la personne vise à parer la confrontation de ces motifs narratifs avec le monde des autres perçu comme une menace toujours possible, sans toujours trouver, malgré tout, la concordance espérée à même de résoudre d’un bloc la douleur et son origine, chose demeurant impossible sans ouvrir à une décompensation. Cette douleur conditionne l’existence de toute subjectivité plus fortement encore que la contrainte du monde des autres, forçant le sujet dans les retranchements du déni qui le recouvre.

L’effort de composition compliquée avec la capacité ou non du monde extérieur à répondre et à concorder avec la construction traumatique située dans la psychose provoquerait dans cette perspective l’émergence progressive de nouveaux points de tension et d’évitement, à la fois du côté de la douleur et de la difficulté à admettre l’irruption non-contrôlée de systèmes de réalité autres, perçus comme un seul et même bloc en confrontation avec sa propre tentative de systématisation de ses moyens de survie. On rentre dans ce sens dans une relation à un ensemble perceptif et interprétatif dans les configurations psychotiques, dont fait partie la configuration mélancolique, qui se rigidifie au fil de son usage, ancré dans son propre système de survivance et de protection. La faille, l’espace vide qui potentiellement permettrait le retour pour le moment insupportable de l’autre, qui lui permettrait de rentrer doit à tout prix être comblée par un recours imaginaire, qui signe la marque symbolique du manque – et dans la mélancolie dont il est question ici, signe la faillite de l’espoir en la fonction idéale du sujet comme garante de la protection, de l’unité et de la continuité de son image propre. Là où le travail de médiation et d’accord symbolique et effectif avec les autres permettrait de répartir la charge et de se désidentifier de sa propre douleur comme relevant de sa seule responsabilité, la rupture de lien au cœur de la structure des psychoses et notamment des formes de mélancolie, isole le sujet qui n’a plus que l’objet traumatique incorporé de force et sa permanence auquel raccrocher un peu plus encore sa survivance.

Ici, comme pour toute chose humaine, nous essayons de trouver, d’établir ou de prescrire un lien de nécessité entre des structures contingentes.

Il est d’ailleurs à noter que ce que l’on tente d’étudier ici, d’accompagner sur le versant thérapeutique mais qu’aussi nous construisons comme catégories figées d’analyse et de diagnostic, fabriquant l’objet et le cadre d’interprétation dit des structures psychotiques, est révélateur d’une impasse herméneutique. C’est-à-dire que les catégories pour se penser soi-même ou l’autre à partir de soi-même, sa propre expérience et ses propres difficultés, se confrontent au paradoxe fondamental du langage qui annule la mise en relation directe avec l’objet de l’expérience, d’être elles-mêmes des constructions qui dépendent, pour leur emploi, d’un processus d’aliénation et de médiation par la structure syntaxique du sujet comme agent. Pour dire « je », je suis obligé-e de dire tout autre chose. Aussi, tout ce qui pourra être dit ici le sera de façon purement spéculative. Le vide de sens immanent du langage auquel se confronte la tentative psychotique de donner précisément du sens là où celui-ci faillit à se justifier lui-même autrement que comme un effet du discours (le bal du signifiant dans l’interprétation lacanienne) est au cœur même de ce qui fait de nous des êtres humains. Ce qu’on essaye de discerner ici, c’est l’enracinement d’une souffrance et la croyance que peut-être, malgré tout, les mots et les images peuvent être un secours ultime là où toutes les autres formes de secours ont commencé d’apparaître inaccessibles. Nous ne pouvons qu’aider à y remettre, un peu, le sens de la médiation – pour reprendre l’expression de Hannah Arendt dans La Crise de la Culture (1968), de « naviguer dans la brèche ».

De fait, dans toute notre expérience, il y a des choses qui subissent une forme de médiation et d’autres non. La médiation par les projections imaginaires et le langage ne peuvent résoudre complètement l’emprise directe de nos expériences sensorielles et émotionnelles, comme celle de la douleur, mais seulement en temporiser la réponse. Nous sommes obligé-e-s de nous positionner face à elle, quel que soit son degré. On peut la fuir, la réprimer, la transgresser, tenter de la sublimer d’une manière ou d’une autre. La marque du trauma nous force de toutes les manières à développer des stratégies pour composer avec elle et avec la peur qui l’accompagne, jusqu’à former notre personnalité, notre identité, la manière dont nous nous impliquons dans le monde partagé avec les autres. Dans les traditions bouddhistes, le terme pāli dukkha est généralement traduit par « souffrance » ou mieux, par le caractère « insatisfaisant » de l’expérience où nulle souffrance et nul plaisir ne sauraient être permanents8 – ou selon certaines interprétations, il décrirait ce à quoi il est « difficile de faire face », ce qui est difficile à soutenir et à accepter. Dans cette perspective, la construction de l’égo se décrirait foncièrement par toutes les identifications auxquelles nous nous accrochons pour fuir la difficulté de faire face à l’impermanence, à la douleur et à la perte de l’illusion d’un contrôle total sur les choses qui nous entourent et nous arrivent, y compris sur nous-même – au vide d’un sens donné d’avance et immuable.

Notre identité se formerait ainsi par contraste et en constante interaction – d’où son effet réactionnaire –, en agglomérant dans une stabilité relative nos stratégies d’implication parmi les autres, que nous apprenons par leur contact et où la perspective d’un contrôle relatif de notre environnement par le langage se révèle aussi séduisante qu’apparemment privilégiée. Nous nous formons par l’observation et la tentative de reproduction de ces empreintes sensorimotrices. En effet, si la douleur a sa propre forme d’autorité, qui nous force à nous y rendre disponible, le champ du discours apparaît souvent comme un espace où l’on tente de la réparer, de la justifier et d’élaborer des espaces intermédiaires où distribuer nos émotions et nos angoisses de façon progressive et fractionnée. On anticipe le moment où « ça ira mieux », on apprend à échelonner notre impatience, on temporise – on « retarde la réponse » (Gerald M. Edelman, 1992).

Or, que se passe-t-il lorsque ces espaces intermédiaires de répartition de nos affects peinent à se former ou à résister aux chocs venus de l’extérieur ? Le plus compliqué quand on aborde le vécu traumatique, ses ramifications sensorielles et émotionnelles, c’est que la douleur en est un absolu de l’expérience, qui se passe d’intermédiaire et à laquelle ne peut être trouvée de médiation satisfaisante. Quel que soit son degré, elle forme un contraste, une marque, une mémoire avec et autour de laquelle nous devons apprendre à composer. Nous sommes toujours en prise directe avec l’expérience de la douleur, qui nous force à y réagir, à nous y adapter et à ré-organiser les manières dont nous abordons le monde autour de nous. Nous élaborons autour du noyau sensorimoteur et émotionnel de notre expérience une série de correspondances avec les termes du langage qui sont censés nous faire accéder à l’autre et à sa protection, conditionnant en creux l’angoisse du rejet et de l’abandon. Les formes du discours et de la conduite du corps que nous apprenons depuis l’enfance façonnent ainsi la manière dont on se positionne mentalement de façon, à la fois d’être capable de répondre efficacement aux sollicitations des autres et en même temps, d’aménager des espaces de temporisation aux angoisses nées d’un système d’évitement de la menace – entendue comme menace du rejet, de formes diverses de violence et d’annulation du soi –, c’est-à-dire de tout l’effort déployé par le sujet pour être admis et compris parmi les autres et leurs pratiques du corps, des mots et des représentations. Cependant, des fois, le langage échoue à gagner l’autre ou à garantir à l’autre de savoir comment nous répondre. Il révèle son caractère arbitraire et sa vacuité primaire.

Le champ du discours appris socialement agit aussi comme une normalisation de la menace du rejet et la prescription de sa condition. On apprend à « être seul-e en la présence des autres », pour reprendre les termes de Donald W. Winnicott, parce qu’on sait que selon toute vraisemblance, notre appel devrait être entendu et se voir répondu. En adoptant une certaine conduite du discours et du corps, même de façon superficielle et complètement dissociée de l’expérience émotionnelle et affective de la personne, on serait plus ou moins assuré-e de l’accueil et de la protection des membres de la communauté et de la société qui la pratiquent et s’y reconnaissent mutuellement. On apprend à se reconnaître soi-même à travers ce faisceau d’indices et de réponses qui concordent entre elles avec suffisamment de récurrence à notre égard – en miroir. Qu’advient-il alors lorsque, justement, le langage ne sert plus à établir une correspondance avec les autres mais une barrière avec l’autre dont la réponse ne nous permet pas de nous reconnaître, à faire contraste, coupure et séparation symbolique ? Quelle position du sujet survit à l’effondrement des espaces intermédiaires qui permettent la concordance entre le champ symbolique du discours et celui du corps, lorsque la fonction symbolique du langage tombe et que la personne ne peut plus relier les stratégies d’évitement ou de réparation de la douleur au cœur le plus intime de son expérience ? Que faire lorsque celle-ci semble radicalement exposée à l’emprise d’un regard autre, comme une mémoire condamnée à hanter le sujet de son empreinte – à la manière du poème de Sylvia Plath intitulé Daddy (1960), qui évoque la figure brutale d’un père affilié au régime nazi ?

On peut supposer que la personne a la possibilité ou non d’admettre dans l’urgence l’écart entre la capacité du langage à expliquer et à justifier la situation dans laquelle elle se trouve et sa capacité effective à réparer la douleur. Cela nécessiterait d’abord de réparer les moyens de l’aborder et de lui faire face tout en allégeant progressivement les voies pour y arriver. S’il y a effraction de l’autre au-delà de la capacité de la personne à réguler son appréhension de la situation et le contrôle relatif sur la possibilité d’y réagir, il n’y a pas de médiation ni de justification qui puisse inscrire la récurrence possible de cette effraction dans le champ symbolique autre que traumatique, dans la mesure où le symbolique a justement pour vocation à normaliser les fonctions traumatiques de l’expérience (c’est-à-dire, les marqueurs d’adaptation aux perturbations et au changement, selon des degrés divers). L’événement demeure à l’état d’image rattachée au vide de la sidération et la personne ne peut y répondre qu’en s’en dissociant et en l’expulsant dans le champ d’une mémoire imaginaire. On peut d’une certaine façon suggérer que beaucoup de cas diagnostiqués comme ayant trait aux structures psychotiques sont liés justement au fait que la personne attache désormais sa qualité de sujet à sa capacité à tenter de régler la question de la douleur immédiatement dans le champ imaginaire du langage, dans sa capacité à recréer une distance nécessaire à l’état de survie. Or, celui-ci fonctionne bien par le fractionnement et la médiation de l’expérience et de la mémoire, par sa mise sous contrôle afin d’alléger les interactions, d’où l’impasse. La position psychotique ramène le langage et la représentation mentale à leur état de paradoxe pour le corps qui tente de sortir de soi et pour cela, à sa capacité limitée de soutenir l’écart.

La personne en prise avec un positionnement psychotique peut essayer à tout prix de se passer de la confrontation avec toutes les manières dont le discours et le champ symbolique ont fractionné le sujet et aménagé la mise sous contrôle de son rapport à la douleur, cherchant l’unité, mais ont échoué à prévenir l’effraction de l’autre qui précisément, a fait faillir la fonction de barrière du sujet telle qu’il est censé la garantir. Elle pourra chercher au contraire des voies de justification par le langage et la conduite du corps qui évitent et évident le plus possible la confrontation à la présence de cet-te autre qu’on se projette de façon traumatique et qui a prescrit de façon critique la difficulté à s’exposer et en même temps à se protéger de l’imprévisible, de l’incontrôlable et de l’impermanent. Risquer la demande d’une présence face à l’autre, c’est risquer que l’autre rejette cette demande, mais aussi risquer que cet-te autre l’ignore et annule la fonction de médiation du langage. Peut-être est-ce autour de l’angoisse de ce refus, de cet abandon et de ce vide que le sujet crée le lieu du manque, en creux de la faille de la fonction symbolique du langage, que viennent combler un discours se protégeant lui-même et ses investissements, liés à la survie hypothétique et imaginaire du sujet, qui existerait dans le regard de l’autre parce que comme elle ou lui, iel parle. L’écart sans médiation se forme entre l’anticipation du vide déjà présent et son recouvrement par la structure compensée du manque, laquelle crée une tension susceptible à tout moment de s’effondrer si la personne ne maintient pas constamment l’effort de la maintenir et de traverser ses voies d’allègement, qui sont des soubresauts du corps à travers ses dépressions.

Pour approfondir notre compréhension de ce qui peut-être se joue dans la mélancolie, il faudrait rappeler que l’espace du contact affectif primaire qui fonde la sensibilité émotionnelle d’une personne s’établit lui aussi comme un champ sans médiation nécessaire, qu’il s’agisse du contact entre l’enfant et son ou ses parents nourriciers ou des marques d’affection ouvertes entre des personnes qui se connaissent suffisamment intimement pour ne plus avoir à y opposer d’abord un contrôle par le langage. Dès lors, en cas d’une distance marquée par l’autre à l’abord de ce contact qui ne serait pas expliquée par sa relation à un autre événement ou signe conduisant à une élucidation, la personne subissant ou ressentant un rejet pour lequel elle ne trouve pas de fondement intelligible va vraisemblablement tenter de se protéger, de résoudre ou de compenser l’échec de la demande primaire, censée se passer de médiation, par la production de justifications ou la tentative de gagner l’autre par-delà l’objet ou trauma qui l’aliène à soi (lequel peut courir sur plusieurs générations). Donald Winnicott décrivait ce mouvement en suggérant que l’enfant pouvait tenter de compenser un-e parent-e trop présent-e ou au contraire absent-e psychiquement en développant des stratégies de détresse et d’adaptation visant à déclencher une réaction de sa part – un « faux self ». Selon lui, cela pouvait être un terreau possible au développement futur de psychoses infantiles.

D’une certaine manière, ce qu’évoque cet exemple, c’est que l’objet autre fait soit effraction au-delà des limites de réponse du corps, soit l’objet qui aliène l’autre à soi empêche la relation. Dans un cas, cela conduirait sans doute à une sécession de la personne avec son propre corps et sa demande, lesquels ont été soumis à la volonté de l’autre, objet de l’aliénation, pour assurer sa survie psychique face au trauma de l’effraction ; dans l’autre, on aurait la tentative de résolution, de destruction ou d’appropriation de l’objet qui détourne de soi la personne objet de la demande primaire d’affection. Dans les deux cas, un objet ou une personne tierce fait effraction, s’impose et s’interpose, soit directement dans la relation à son propre corps qui empêche ensuite de considérer les autres autrement que comme des menaces potentielles, soit indirectement en corrompant la possibilité d’une relation d’attachement harmonieuse avec la ou les personnes censées la dispenser. La demande primaire d’affection bute toujours sur une médiation intrusive qui prend littéralement sa place et corrompt l’espace de la demande, compliquant la conduite de sa propre agressivité et dissolvant l’image de soi sous l’emprise de la domination de l’objet autre.

Si l’on peut suggérer qu’un tel paradigme serait central dans l’élaboration et la cristallisation des structures de relation psychotiques, dans la mélancolie, il situerait hypothétiquement l’objet perdu et corrompu à l’autre au centre de l’échec de la personne à tenter de le convaincre de revenir, d’être disponible à une demande émanant du sujet d’y accéder sans la médiation du langage. C’est cette médiation forcée par l’entremise de l’autre qui impose le sujet comme insuffisant à la base, à la racine même de toute demande, qui harcèle le sujet en lui rappelant son impuissance à gagner une chose aussi élémentaire ; d’où que la dépression et la mélancolie peuvent ouvrir à des phases de maniement emphatique et exalté du discours et des interactions sociales où la personne se donne à voir comme joyeuse et à l’aise dans une performance de soi-même comme un-e autre (selon l’expression de Paul Ricœur), en écho, s’arrachant un moment à sa propre condition, au risque de rechuter, parfois jusqu’au passage à l’acte – au-dessus du vide, sans filet. La fonction hypothétique du sujet échoue donc ici à maintenir l’autre à une distance suffisante pour pouvoir articuler la demande, obstruée par l’autre-objet qui sape les conditions premières de la subjectivité, ou à tenir le ou la destinataire de la demande suffisamment près pour que la structure agissante du sujet en effet agisse dans le but de révéler sa présence à l’autre que cette structure serait censée porter. Le sujet, privé de son agentivité qui le signifie auprès des autres ou par les autres, signe pour la personne même qui le porte le lieu du manque, c’est-à-dire que le langage perd sa fonction de résolution, de progression d’action en action et de demande en demande, pour s’abîmer dans sa tension et dans l’attente à l’autre prisonnière de sa médiation par le seul et même objet de la trahison – la faute – jusqu’à pouvoir en éprouver du ressentiment. Autre exemple dans la pop culture, dans la série Steven Universe Future (Rebecca Sugar, 2019 ; qui sert d’épilogue à la série Steven Universe, 2013-2020), le jeune Steven est maintenant adolescent et doit se confronter à un sentiment de perte de sens, alors que sa capacité à aider les autres ne lui permet plus de compenser les traumatismes subis tout au long de son enfance. Persuadé de pouvoir s’auto-suffire, il finit par mettre sa famille (au sens large) et ses ami-e-s à distance et par laisser l’amertume et la colère servir de voie d’expression de sa détresse, ce qui menace de le transformer littéralement en une créature monstrueuse avant que les autres ne réussissent à lui venir en aide.9

De fait, la dépression à l’œuvre dans la mélancolie s’articule beaucoup au sentiment de l’envie, au sens kleinien (Mélanie Klein, 1978) d’un repli sur la scission qu’impose l’objet qui contrarie la demande d’affection et implique une séparation d’avec elle (ladite position schizoïde-paranoïde). Cette même position de repli est une posture d’agrippement et de réaction compulsive à la douleur d’un renoncement imposé qui souligne, selon Pierre Fedida, que la dépression (dont celle à l’œuvre dans la mélancolie) « peut à la fois être comparée (ou même assimilée) à un travail de deuil et se concevoir comme une organisation narcissique primaire protectrice d’un deuil et défensive contre un deuil. »10 La présence du tiers objet apparaît comme un déni de la réalité même de la demande première de contact affectif, soit parce qu’il s’impose en faisant effraction, annule la possibilité d’une demande et rejette son ou sa destinataire virtuelle au-delà du corps dont la capacité de réponse est saturée par l’intrus-e ; soit parce qu’il rend l’autre indisponible en le détournant et là aussi, le ou la rejette au-delà de la portée qui permet à la personne d’exister dans son regard.

Dans tous les cas, la trahison est double : à la fois l’autre et son propre corps trahissent le sujet qui tente de s’appuyer sur eux pour formuler les conditions de son existence visible et préhensible, donnant la priorité à l’intrusion traumatique d’un fantôme – la marque et mémoire traumatique de cette intrusion. Le vide, l’écart doit ainsi se voir comblé par la formulation d’une demande qui de toute façon, renvoie le sujet à la certitude de sa faillite, parce qu’il y aura toujours entre les deux la présence de cet objet condamnant tout espoir à la ruine. C’est la capacité du sujet à formuler des espérances qui a été battue en brèche. La demande elle-même s’aliène et fait intrusion, jusqu’à devenir intolérable à la personne qui pour la rejeter, doit rejeter sa propre condition de sujet situé, à moins d’en faire le deuil sous sa forme passée.

Dans la mélancolie, le rejet de la douleur de la perte anticipée mais maintenue dans cet état de suspension tenterait de se faire dès lors tout autant sans possibilité de médiation, tout recours ayant trahi le sujet, mais en expulsant hors de soi, soit le discours dans l’investissement décrit par la manie, soit le corps qui ressent trop fort, sans support intermédiaire, cette perte. Dans la mesure où la structure du sujet se compose virtuellement dans sa relation à l’action vers un objet dans le discours, la structure du trauma, qui renverse la position du sujet qui est cette fois agi par l’objet de la relation, est prise de plein fouet dans la position mélancolique – un télescopage. De cette façon, quelque chose nous arrive à nous et continue de nous arriver sans intermédiaire. Les notions de temps sont effacées et le passé ne se résout pas dans l’action présente. En maintenant suspendue la perte de la chose dont on manque, on se soumet comme objet de sa propre douleur, dans l’espoir d’échapper à la position de sujet qui serait soumis à l’expérience du changement. On perd l’objet une seconde fois à chaque fois en tentant de le faire revenir en lui donnant une nouvelle forme, une forme à soi, une forme d’altérité de son désir de le voir vivre toujours. Le lien intime à l’objet est un lien de survivance face à l’effort apparaissant comme insurmontable de devoir défaire l’association du champ du langage et du discours à la croyance en sa capacité de résoudre ce travail de correspondance avec le corps, en apparence insuffisant à se mesurer à l’ampleur et à l’impact du trauma. Il reste là en tant que fantôme, investi comme une décharge, comme l’espoir d’une libération future de sa propre condition de corps soumis à la douleur qui terrorise la personne qui la fuit. Dans la position psychotique, ce qu’on cherche, ce serait un refuge dans une zone entre le jeu des binarités du langage (dans nos sociétés où le champ de la narration et de l’interprétation morale s’établit largement dans un cadre binaire) et l’expérience sensorielle et émotionnelle qui aurait évidé la nécessité d’établir des correspondances entre les deux, autres que celles qui semblent garantir la survivance de la position dans laquelle le sujet trouve sa justification.

On parle donc d’une projection de soi sous une forme qui serait inaltérable et qui prendrait en charge la douleur, quitte à ce que ce soit dans la faute, nous dissocierait de la perspective de son retour, dans une autre réalité qui rende la réalité commune insuffisante là où le sujet lui-même était insuffisant. Dans le cadre de schémas de narration de soi établis dans des dynamiques binaires où l’on serait soit radicalement bon-ne ou radicalement mauvais-e, soit capable soit incapable, ou encore soit désirable ou non-désirable, la peur de basculer d’un camp à l’autre motive largement la tension à se maintenir, dans son image de soi, dans le camp des justes. La douleur forclose et la douleur qui « revient dans le réel », pour emprunter les termes lacaniens, sont impossibles à reconnaître comme la même chose : la perte, dans notre réalité vécue, d’un sens à travers lequel nous aurions tenté de nous diriger, même de façon imposée par des circonstances extérieures, dès lors que surgit l’angoisse d’être destitué-e de sa position de sujet en capacité d’agir et de voir son action saluée, que l’on y soit assuré-e d’être accueilli-e de façon durable – notamment lorsque les autres échouent à nous entendre et à nous répondre. L’équilibre est toujours ardu à tenir, plus que les situations de disruption, qui apportent au moins la certitude d’un front d’opposition binaire et figé.

De fait, dans le champ de la mélancolie, nous nous imposons à nous-même une subjectivité entière qui soit dévouée à la stabilité de la relation à l’objet fantôme et magique qui, malgré tout, nous accueillerait dans notre singularité, même une singularité de douleur et d’insuffisance, de faute, et auquel nous pouvons nous soumettre sans risquer notre position d’agent-e dans le discours. Tout le conditionnement mental de notre position de sujet tend en effet à maintenir, notamment à travers notre flux de pensée et de représentation, cette capacité à agir et à répondre aux situations qui se présentent à nous à reproduire selon les modalités attendues par les normes d’interaction, de conduite et de représentation de soi en vigueur dans leur contexte social et culturel. L’angoisse d’invalidation de cette qualité de sujet peut être suffisante pour refuser de risquer l’intégrité de sa propre subjectivité et la replier dans une configuration où, étant soi-même éternellement l’objet d’une douleur et d’une faute qui ne seraient pas soumises au changement, nous serions dispensé-e-s de risquer la faillite de la raison suffisante que nous aurions d’avoir mal. Serait-elle susceptible d’ouvrir à l’acceptation de la personne au-delà de sa condition de sujet du discours, du moins tel que nous le concevons dans nos sociétés occidentales ?

Il y a une tension entre le monde des autres et un monde autre aux frontières abolies, dont le conflit génère la culpabilité de ne pouvoir céder l’un pour l’autre, au risque d’admettre justement cette raison motivée par la douleur – un deuil.

Mais il y a deux côtés dans le travail de correspondance symbolique, qui forment l’écart dont il est question. On peut assez aisément comprendre cette problématique en l’observant du point de vue sensorimoteur. Une majeure partie de notre activité symbolique consiste à maintenir cette correspondance entre projections imaginaires et le retour à l’expérience sensorielle et émotionnelle, au corps. Nous conditionnons de cette manière et progressivement depuis nos premiers apprentissages infantiles notre capacité à répondre à la présence des autres sur le plan du langage et de la représentation. Que se passe-t-il alors si à un moment donné, l’empreinte sensorielle de mon expérience me confronte à une situation d’impossibilité ? C’est le propre de l’expérience traumatique, la perception sensorielle de l’événement et la réponse se confondent. Je suis agi-e par ce qui m’arrive, comme dans les phénomènes d’hallucination. Et qu’advient-il si la relation à cette effraction vient à s’étirer ou à se répéter, que ce soit dans le réel ou à travers le retour de la mémoire d’une forme de violence, qui ouvre une brèche dans la perception que la personne a des limites possibles de son corps ? C’est sans doute là que les choses se jouent parce que s’il est possible de sortir, de se projeter hors de soi de façon imaginaire ou sensorielle, il est plus difficile de revenir à soi avec la certitude de pouvoir fermer la boucle entre le dedans et le dehors, de pouvoir à la fois s’exposer et se protéger en retour.

Le trauma et la mémoire traumatique, dans ce sens, ne sont pas tant à prendre comme une seule expérience d’un ou de plusieurs actes de violence, mais la violence vient de l’impossibilité et de l’échec à séparer le caractère fini et circonscrit du moment traumatique de sa réactualisation par la mémoire. C’est un phénomène bien connu des personnes victimes de violences à caractère systémique et transgénérationnel, comme le montre brillamment la série Reservation Dogs (Sterlin Harjo, 2021). Celle-ci prend place dans une réserve de personnes Indigènes Nord Américaines en Oklahoma et fait le portrait d’un groupe de jeunes gens las de l’enfermement, tiraillés entre le besoin de s’échapper et les liens forts qui les lient à leur communauté. Dans ce genre de contexte où la violence dépasse le seul cadre individuel et interpersonnel mais touche à son institutionnalisation et à sa systématisation, la certitude d’un retour de cette violence dans le réel affecte durablement la manière de se projeter dans l’avenir. La psychiatre et essayiste martiniquais Frantz Fanon avait d’ailleurs abondamment analysé l’impact des systèmes de colonisation sur le psychisme des colonisé-e-s autant que des colonisateurs-rices, dans la lignée des travaux sur la double conscience initiés par W. E. B. Du Bois aux États-Unis.11

Le moment d’aliénation du trauma, c’est-à-dire la zone de contact entre soi et autre que soi, est un moment dont on peut ou pas revenir, selon des circonstances variables, dont participent largement les facteurs systémiques. Notamment, il peut être difficile d’en revenir si l’ordre symbolique dans lequel évolue la personne n’établit pas les limites qui permettrait de comprendre et d’acter cette séparation, lorsque les autres ne font plus sens pour soi ou imposent un sens intolérable. Par exemple, tout ce qui est culturellement ou dans le contexte familial de l’ordre de l’implicite et du non-dit peut participer d’une difficulté, voire d’une impossibilité à clore la tension et la vigilance vis-à-vis de l’anticipation et de la croyance que l’autre peut revenir, de circonscrire sa projection et cette mémoire pour pouvoir revenir à soi. Dans les psychoses, l’autre ne nous voit pas, ne nous reconnaît pas et nous ne pouvons pas nous reconnaître dans son regard. L’autre fait l’économie des limites et fait effraction en ligne direct avec la zone vitale de notre corps perçu. Le langage ne fait plus office de médiation et d’établissement mutuel de limites avec l’autre. Dès lors, on tente en dernier recours de faire bouger la limite chez l’autre, de l’animer par le biais de la projection imaginaire que permettent la parole et la représentation, d’organiser l’expérience absolue et non-organisée du champ traumatique pour lui-même. C’est ce que Donald W. Winnicott analysait sous l’angle du développement du « faux self » et que Silvia Lippi aborde dans la mélancolie sous l’angle de la vitesse dans la mélancolie, comme une manière de chercher l’état-limite du corps où il n’aurait plus d’obligation de revenir à lui-même, notamment dans la manie.

Ce qui apparaît dans les psychoses, c’est la dimension concrète, palpable de la menace de désintégration de la limite du corps. Le champ symbolique devient non plus un champ de correspondance, mais un champ de manifestation de la réalité. Ce n’est pas tant le retour au corps et à l’expérience qui prime, mais la mise à distance de la menace. De cette manière aussi, la certitude que la chose peut revenir à tout moment pousse l’individu-e à élaborer une explication du réel à partir de cette anticipation, et ce de façon d’autant plus forte que l’environnement social, culturel et familial échouent à élaborer une réponse fiable à une question ou à une demande qui peuvent être impossible à formuler, parce qu’on ne met pas une douleur comme ça sur la table sans provoquer et perturber le courant régulier et « normal » des choses. Est-ce que, en effet, la réalité commune, ou communément admise comme la plus pratique d’emploi dans les contraintes imposées dans nos sociétés, aurait, dans l’esprit de la personne ou de façon effective, les moyens de répondre à ce qui relève de l’extraordinaire, laissant la personne se vivre dans le dénuement ?

Par ailleurs, il apparaît que les autres personnes qui nous entourent semblent nous prendre comme un objet fini, comme un tout bien clos sur lui-même – autre incompréhension traumatique –, qui peut ne pas refléter l’état d’indéfinition où l’on se trouve. Ces parties du « tout » faussé auquel on ne peut répondre s’évident alors ailleurs. La structure des psychoses cherche des histoires alternatives qu’elle prend pour plus proches et plus réelles mais surtout, pour sauver le corps de son impossible conformité. Et l’effraction de l’autre marque aussi la difficulté suivante d’être complètement sûr-e de son jugement sur la réalité de son propre corps.

Si le travail de correspondance symbolique nous pousse à vérifier que le jugement rendu par notre projection imaginaire correspond suffisamment à la réalité perçue, il apparaît que dans une configuration psychotique, ce temps de vérification est plus difficile, parce que c’est avant tout l’autre de la mémoire traumatique qui décide, qui identifie, qui ferme la limite. Une différence possible qu’on peut établir entre la mélancolie et d’autres formulations des configurations psychotiques, par exemple, c’est que dans la mélancolie, cet autre serait a priori absent. En s’absentant, iel laisse une place vide mais aussi, l’impossibilité de poser la limite à l’évidement à son endroit, de clore et de circonscrire ce qui reste de soi ou de l’autre. Aussi, la marque de la faute, de la culpabilité, peut aisément se comprendre comme un lien de dette qui explique, compense et maintienne une justification possible, qui permette de remplir de signification la béance, le vide sémantique et réel. La personne tente de combler à défaut de fermer, émet des projections sans pouvoir établir de correspondance avec le réel. Elle ne peut établir de correspondance qu’entre des ensembles symboliques depuis longtemps abstraits et autonomisés par rapport à la vérification et à la clôture de l’expérience, en boucle avec les termes de l’interprétation laissant l’essentiel hors de portée. Là-dessus, les travaux de Denis Vasse (1999) sur la question de l’image du corps et celui de Silvia Lippi sur celle de la butée de la personne par rapport au rythme qu’elle tente de donner à son discours et à ses élaborations symboliques abstraites sont éclairants. De la même manière que l’approche encouragée par Darian Leader sur le sujet, ils permettent d’aborder la position et l’expérience des personnes en proie aux psychoses à partir de leurs propres efforts pour apporter une réponse à l’angoisse d’effondrement et de se venir en aide à elles-mêmes. Si la personne psychotique s’accroche de façon désespérée à sa capacité à fabriquer, sinon du sens, du moins une direction à travers le langage et une certaine conduite du corps, c’est parce que le retour au corps et la possibilité d’y faire rentrer la mémoire traumatique est contrariée. Le réel, dont les autres, nous accapare en requérant une justification impossible à formuler.

Cette mémoire qui fait effraction, cette relation à la douleur a en effet été objectifiée et projetée vers le dehors. Mais aussi, tout ce qui peut s’y rapporter a été et continue d’être projeté vers le dehors, là où l’autre devrait se trouver et pourrait être résolu-e. Le réseau de sens est polarisé vers l’objectification de cette mémoire traumatique impossible à sceller (terme freudien de la forclusion). Dès lors, cet objet peut être identifié à d’autres objets de mémoire ou à des objets empiriques qui font fonction de support du manque. La question de la faute et de la culpabilité dans la mélancolie externalise l’objet du trauma sous la forme d’un contrat, celui de se plier à la justification de la faute à tout prix, tenant l’autre à distance, dans l’attente d’une résolution impossible. De manière générale, un grand nombre de relations psychotiques tendraient à s’exprimer sous la formulation du contrat avec le réel, auquel la personne dans une configuration psychotique demande de s’accommoder aux mesures de compensation qu’elle lui impose à ses propres frais. Une fois ce contrat scellé, il servira de promesse, puisque on s’était mis d’accord. La personne en proie à la psychose a en effet besoin de recréer en face d’elle une forme de subjectivité, qui engage la responsabilité de l’autre, dans le sens que la personne donne à son expérience et à ses actes engagés. « Le réel me contrarie et pourtant, on avait ou on aurait dit que. » La psychose trouve et crée des enclaves dans les non-dits, dans les silences, dans les brèches au milieu desquels l’absence de clôture ou ses failles quant à l’image que la personne a de son propre corps tentent de recréer des voies d’investissement et de déduction, sans jamais risquer la confirmation. Parce que nous sommes constamment en train de maintenir ce conditionnement à la réponse et à la correspondance, qui opère en tension avec l’expérience ou en tension avec une mémoire autre, le glissement vers la psychose n’est ici qu’une affaire d’écart où les réponses données ne trouvent que rarement de correspondance avec le monde des autres – celui-ci, aussi, échoue.

Petit à petit, il apparaît que c’est le mode de relation à l’objet traumatique, dont le manque est recouvert de signification, qui tient l’écart entre l’élaboration d’un réseau de correspondances intra-symboliques de défense et la mise en suspension du corps qui attend un retour sur projection. D’où la fragmentation de l’image du corps, vers lequel l’investissement imaginaire peut devenir minimal. La personne psychotique, en quelque sorte, construit un miroir qui ne peut pas refléter son visage. De là, on peut facilement se représenter la dépression du corps qui ne voit pas de réponse à la mise en suspension de certaines de ses motions sensorimotrices à l’endroit où la projection intra-symbolique émet un vide à la possibilité de les exprimer. Les capacités imaginaires et la mémoire sensorimotrice constamment générées en interaction avec notre environnement fonctionnant à partir du même endroit, des mêmes réseaux primaires de neurones (Gerald M. Edelman, 1992), le sur-investissement du champ symbolique pour lui-même distendu du mouvement de vérification et de retour à l’expérience pourrait saturer la capacité mentale de la personne à se reconnaître elle-même comme sujet de sa propre expérience. Dans les états mélancoliques, ce n’est pas tant que la personne manque de l’objet, mais que l’objet sert de supplétif à ce que la personne est conduite à se manquer elle-même. Il faut imaginer la douleur d’avoir tellement intériorisé que ce qui n’avait pas de nom était une menace qu’exister soi-même à l’extérieur de la zone de contrôle autorisée par la seule certitude de l’effraction devient impossible, parce que la tentative de s’exposer à l’autre tout en s’en protégeant rompt la communication. La structure même du sujet nécessite ces deux temps distincts de sortie de soi et de retour, et non leur simultanéité.

Lorsque je dis « je », je dis « je » pour que l’autre le comprenne. J’en fais un objet extérieur d’expression de mon expérience, sensorielle et émotionnelle, alors même que celle-ci n’est pas communicable littéralement à l’autre, par aucun moyen. Mais si je crois, si je suis persuadé-e que l’autre a accès à cette expérience sans médiation aucune, dire « je », c’est donner quelque chose qui lui appartienne déjà. Cette difficulté à séparer l’émetteur-rice du ou de la destinataire de la projection symbolique dans le champ de la psychose est vraiment ce qui pousse la personne qui s’y confronte à tenter de stabiliser ce qui se passe de paradoxal au niveau du langage. Car, il s’y passe quelque chose, qui fait sens, objet d’apparence concrète. Toute notre existence sociale et intime est régulée et réglée par des conventions symboliques qui passent par le langage et le discours, soit des objets imaginaires. Donc, quelque chose s’y passe, et dans notre flux de pensée, quelque chose s’y passe souvent à l’insu de notre plein contrôle. Et, dans le cas des psychoses, quelque chose se passe qu’on ne peut même pas investir soi-même, potentiellement une action ou une chose que nous pourrions dire dans telle ou telle circonstance, même imaginaire. C’est cette dislocation de l’agentivité de la personne en prise avec une situation psychotique, non plus seulement par rapport à son environnement mais par rapport à l’intégrité de son propre corps qui crée le vide – lequel, s’il peut être compris comme un espace nécessaire entre projection imaginaire et expérience sensorimotrice –, fait ici sécession avec la structure de sens et le système de réalité du sujet en prise avec les termes de la description du réel. Quelque chose se passe au niveau du langage qui semble faire évidence pour les autres que soi mais qui ici, ne fait pas sens et qui isole le sujet de la possibilité d’une reconnaissance de sa demande d’explication et de dialogue qui lui parle dans la singularité de son expérience traumatique.

La culpabilité, l’absence, le manque, ce sont des moyens liminaires et minimaux pour justifier et légitimer l’angoisse de désintégration auprès des autres. En cédant un discours sur ces objets, on donne quelque chose que les autres puissent entendre et prendre comme objet et comme sujet au même titre qu’un « je ». Si l’autre touchait à la douleur, iel toucherait à la fois à la douleur comme symptôme et comme raison d’existence du sujet, dans la mesure où le sujet est agi par sa relation à l’autre du trauma. Toucher à soi, c’est toucher à l’autre qui devrait entendre. Le rapport aux émotions est régi par la relation à une altérité toute-puissante. L’état exalté décrit comme celui des phases de manie et son contrepoint dans l’effondrement semblent toujours tenter de créer un espace de vide entre soi et l’effraction et ce qui semble être en jeu, c’est l’intégrité du système intra-symbolique entier du sujet dans sa confrontation au système symbolique déplacé par les autres – et qui l’aliène progressivement à son tour. Le mouvement des autres, le changement, l’impermanence se confrontent à la rigidification d’un système autonome entier articulé autour de l’impossibilité de comprendre sa douleur, de s’en saisir. La seule médiation durable de la douleur, c’est accepter le changement, accepter sa propre altérité, le vide de sens donné en soi sinon le caractère irréductible de l’expérience. On ne peut accepter de changer, d’être non-figé-e, lorsque l’on a une raison de se manifester à soi-même qui semble nous identifier pour toujours à la promesse d’un effondrement. D’où peut-être, dans la mélancolie, la fonction du manque : le manque nous tient à ce qui devrait être là, qui pourrait surgir à tout moment, un lien de dette où c’est nous qui manquons à l’appel – c’est là la chose que nous pouvons contrôler.

Bibliographie :

  • Pierre Bourdieu, Sur l’Etat – Cours au Collège de France 1989 – 1992, Seuil, 2012.
  • Robert Cluley, « Introduction to Erving Goffman », ResearchGate, novemebre 2020, https://www.researchgate.net/publication/345245411_Introduction_to_Erving_Goffman
  • Gerald M. Edelman, Biologie de la conscience, Odile Jacob, 1992.
  • Frantz Fanon, Écrits sur l’aliénation et la liberté, La Découverte, 2015.
  • Pierre Fedida, L’absence, Gallimard, 1978.
  • Camara Phyllis Jones, « Levels of Racism : A Theoric Framework and a Gardener’s Tale », American Journal of Public Health, August 2000, Vol. 90, n°8, pp. 1212-1215, https://www.health.state.mn.us/communities/practice/resources/equitylibrary/docs/jones-allegories.pdf
  • Mélanie Klein, Envie et gratitude, Gallimard, 1978.
  • Darian Leader, La jouissance, vraiment ?, Stilus, 2020.
  • Darian Leader, Qu’est-ce que la folie ?, Stilus, 2017.
  • Silvia Lippi, Rythme et mélancolie, Erès, 2019.
  • Mirion Malle, C’est comme ça que je disparais, La ville brûle, 2020.
  • Sylvia Plath, “Daddy” from Collected Poems. 1960, 1965, 1971, 1981 by the Estate of Sylvia Plath, https://www.poetryfoundation.org/poems/48999/daddy-56d22aafa45b2 .
  • Paul Ricœur, Écrits et conférence 2 : Herméneutique, Seuil, 2010.
  • Abigail Thorne, « I Emailed My Doctor 133 Times: The Crisis In the British Healthcare System », Philosophy Tube, novembre 2022, https://www.youtube.com/watch?v=v1eWIshUzr8 .
  • Francisco Varela, Evan Thompson & Eleanor Rosch, L’inscription corporelle de l’esprit, Seuil, 1993.
  • Denis Vasse, L’ombilic et la voix. Deux enfants en analyse, Seuil, 1999.
  • Donald W. Winnicott, La capacité d’être seul, Payot, 2012 (1958).
  • https://threeparadoxes.com/

1On peut questionner le concept de looping développé par le sociologue Erving Goffman. Pour une introduction à son travail, lire Robert Cluley, « Introduction to Erving Goffman », ResearchGate, novemebre 2020, https://www.researchgate.net/publication/345245411_Introduction_to_Erving_Goffman .

2Par exemple, l’impact du racisme sur les souffrances psychiques et l’accès au soin des personnes racialisées, comme l’indique Camara Phyllis Jones, médecin et épidémiologue américaine, dans « Levels of Racism : A Theoric Framework and a Gardener’s Tale », https://www.health.state.mn.us/communities/practice/resources/equitylibrary/docs/jones-allegories.pdf

3Nous entendrons ici par sujet la structure symbolique, sémantique et réflexive qui permet à la personne de se penser elle-même. Elle n’est pas nécessaire à la vie du corps, comme nous le montrent des pratiques et des éthiques d’investissement minimal de sa fonction comme au sein des pratiques bouddhiques (notamment des premiers textes), mais elle permet de nous maintenir constamment conscient-e des liens de dette et d’obligation qui nous relient aux autres et que nous intériorisons dès le plus jeune âge. En cela, la structure du sujet se construit par un jeu de mémoires inter-personnelles et transgénérationnelles, aux conditionnements culturels, sociaux et politiques. Elle s’enracine et est mobilisée au travers des capacités de génération imaginaire de ces mêmes mémoires, abstraites de leur encrage sensorimoteur et émotionnel premier, pour formuler les structures de l’agentivité propres au champ du discours, des représentations et de l’interprétation qui conditionnent l’action (Paul Ricœur, 2010). En cela, la structure du sujet a pour première fonction de nous retenir d’activer les réponses spontanées à nos environnements d’interaction et d’exercer un contrôle relatif sur ces dernières, de façon conditionnée vis-à-vis des règles de conduite préférentielles apprises progressivement et de façon souvent inégale au cours de notre expérience sociale et familiale.

La subjectivité primaire (celle de l’expérience et de la génération constante de mémoire sensorimotrice en interaction avec nos environnements perçus) commune à l’ensemble des espèces animales (F. Varela, E. Thompson & E. Rosch, 1993) est ici externalisée et objectifiée dans une structure subjective secondaire bouclée sur elle-même (Gerald M. Edelman, 1992). L’apprentissage et le conditionnement aux limites vis-à-vis des actes proscrits (notamment, a minima le respect mutuel dû à l’intégrité physique et psychique des individu-e-s) est toutefois dans la plupart des sociétés humaines doublé d’un système de justification ou de non-justification de ces limites au travers de conduites prescrites (dans des systèmes prescriptifs comme celui de l’ordre moral et sa hiérarchisation). C’est lorsque la prescription des limitations excède la possibilité de les justifier de façon intelligible et sensible, qui concorde avec la possibilité d’une auto-détermination au sein de sa propre expérience, que l’individu-e va tenter de combler les lacunes et les failles, sur le plan de l’investigation réelle ou symbolique, pour chercher le sens à donner aux choses – jusqu’au point-limite où la correspondance avec le système de la dette morale avec les autres, qui a autorité sur tout jugement de réalité (d’une réalité consensuelle et fonctionnelle), n’est plus possible. La structure du sujet atteindrait ainsi ses limites dans sa capacité à trouver de façon suffisamment équilibrée des points de correspondance intermédiaires avec le ou les systèmes de réalité pratiqués par les autres, notamment lorsque leur prescription exclut des modes de relation à son propre corps ainsi qu’aux corps autres qui en diffèrent. D’une manière ou d’une autre, l’individu-e tente de garder une forme de souveraineté sur sa propre existence.

4Lire plus sur la théorie du paradoxe sensorimoteur sur https://threeparadoxes.com/ .

5Ne pas pouvoir se voir ou trop se voir / ne voir que soi dans le regard de l’autre seraient probablement deux aspects ou deux expressions d’une même expérience, dans le sens où l’effort pour gagner l’autre par des moyens qui semblent lui convenir, en essayant de s’adapter à ses réponses, laisserait le sujet face à ses propres tentatives en cas d’échec à communiquer la chose qui lui importe.

6S’il y a d’ailleurs dans tout un pan de la psychanalyse une assimilation des fondements de l’expérience des personnes autistes à ces configurations, on peut y opposer que cette tentative de clôture n’apparaîtrait pas dans l’expérience autistique comme une nécessité première, même si elle est souvent forcée par l’environnement extérieur. La structure subjective peut demeurer ouverte et plus lâche par rapport aux normes d’interaction usuelles, dites neurotypiques dans le champ d’analyse anti-validiste. C’est justement la tentative de clore malgré tout l’image corporelle en y intégrant l’effraction de l’objet autre qui crée la situation d’impossibilité, la tension et le caractère paradoxal des configurations psychotiques. Cela n’empêche pas que des personnes autistes puissent se retrouver dans ces configurations, notamment sous l’emprise de ces mêmes normes neurotypiques qui enjoignent les individu-e-s à souscrire à des modes de subjectivité et d’interaction prescrites de façon univoque et externe à la situation singulière de sujet.

7Ce même phénomène intervient pour ce qui est des stéréotypes de genre, comme dans le contrôle médical des transitions de genre, comme l’explique Abigail Thorne dans sa vidéo YouTube « I Emailed My Doctor 133 Times: The Crisis In the British Healthcare System », Philosophy Tube, novembre 2022, https://www.youtube.com/watch?v=v1eWIshUzr8 .

8Sur tous les sujets liés au bouddhisme des premiers textes, vous pouvez vous référer aux cours de Doug Smith sur The Online Dharma Institute, ou sur la chaîne YouTube Doug’s Dharma (en anglais).

9La question de la difficulté à entamer un dialogue qui touche à la chose douloureuse avec les autres est aussi bien illustrée par la bande-dessinée de Mirion Malle, C’est comme ça que je disparais, ed. La ville brûle, 2020.

10in Pierre Fedida, L’absence, ed. Gallimard, coll. Folio essais, 1978, p. 121.

11Lire Frantz Fanon, Écrits sur l’aliénation et la liberté, ed. La Découverte, 2015. C’est la même raison pour laquelle la majeure partie des mouvements activistes handis luttent pour une déségrégation des espaces publics et privés, la ségrégation opérée par les système validistes et sanistes au nom du maintien d’un certain ordre social privilégié étant un frein fondamental à l’autonomie et à l’auto-détermination des personnes handicapées et psychiatrisées ; mais aussi génère sa propre violence et ses propres symptômes.

Crédit : « Moth », La Fille Renne ❤

About the unconscious

The idea of the unconscious is a construction, a representation born of the idea of the repressed, as elaborated by Sigmund Freud in the early days of psychoanalysis. Freud elaborated his representations of the psychic apparatus as the first topic – being the unconscious, the preconscious and the conscious – around the year 1900, and the second topic – the id, the I and the superego – around 1923. Though there is an explicit connection in his work between what is proscribed and repressed to the mind into the unconscious and the matter of the body, this representation remains structured by a classical and binary view on the mind vs. the body – albeit Freud’s take on the theory of pulsions. Such a view still takes the mind as a closed system that somehow filters what can or cannot be expressed and assimilated to the structure of the self within a certain context. Whether we like it or not, speaking of an unconscious – rather than reflecting upon what remains unconscious as, unexpressed or unrepresented – essentialises the mental space where it is all supposed to take place, whatever we might think of it or do about it.

In the work that we are doing here, we suggested that the very capacity of our species to develop imagination and thoughts might have originated from a sensorimotor paradox, rooted in the very functioning of the body, its neural network and constant feedback with the individuals’ environment of interaction. In this case, mental images, symbolic relations and thoughts as mere simulations of sensorimotor memory would compose a whole that could not easily be told apart, as they are all intricated into one living, sensory and emotional experience. What can be tested by our direct experience is that we are constantly in control over what we can do or express or not. Necessarily, that control will inhibit what we forbid ourselves even to think of. What remains unconscious is simply what is forbidden and discarted from mental representation in our very constant relation with our cultural and social milieu.

As a consequence, of course, it impacts our conduct, our daily interactions, our experiences, creating new memories and especially, traumatic ones that will, in their turn, generate new points of control over what we allow ourselves to express, feel and think or not. To talk about an unconscious, it seems, would allow us to continue a process of disembodiement of that motion of control, that in fact occurs in this constant interaction with our surroundings from the moment that we are told how to do or not to do or think, encouraged to do some and discouraged to do others. Then, if we cannot understand and connect with our own agency why things are, should or should not be forbidden, of course, it will remain a traumatic inscription that cannot be told, because it cannot be talked about without facing an unsolvable conflict. If we cannot ask to understand something, we cannot let it out, make it something other than ourselves and consider it in common rather than identifying with it.

The very reification of the unconscious pertains to a feeling of control over what we think of our minds and bodies and what comes to us, without necessarily having to contextualise all that makes us a thinking body. That may be what we are going to do in this space for reflection.

Re-learning trauma

As we may have seen earlier, memory being constantly re-generated, re-created and re-directed through sensorimotricity, the uses of symbolic memory select those patterns and structures which it maintains. Those are useful, notably, to social interactions and protection. Moreover, trauma helps or forces us to occupy spaces of interaction that would be likely to keep us safe, or safer than other ways. But one thing that we can learn from the scales in which short-, middle- and long-term memory generate and sustain useful patterns to sensorimotricity and imagination, is that we never learn anything once. What we learn is constantly re-learnt, because memory is never fixed, it is either sustained directly or it is indirectly.

The indirect way is the one of trauma, that builds up around the memory of pain – either slight or large – others ways of interacting with what surrounds us. As we are invited to learn and sustain what is presented to us as viable ways to do so, first by our parent-s or caretaker-s, we all have our own ways of measuring the distance between anticipated and unanticipated trauma. That is, between one that is explained in a way or another by the teaching of social patterns and meaning, and the other that is not and then fully in the charge of the individual themselves – often kept secret.

What we mean to address here is that hopefully, either the one or the other has to constantly be re-learnt and redefined. We constantly have the choice to do so, unless the trauma built around the memory of the wound is too deeply rooted to the ways that we had to find to keep ourselves safe. The way that trauma is anticipated, for example when we teach children to mind danger, can create and elude another kind of trauma that isn’t cleared out to be heard. That is the case in rape culture, when we notably teach little and young girls to mind their behaviour and appearance so not to attract sexual aggressors – the responsability becomes theirs to make aggression not happen. That is also the case with racialised people teaching their kids to mind their conduct so it would not raise racist interpretation, tainting their behaviour with prejudice due to the colour of their skin, more likely to be dehumanised and disposable – the responsability becomes theirs to bear the charge of anticipating racism. The same goes on with other kinds of discrimination based on class, race, gender, sexuality or ability.

But the world of memory is more mobile than we think and the relation to aggression, its memory and the persistance of potential re-enactment can also be redefined. Trauma builds up around the wound, that leaves the mark of the object that is the source of the aggression, which we would try to avoid further on. What is important to understand, to all people who experienced trauma, is that the source of the aggression, the aggressor-s cast aggression on you. The aggression and its contact is the object that makes the memory. Even the face of one aggressor becomes an abstract image and situations of domination are ones where the person-s that cast it use it as a mean of torture – as they can use it again and wield the power on you to do so. But, the object of aggression doesn’t belong to them, it belongs to you, for you create a memory. You can, hopefully, untie it from the person-s that believe they can cast it and submit your identity to this tie. Yet, ultimately, that is you that have the power to situate this memory in your body and not theirs.

The most difficult thing is to abstract the object of the wound from the threat of its re-enactment. As you re-learn everything that you do and know at every moment, for you are one body based on sensorimotricity, you can re-learn and re-direct this object as something that is fully yours to remember, to situate in your life, your past, your present, and define. No one else can define it for you feel it, and the other should be powerless to own that, unless you let them.

That is my call to you : once the thorn is out of your skin, it is no longer what sustains the pain that it might have provoked. This pain belongs to you and you only. And you might want to choose where it will take you.

Écoute, trauma, validisme et psychophobie

TW : violences intrafamiliales, pédocriminalité, inceste

À la suite de travaux militants sur des thématiques diverses comme le validisme et les questions queer (voir @austistequeer_le_docu par Delphine Montera et @tas_pas_lair_autiste par Evan) ou la pédocriminalité et les violences intrafamiliales et intracommunautaires (« Ou peut-être une nuit » de Charlotte Pudlowski chez Louie Média, « La fille sur le canapé » d’Axelle Jah Njiké chez Nouvelles Écoutes), nous avons décidé d’aborder la question du trauma sous l’angle politique du traumatisme comme valeur sociale. Dans quelle mesure la parole des personnes victimes de violences peut être dénigrée sous le seul prétexte que le traumatisme altèrerait leur jugement ? Quelle hiérarchie dans le rapport au discours et à la vérité cela suppose-t-il ? Dans quelle mesure la prescription d’une violence et d’un choc traumatiques peut être une arme politique et comment analyser la parole des victimes en ce sens ?

Un des fondements de la théorie du paradoxe sensorimoteur repose sur la généralisation du trauma. On y définit le trauma par tout ce qui marque l’altérité et laisse son empreinte sur sa perception du monde. On y intègre ainsi autant les chocs et rencontres violentes que la plus infime impression sensorielle, dont la marque oblige l’organisme à revoir ses stratégies, à se réorganiser et à s’adapter à cette reconfiguration du monde perçu (ce qu’en philosophie on désigne par le concept d’événement, comme l’explique Étienne Bimbenet, dans L’animal que je ne suis plus, 2011). Le trauma et son élaboration se font ainsi autour de la mémoire traumatique, du contact avec autre, laquelle est inaccessible sans réactiver le lieu d’une mémoire émotionnelle et sensorielle souvent difficile à supporter et à soutenir. Le moment de contact lui-même, dans son intensité, est difficile à se formuler à sa propre remémoration. Il fait partie du champ de l’indicible et ne peut ainsi faire l’objet que d’un contournement, d’une paraphrase, le flou. On parlera, par exemple, de « partie intime » pour parler du sexe, où la pudeur cache mal une gêne plus profonde.

Il n’y a pas de saut catastrophique

Nous pouvons reprendre les termes du neurobiologiste chilien Francisco Varela, chez qui nous avons déjà puisé nombre d’outils conceptuels, à propos de l’évolution des espèces.1 Selon lui, il n’y aurait pas de « saut catastrophique » entre les modalités d’expérience d’un gorille ou d’un chien, par exemple, et la nôtre. Toustes trois possédons une expérience riche dont la mémoire constitue nos modalités d’interaction avec notre monde perçu de façon singulière. Cela est dû à la vision de l’évolution qu’il propose, avec Evan Thompson et Eleanor Rosch, dans l’ouvrage collectif L’inscription corporelle de l’esprit, dès 1991. Selon lui, il faudrait sortir d’une vision prescriptive de l’évolution qui viserait à l’adaptation optimale des individu-e-s de l’espèce à des critères fixes donnés d’avance, pour l’aborder, au contraire, selon un mode proscriptive : à partir du moment où la survie et la reproduction de l’espèce sont assurées, les individu-e-s « bricolent » leurs propres modalités d’interaction avec leur monde perçu. Il n’y a aucune urgence à ce qu’iels s’adaptent de manière optimale à des critères évalués a posteriori dans une perspective d’explication et de contrôle. Cette perspective cache une partialité de point de vue qui place l’espèce humaine en haut de l’échelle évolutive et subordonne les autres à son autorité supposée, de fait ou de nature. Les luttes anti-spécistes et éco-féministes tendent à remettre, en ce sens, notre espèce dans une plus juste relation avec les autres espèces et dans son interdépendance d’avec les écosystèmes terrestres.

Car la vision prescriptive, nous l’avons vu dans de précédents articles, s’inscrit dans une visée politique de contrôle, établissant des hiérarchies entre les individu-e-s, les espèces et les groupes sociaux tels qu’ils se sont formés dans le contexte particulier de nos sociétés « impérialistes, suprémacistes blanches, capitaliste et patriarcales », pour reprendre encore une fois l’expression de l’universitaire américaine bell hooks. Nous avons déjà discuté de ses fondements sexistes, racistes mais aussi validistes, sur lesquels nous allons revenir. Car s’il n’y avait pas lieu de préscrire une conduite adaptative optimale aux individu-e-s, cela supposerait l’équité et l’horizontalité dans la prise en compte de l’expérience de chacun-e. Or, nous assistons régulièrement à la dévalorisation des paroles assignées à la minorité, et ce également de la part des institutions (administration, hôpital, police, …). S’il n’y a pas de « saut catastrophique », en terme de qualité, entre une expérience sensorielle en apparence bénigne et un choc violent, mais seulement en terme d’intensité et surtout, de possibilité de transformation et d’échange, toute expérience est saisie entre les limites de catégories socio-symboliques, fondées par leur dimension politique : qui a accès à la parole et à sa réception ?

Conditions structurelles et dynamiques opportunistes

Ce que révèle le travail de Charlotte Padlowski sur l’inceste et les violences intrafamiliales, dans son podcast Ou peut-être une nuit, c’est que l’élaboration du trauma incestueux et sa prescription font partie d’une dynamique de réaffirmation des hiérarchies de pouvoir, notamment patriarcal, au sein de la structure familiale. Celle-ci rentre en résonance avec les structures sociales dans lesquelles elle s’inscrit, d’où le tabou que l’inceste soulève. Nos sociétés occidentales, notamment, ont fondé et continuent de fonder autant leur ordre sur la réalité structurelle et tue de l’inceste et des violences intrafamiliales – dont on continue de nier l’ampleur (selon l’OMS en 2014, 1 fille sur 5 et 1 garçon sur 13 avant 18 ans seraient concerné-e-s dans le monde ; 1 français-e sur 10 en 2020, selon l’association « Face à l’inceste », chiffre sûrement sous-estimé du fait du manque d’accès de nombre de victimes à la parole) –, qu’elles se sont appuyées sur le racisme, le sexisme et de manière générale, le validisme.

Un des travaux importants menés par les communautés handies – au croisement d’autres – sur le validisme pointent le caractère structurel de cette notion. Qu’est-ce qui justifie, déclare et discrimine un corps valide d’un corps qui ne l’est pas ? Et valide à quoi ? Dans quelle mesure un corps est-il abîmé par une situation handicapante socialement, en plus de sa charge physique et émotionnelle ? Qui détient la légitimité pour ce qui est de la capacité à établir un raisonnement structuré, à parler au nom de toustes, à prétendre à l’universalité et à l’application potentiellement optimale de son jugement à toute situation ? Nous avons déjà vu que toute singularité qui n’est pas ancrée dans la position dite masculine, cisgenre, blanche, hétérosexuelle, riche et valide devra toujours justifier de la validité de son jugement. En dehors d’une série de critères, il y a une réalité structurelle dont nous participons quotidiennement à la reproduction. Derrière cela, il y a la capacité à faire taire les critiques, oppositions et remises en question du pouvoir prescrit sur autrui – ce qu’opère, au niveau des cellules familiales, les dynamiques opportunistes de l’inceste. Car ce que constate la journaliste Charlotte Pudlowski au cours de ses entretiens, notamment avec la psychiatre Muriel Salmona, c’est qu’une minorité des personnes ayant commis l’inceste prononce par ailleurs une attirance spécifique pour les enfants. Peu d’entre elleux sont ce qu’on pourrait appeler des « pédophiles ». Pourtant, il y a des circonstances et des facteurs à la fois d’opportunité et d’impunité qui amènent ces personnes à prescrire des violences sexuelles à des personnes mineures, dont la vulnérabilité, la disponibilité et la situation de dépendance matérielle et affective font des cibles faciles.

Ce qui est troublant, c’est que la psychiatrisation du récit autour de ces actes lorsqu’ils sont portés au grand jour pourra néanmoins toucher virtuellement à la fois l’incesteur-se et la victime. Comme dans tout trauma, il y a une assimilation de son identité à la rencontre à laquelle on a été convié-e ou, dans ce cas-là, forcé-e. Dans cette rencontre-là, les identités sont altérées au profit de l’oppression, ce qui indique aussi une torsion identitaire et une dynamique de dissociation de côté de l’agresseur-se, qui doit pour commettre son acte nier l’identité propre de sa victime et son intégrité à la fois physique et morale. Or, la personne qui commet l’inceste sera souvent traitée sans nuance comme un-e « malade mental-e », en oubliant que la manière dont on tente ou pas de réparer les dégâts compte tout autant que l’acte commis, puisqu’il confère son sens général et sa possibilité de transformation. De la même manière, le corps de la personne incestée pourra susciter une méfiance analogue. Elle a forcément été abîmée et l’incompréhension autour de la nature même de l’acte viendra contaminer jusqu’à la parole de la victime, quelle que soit sa fragilité émotionnelle et/ou mentale, à laquelle on répugne à s’identifier, parce qu’il faudrait admettre notre participation collective à une question sociale (ce qu’on exprime par le concept de psychophobie). Est-ce que cette personne-ci n’a pas subi une détérioration de ses facultés de jugement et est-ce que quelqu’un-e d’autre ne devrait pas parler à sa place, placer une distance entre l’infamie et moi, au nom de la pudeur et d’une certaine efficacité dans la transmission du « message » que son expérience aurait à transmettre en vue, moins de sa résolution mais de sa normalisation ? Est-ce que le traitement des effets, des symptômes du traumatisme et non des causes, y compris dans leurs aspects structurels, ne démontre pas une incapacité ou une situation de grande difficulté à porter la parole à sa dimension politique ?

Le validisme et la question de l’écoute

La question du validisme prend tout son sens lorsqu’on allume sa télévision sur une chaîne publique à une heure de grande audience, par exemple à 20h, où défilent les spots publicitaires mandatés par des organismes dits caritatifs ou « humanitaires ». La seule réponse proposée à la population face à des problèmes de « santé publique » ou de précarité est une réponse passive : donner de l’argent, pour « soutenir la recherche », en faveur d’organismes ou d’associations qui, d’une certaine manière, pallient la démission de l’État. Mais surtout, ces questions se voient réservée la même place que n’importe quel objet passif et compulsif de consommation, lesquels n’ont d’autre but qu’une satisfaction et un réconfort immédiats, à court-terme, sans réel impact structurel à long-terme. On se donne juste les moyens de supporter encore de continuer sur la même voie en réglant les « dégâts collatéraux » de façon marginale, en les plaçant dans une petite boîte, dans un coin de son esprit avec sa bonne conscience. Les mêmes mécanismes opèrent avec le racisme systémique et notre relation aux pays du Sud global, le génocide, la culture du viol et de l’inceste, le travail forcé, l’enfermement et la psychiatrisation de populations entières : une entreprise de déshumanisation. Pourtant, cette entreprise sert bien notre aveuglement quant à l’asservissement de groupes sociaux entiers sur notre territoire comme ailleurs.

On crée donc sciemment les victimes d’un système hiérarchique d’accès au pouvoir dont on se sert en même temps comme valeur de soumission, laquelle donne sens à la dimension verticale des hiérarchies sociales. On justifie sa propre précarité par la situation de plus misérables que soi. Mieux vaut faire partie d’un classe moyenne précarisée que d’un groupe sociale plus défavorisé encore, que d’être racialisé-e et/ou handicapé-e, de la communauté LGBTQ+ ou travailleur-ses du sexe, migrant-e, par exemple. On se distingue par la manière de parler, de bouger, de s’exprimer, qui nous différencie de paroles assignées à une position subalterne… Ces systèmes de domination créent toujours du pire pour en soumettre d’autres au chantage de faire accepter la restriction générale des droits de toustes et la confiscation de l’accès à la parole publique et politique, dédiée à la classe au pouvoir. Donc, si nous sommes toustes égaux-les face au trauma, nous ne le sommes pas face à l’accès à la parole et à l’écoute, laquelle possibilité d’une écoute conditionne l’élaboration d’un discours sur soi équitable en vue d’une résolution du trauma et de sa réécriture.

C’est donc moins la parole qui compte, mais l’écoute et la manière dont cette parole est reçue. Celles-ci indiquent la possibilité d’une action à venir qui nous soit propre, parle de nous et puisse nous inclure. C’est cette même manière qui nous informe de la valeur de notre parole et de l’expérience qui la porte. L’écoute, c’est ici s’écouter soi-même et l’autre pour éventuellement, savoir quoi dire, en connaissance des enjeux. Il faut donc faire de l’espace pour la parole et surtout, pour le choix de cette parole, orientée par la question du sens, à la fois intime et collectif. Dans la parole, c’est la réponse de l’autre qu’on anticipe, anticipation ancrée dans l’expérience et la mémoire traumatiques. Pourquoi donc ne pas écouter d’abord, puis parler s’il y a lieu de le faire ?

Nous parlions de cet espace circulaire ouvert entre soi et l’autre, qui permette de questionner le sens. Pouvoir choisir de parler, de façon pleinement consciente et consentante, implique le droit à l’auto-détermination, vis-à-vis de soi-même et des autres, en bordure de l’espace intermédiaire qui nous relie aux autres. Vivre en prise avec un traumatisme ne diminue pas la valeur de la parole. Cela accroît juste la capacité d’une écoute. Une écoute de soi-même, pour ne pas se mettre en danger. Une écoute des autres, pour comprendre quand et comment parler. Une écoute mutuelle, pour travailler ensemble.

1In Francisco Varela, « Le cerveau n’est pas un ordinateur », revue La Recherche, mensuel 308, avril 1998.

Crédit photo : « Papillon », par La Fille Renne ❤

Note on the question of space

Text in pdf :

The proposition that we just made on the role of memory in our perception of time leads us to some corollary consequences on the perception of space. As sensorimotor memory is encapsulated into a play of substitution with the production of mental images, what we usually call the signifier are merely possibilities left open in a world of meaning that is conditioning the global world of our action. Action is dependent on agency, which specifies how interaction is formalised in a context for interpretation, telling and meaning, mostly in terms of cause and consequence. So, it is dependent on the way that language (as including all that fall into the realm of interpretation) is structuring speech in order to orientate the narrative and address its audience as well as it tells something about the intention of the speaker. We invest some signifier, some mental object taken for a situation that is impossible to enact. We play the audience as well as we play the part for them, but we try to address something more personal that is at stake in our daily lives. Speech is, in a way, taken for some other spectrum of our interaction with others that social conventions forbid – that is partly why sexualities are one of the most difficult matter to address collectively. If the other person shows the signs that their world of understanding doesn’t include the possibility for you to exist any other way than the way they prescribe their expectations on you, you may try or not to avoid confrontation over that particular conflict. Whether it is about gender, race, social class, validity or other social traits, we saw that there is a different measure from a prescriptive regulation of social interactions, based on the compulsory observance of prescribed conducts, to a proscriptive one that would be based on the mutual right to self-determination.

However, we mostly live in prescriptive society systems based on showing the signs of obedience, on what is visible in order to prove our right to be left in peace and that we mean no harm to the public moral order. Moreover, a social contract based on competition includes that we have to prove our will to participate if not being excluded from the race, from start or in the meantime. Trust becomes secondary. First, we have to liberate ourselves from the duty to justify our presence, for fear of a sanction, that could be either physical, emotional, social or material, sometimes only for not having the right gender, colour of skin, sexual orientation, belief, capacity or general appearance which will condition the way we are to be interpreted in shared spaces (even to ourselves). So speaking is often a way to show first the guarantee of our participation to whatever convention is put forth about the ongoing conversation, even more than a real capacity to invest oneself into dialogue. The political issues in the repartition of social spaces for the use of power become crucial to the elaboration of both individual and collective trauma, as well as to the capacity to feel safe enough to actually be receptive to others in those places. The symptoms of trauma are then often more destined to address the right to heal in the first place than the healing itself. Yet, would reclaiming the right to heal necessarily mean taking a debt to society ? It shouldn’t be, yet it mostly feels like most of the time, we would not even have the right to be heard and listened to with enough care. It would be even more so as intermediary spaces for self-elaboration and dialogue tend to disappear under more and more extreme neoliberal political doctrines. It becomes then more difficult as well to elaborate a thinking that could result in positive and transformative action in and through those available spaces.

Repeating and remembering

According to Sigmund Freud – who initiated psychoanalytic study in the late 19th century, so within his social and personal time and belief system –, the person who shows their symptoms as being the manifest problem would be ‘repeating instead of remembering’ what has already emerged as such to their knowledge, as they are subjected to the conditions of resistance.1 To understand what they are resisting to when it comes to telling what hurts them, is to understand what debt would not yet be paid if it were told to someone that would not even have to hold it. If the debt has to be unlocked, so that the situation of pain would not be likely to come back again, some word has to be taken for it, that is likely to be someone else’s – what we usually call ‘transference’ in psychoanalytic theory and practice. If I address the hurt somewhere while I am still concerned about some other space out there where the debt would still run on – that means that I have sworn, even in tacit agreement, to respond to any demand –, it appears quite clearly that my freedom to say anything here will only have a few consequences there : either to transform or break the contract. But it becomes more complicated when the debt is sworn to a whole society system and the latter is calling people like me to conformity or submission. The repeating of the symptom, as a defencive system, gets quite along with the performance of the debt : we respond as an anticipation to the calling. Maybe, because we fear that we would not be able to fulfill its demand, that is always and can only be too much. In freudian theory with the Second Topic (since Beyond the Pleasure Principle, 1920 and on), that is the idea of the Super-Ego, that constant moral authority upon the individual. The symptom then, as part of the trauma, is still a response to the pain and hurt ; however, as one cannot do anything about the pain itself, their sole capacity to respond anything remains one vital sign and call for their integrity and existence. Any sensorimotor system in any being, except in withdrawal, would spontaneously repond to contact, sensory or emotional stimulation. But in the sensorimotor paradox, some part of those stimulations relate to a situation of impossibility. Thus, they remain unrelated, unless we start relating them between them, making some rough correspondence.

What we learnt about time in the last article is that memory is still ongoing, generating itself. Memory is the symptom of and for a transformation, as the transformed organism and the effects of this transformation on the perception of reality will again lead to new and sometimes completely alien transformations. As well, speech and imagination always reactualise and renew the conditions and coordinates for evolving one’s perceived identity. As a symptom of the sensorimotor paradox that we are maintained in, it permits the simulation of the neural connections that are derived from sensorimotor stimulations. Imagination allows us to stay alive though we are in a state of partial paralysis. It is quite clear in the elaboration of trauma, that we cannot represent to ourselves the moment of contact, the shock, for there is the moment to respond as a living organism. Then, the whole neural system for sensorimotricity is mobilised to the response. But nothing can prepare to a paradox. The state of sensorimotor paradox puts us in a perpetual state of anticipation, getting ready to and yet in an incapacity to respond in any immediate motion. But we have to question the modalities of our relation to the world, so to project possibilities, alternative scenes and situations, to which we cannot respond either. For a while.

Addressing the hurt

From here, we produce images without response as well as we produce trauma. Because it hurts not to know what to do, the indecision and suspension, to be contained. As a product of trauma, imagination and later on discourse are elaborated out of a situation that we cannot think nor address. Therefore, indeed, it is one thing to remember in the way the body adapted its knowledge of reality to trauma, and another to articulate memory into coordinate spaces for representation and transmission. A whole part of our lives is built on driving away from what we can’t address by performing imagination, speech and social representation.

We learn to use different spaces for different uses and social practices. ‘Go to your room’ is what we would say to a child when we teach them about what has become illicit to them in the shared place of the living-room. Their behaviour has become too deviant for the conduct that they were supposed to be taught to. They have to be managed in the education of the rules that counts for any adult to be grown. Each room obeys to different rules, and those rules replicate in the heterogenous social spaces out of home. However, being hurt by someone or something, especially when it comes to figures of authority, pushes trauma onto the person’s boundaries. The violence of being hurt cannot be related to meaning, as the junction of pain and the agency of the other blurs the capacity to think the moment when pain was inflicted. But as one would be aware that the conditions for such an agency as the agency of violence are still valid in society, what could they ever say that would repay their right to heal, to transform or break the contract ? In the context of our mostly ‘Imperialist White-Supremacist Capitalist and Patriarcal’ societies, as would bell hooks state, how could saying anything change the cycle of violence that still endures ? Many people can be trapped in spaces where expressing oneself turns into drifting away from the prescribed and favoured normed conduct and subjectivity, and being punished for it.

Therefore, the hurt, in its most affective sense, gets mostly about not being able to drive oneself away from the norms and social patterns that state what is acceptable or not to be told about oneself. For many people, those would push away the capacity to situate themselves toward their own moral and physical integrity. Further more, they would dictate how one should adapt optimally to the selective structures of our societies. Some other forms of being and living are yet possible but likely to suffer and be confronted to refusal and outcasting, whether they are the source or not of actual harm to others and society. Often, the voice of the victims are unlikely to be heard and recognised as being their own agents and concerned about how they could tell the trauma that changed their worlds. But speaking of a victim implies that we invest a certain regime of justice, that is to hear what happened or is still happening. It means that the whole society is summoned here to address how we hear or not the acts of violence and what that says about the way that we make society together. It is never a solitary justice, for we should all be concerned by the way we collectively address the question of violence and the fact that it is as well generated by choices that we make as a society and its collective history.

When someone wants to be heard, whatever they say, what they do give away and ask from the person that they address their symptoms to by telling their hurt by whatever means available, is that they would rather address the fear of not being heard, of being refused a space for telling anything that would be worth hearing. The confiscation of the private and collective spaces hinders the telling of the very specificities and similarities of one’s experience with others as confronted to the heterogeneity of social spaces. And it is still creating a doubt about the capacity to actually be heard and considered as a plain subject, in their integrity, for there is a much stronger prescription over what is preferable to be heard and which codified social identities to perform. Social norms will tell you the ways that are privileged when you at least try to address the question of who you are in the collective spaces. The less variety of those spaces, the more difficult it will be to hear different stories and the gaps there to fill. The categories of language, speech and social representation offer modalities for self-action and their justification. If you know that you are not supposed to show anything else than what is already told and prepared for – for you have learnt it the hard way or even by witnessing the uses of others –, you would be likely to transgress by showing otherwise. And no individual matter, as soon as it involves the telling, can be deprived from its collective origin.

1In Sigmund Freud, La technique psychanalytique, « Remémoration, répétition et perlaboration », PUF, coll. Quadrige, Paris, 2007 (1914), p. 121.

Photo credit : « Butterfly », La Fille Renne ❤

Consequences to the question of time

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From there, we could tackle in a new light the question of time. From the notion of memory and its role in sensorimotricity, given the proposition of the sensorimotor paradox as a condition of possibility for the evolution of our species, time unravels rather simply. As all experiences are and will always be only past, memory creating itself as a neural condition in sensorimotricity and ontogenic development, time is always a result of that memory. But we human bodies are continually seized in the maintaining of a state of sensorimotor paradox that we hold through socio-symbolic controls, so our perception of time, even in contemplation, is not the one of rest. On the contrary, even when we are still, we remain restless, suspended in our capacity as a body to interact freely with our perceived environments (Darian Leader, Hands, 2017). It is to say that when we approach the question of time, its perception and phenomenology, we have to take into account that we would always perceive it as an opportunity for action that is repeatedly lost. That is why we came back to this other meaning of trauma that could be that of ‘the defeat’. Our interpretative nature finds its measure in the bodily memory of action that is inhibited in order to favour prescribed conduct and mental projection. Our perception of time is full of interactions with our surroundings that are only whispered and fast discarted. Our perception of time is conditioned by that amount of aborted interactions that we are in the way of holding hidden, only sparked, in a perpetual state of forced equilibrium. We are never at rest with time unless we take a nap. We create time as a measure of the stability that we manage to get with our emotional trauma, that of silencing our own body to the performation of social conduct. The same conduct obeys to a very specific notion of time that is the compartmentalisation of labor in our societies.

So the restraint cast on our body by social imperatives pushes us to retain and examine the possibility of full occupation of space and time according to one’s own ‘biological rhythm’, to submit it to a constant and compulsive evaluation. We then create a memory of that time spent controlling our movement according to ritualised patterns that we learn from childhood to our latest socialisations, which have us reactualise them. Our experience of social time is highly sequenced, clockwise, all resting on our capacity to hold the paradox and keep our body tamed so to satisfy the assumption of someone else’s gaze – even oneself in a reflexive movement that impersonalises the relation to one’s own reality, as would philosopher Darío Sztajnszrajber put it.1 Through this gaze or anticipated gaze, we regulate our conduct and its restraint over our body, which generates a form of violence that cannot be expressed directly if not licenced in formalised and ritualised ways – as is ‘acting out’. So our perception of time, even a parenthesis of contemplated time, is never at rest. Even the break we take from social time to contemplation is timed up and conditioned by conventional spaces (at home, in a park or a temple, on a train, …) in which one doesn’t yet express sensorimotricity without deliberation. On the contrary, every move has to be chosen as a legit form of positioning towards others, as posing no threat nor exposing oneself to. Our perspective and projection in the future is therefore as well always conditioned by the necessity to mind our situation as to the repartition of spaces in political, moral and social structures.

From attention to memory

That debate between past, present and future has a philosophical history, as Paul Ricœur recalled in Temps et récit (1983), notably focusing on the figures of Augustine and Aristotle. In Book XI of his Confessions (approximately 397-401), Augustine elaborated an early phenomenology of time as the sense of it would constitute a tension between what we consider as future or past. The couple attentio-distentio expresses the idea of the continuity drawn out of the attention born to some local event. We cannot but experience time as an investment of our attention in reality, whether in action or imagination – and we saw that one is another side of the other. Trying to tell them apart is an attempt to distend the perception of time in a broader sense, that is the concept of distentio animi.

But the mental object of time itself is a product of imagination, sourced in the same memory, as we try to open a space for conceptual analogy and representation. Abstraction is an abstraction from actual sensorimotor memories. We approach future as an acheived form, something that would be past once it is done, but alternative from one actual past memory that we would know of – mingled. And that is even more true that memory always recomposes experience from its continuous making, self-generating. As we recall memories in a deliberate way2, we enact something that we learnt to do in our early development : to mind and considerate manageable memories, to use our body resources in order to access those memories as one mental space to be invested in our own imagination.

The situation of sensorimotor paradox puts us in a position of witnessing ourselves as an object of consideration. We become subject of images that we cannot enact otherwise than minding them, and our social teaching reinforces our effort of selection between licit or illicit manifestations of our bodily sense of reality. So the distance that is put from unaltered sensorimotor interaction by the paradox makes us perceive time as us witnessing of our being selecting what to express or not. We are in a way subject to our own effort of selection and conformity, so to open the spaces for action that we know are allowed for us to invest. This topology for projection and its image are only complete if they come as a perpetual past – that Ricœur expressed with the idea that some meaning makes only sense in relation to a borader context for its interpretation. The kind of future in which meaning will realise itself is continuous with the experience of delimited spaces for interpretation which have been experienced in a broader past – the one that is told. That is at this point that Ricœur summons some features of Aristotle’s poetics to underline how interpretation and formalised narrative structures are intertwined in the particular sense we would make of meaning. Here, the perception of time is rhythmed by the laced structures of the telling of an action. The way we tell things, the way the body is inscribed in the telling, are as important as what we actually tell, as it manifests the context in which we are to receive meaning. Part of our body always leaps with the action that is figured, as imagination is rooted in sensorimotor simulation. The telling always holds us back in the memory of our body. As well, the projection in a possible future is paradoxical and we are still trying to position ourselves in the perspective of realising it while we are resorbing at the same time the generation of past memory. The quality of being past is the quality of our body to still remain there where it is keeping position for an action to be told. Imagining a possible future or some alternative reality pertaining to dream or phantasy remains a substitution to immediate interaction, where the generation of past images becomes the source for others. In a way, while we are in the process of controlling our body expression and keeping ourselves still, the images born from aborted sensorimotor enaction come crashing against each other, from which crash we try to bring back some kind of order.

Consequences to the unconscious

This, of course, has serious implications to the theory of the unconscious, as we already saw in earlier work, because it dislocates the way we conceive it from the idea of a virtual finite space that would locate in our mind – and in the very fact that we would speak of an object that would be the unconscious, even as a realm. Unconscious is a quality of something not being brought to consciousness, as the latter would be articulating the person’s discourse and its position as leading their agency and understanding. It is closer to the repressed, at the heart of Sigmund Freud’s founding principles to freshly-born psychoanalysis. What we learnt from psychoanalysis is that signifiers are opportunists. They are easily associated with a state of mind, re-rooting and rewriting through the elaboration of trauma. In the end, it all belongs to the same neural system where memory is constantly generated in the purpose of facilitating sensorimotor interaction that we are stuck in the effort to inhibit and keep quiet. This inhibition of sensorimotor enaction creates a swell of self-generating memory that is not able to relate to motor coordination. As it cannot associate with motor expression, it is more likely to do with some other images that would substitute to realisation in order to get a release.

On a practical side, our brain needs to hold control over its limits, that is also routed in sensorimotor coordination. Using those self-generated memories as a resource for imagination and thinking is likely to use the same means than to coordinate movement, simulating those neural connections in order to recreate a consistent chronology based on formalised sensorimotor memories. The situation of sensorimotor paradox has the effect of destabilising the routes through which to enact a stimulation. As we cannot repond directly to its object, we would rush on something else, like the fact that something unusual and extraordinary happens to us. Here again, Ellen Dissanayake’s work in the field of neuroaesthetics is very useful to connect formalisation in ethological study and the hypothesis of artification, as aesthetic sense would be embedded in a very personal and emotional sensory inscription into a broader sense of reality.3 We situate ourselves in an interpretative time that is us trying to deal with this break in sensorimotricity, trying to bring back balance into a disruptive experience. The image becomes what is happening to us. That is what we are trying to bring back some sense and meaning from, to situate ourselves to. Our perception of time is always consistent with this effort to maintain of form of stability and chronological consistency out of a disruption in sensorimotor coordination. Otherwise, this self-generation of images, as they are not coordinated, open to an abyss ; and though here is the origin of our ability to think, that required some work of formalisation, as well as it got entangled in the intimate ties of symbolic debt to others like us. There is a history of imagination that makes one with the history of trauma.

Our body is where it is standing. It is a pack of memory, but also our connections with others actually are a convergence of memories. That means a lot, eventually that it is completely up to us to relate to those memories in the way that would be suited to our deeper sense of who we are both as a body and as a person. And then, the person reinvents the body they are living with.

1See « Heidegger | Por Darío Sztajnszrajber », Faculdad Libre, january 2016 on YouTube.

2Read Francisco Varela, « Le cerveau n’est pas un ordinateur », La Recherche, Issue 308, april 1998.

3Read, for instance, Ellen Dissanayake, « The Artification Hypothesis and Its Relevance to Cognitive Science, Evolutionary Aesthetics, and Neuroaesthetics », Cognitive Semiotics, Issue 5 (Fall 2009), pp. 148-173.

Simply put

Simply put, we can synthesise the purpose of the sensorimotor paradox theory this way, that two major structural situations may suffice to give a frame open enough to analyse the emergence of the cognitive disposition of human species :

  1. Sensorimotor paradox : given by the prominence and autonomy of the hands in our field of vision, consistent with the progressive and iterative development of bipedal stance, the situation of sensorimotor paradox would be first accidental, then actively looked for, sustained then maintained into a system of psycho-motor conduct. When I am gazing my own hand, what was then the manifestation of my agency toward objects becomes the object itself, interrupting the normal course of sensorimotor interactions in order for me to gaze it while it is still. Should I want to resume those interactions, I would have to break the object that I am attentive to by removing my hand. Being both the agent and the object at the same time, this situation provokes a paradox that opens to the free and deliberate production of images, of sensory imprints and representations of both those qualities for themselves : a scene, thus, imagination. It would then give us reciptivity for mental images disconnected from the necessity to enact the sensorimotor response (the idea of a ‘delay or lag of the response’ given by neurobiologist Gerald M. Edelman, 1990). It gives us as well a strong sense of one’s self, as the energy of the body that is mobilised and blocked from enacting sensorimotor stimulation provokes a form of entropic emotional distress, waiting for some kind of resolution.
  2. Trauma : understood as any situation of contact where the cause and the effect, the exogene element and the endogene one merge momentarily on the same surface, pushing the organism to develop a proper response in order to adapt to the reconfiguration of what they could expect from their interactions with the outside (even when it is about oneself experienced as an object of interaction and attention). Trauma can be large (a violent shock) or slight (discrete sensory and emotional events). Either way, they contribute to modulate how attention is driven and kept to the expectation of a certain type of memories, which would be likely to be reactivated, implying the kind of response then to be given. It leads us to a general frame for basic interpretation system, including a first system of conduct that would lean on self-interpretation according to traumatic memory – thus, to the creation of a subject, along with its tie to the local and more general structures of morals and violence within their own cultural jurisdiction.

The frame is rather simple, but enough to deal with the complexity of the connections that it allows to create between a rich variety of situated experiences (in the sense given by Donna Haraway, 1988). It is, following neurobiologist Francisco Varela’s analysis (1991), a proscriptive frame setting only the necessary threshold-like marks to permit all this variety of the evolutionary paths to form without any other prescriptive encapsulation (which would pertain to the elaboration of norms for optimal adaptation, whether natural or social). It is then an open system and should keep on being so.

It allows us to find terms with identity analysis such as philosopher Judith Butler’s coming to the spectrum of gender (1990, before she diverted from the proliferation of gender to a more restrictive vision1), but not restricted to. As philosopher Elsa Dorlin analysed from Butler, ‘If the subject is constructed within and by its acts, acts that it is ordered to accomplish and repeat, if the subject is a performative act in the sense that what I say, what I do, produces a – gendered – speaker to proclaim them and a – gendered – agent to perform them, we must conclude that the subject is not pre-discursive, that it does not pre-exist to its action.’2 As psychoanalyst Darian Leader stated as well as to the concept of jouissance in lacanian theory (2020), the latter (nor any other) cannot exist outside of its relational structure, that can include the complexity of traumatic experience on various levels – as analysed, for instance, through the lense of intersectionality in social studies (Kimberlé Crenshaw, 1989).

The frame is rather simple, because it must not be ideological. It must be aware of its political situation and radically cut from their appropriation. It must on the contrary be a tool in order to reappropriate means for thinking and analysis to their full extent. Our responsability in making our situatedness as a species is total. It is literally in our hands, though we cannot ‘forget the punitive force that domination deploys against all bodily styles that are not consistent with the heteronormed relation that presides to the articulation of the regulating categories that are sex, gender and sexuality, punitive force that attempt to the very life of those bodies’, as added Elsa Dorlin3 – but we may also include other categories pertaining to differenciation based on social class, age, validity, …

Although pain and trauma, whether slight or large, are crucial to the development and self-consciousness of all beings, symbolic violence and domination, pervasive in the conflictual maintaining of a stable identity, are fully dependent on the legitimation of physical violence (Pierre Bourdieu, 2012) – hence the (meta-)hermeneutic intrication between violence and morals (Paul Ricœur, 2010). Violence is thus not necessary, but always chosen and political at some point, driven into the maintaining of self-enacting social structures, the reinforcing and teaching of their laws.

As violence is unnecessary as a ‘natural’ trait, it is also unnecessary and uninvited in the course of this theoretical corpus. The core of the work put forward here is, on the contrary, about demonstrating how much violence should be discarted as a given but as a full social construct, reinforcing self-inflicting symbolic ties. It is but a possibility that is the easiest to reproduce as a patterned behaviour, and it is always anchored in the affective and emotional ressources of our experience, marking us up to our aesthetic sense (Ellen Dissanayake, 2009).

The theory of the sensorimotor paradox implies necessarily the acceptation and opening to all the variety of intermediary spaces where the right of anyone to self-determine themselves cannot be but mutual. The spaces for such a right must apply to everyone, respectful to the spaces in-between that we open in common and around which to share what one would choose and fully consent to.

Cited bibliography :

  • Bourdieu Pierre, Sur l’État, Cours au Collège de France 1989-1992, Paris, Seuil, 2012
  • Butler Judith, Gender Trouble: Feminism and the Subversion of Identity, New York: Routledge, 1990
  • Crenshaw Kimberlé, « Demarginalizing the Intersection of Race and Sex: A Black Feminist Critique of Antidiscrimination Doctrine, Feminist Theory and Antiracist Politics », University of Chicago Legal Forum: Vol. 1989, Article 8
  • Dissanayake Ellen, « The Artification Hypothesis and Its Relevance to Cognitive Science, Evolutionary Aesthetics, and Neuroaesthetics », Cognitive Semiotics, Issue 5 (Fall 2009), pp. 148-173
  • Dorlin Elsa, Sexe, genre et sexualités, Paris, PUF, 2018, p. 127
  • Haraway Donna, « Situated Knowledges : The Science Question in Feminism and the Privilege of Partial Perspective », Feminist Studies, Vol. 14, No. 3 (Autumn, 1988), pp. 575-599 (25 pages)
  • Darian Leader, La jouissance, vraiment ?, Paris, Stilus, 2020
  • Ricœur Paul, Écrits et conférences 2 : Herméneutique, Paris, Seuil, 2010
  • Varela Francisco, Thompson Evan & Rosch Eleanor, The Embodied Mind, MIT Press, 1991

1Listen to Sam Bourcier Marie-Hélène Bourcier at the time) – Entretien – La Théorie Queer dans « Les Chemins de la philosophie » avec Adèle Van Reeth (2014), France Culture

2In Elsa Dorlin, Sexe, genre et sexualités, PUF, 2018, Paris, p. 127. My translation.

3It is however surprising that she refers to Sam Bourcier and Paul B. Preciado’s work by their dead name in her book. Though first published in 2008, we are surprised that the reedition would not update, should it betray the reluctance to grant trans speech their true legitimacy.

Facing trauma

We are seized into a network of interpretation. At the centre, there is a blindspot where one cannot reflect on themselves without borrowing back from another’s point of view. That is the paradox of the word ‘me’, that cannot reach its aim directly without separating from it, making it an object of shared consideration. The use of words, even in the secret of one’s stream of thoughts, automatically simulates and triggers sensorimotor enaction and its interpersonal nature. Its image is cristallised in symbolic memories. It always implies someone else to whom is addressed a speech in action, that implicates the participation of the body in the recognition of a shared reality.

Imagination for itself, free of words, in a work of meditation and contemplation, cutting off the continuity of the stream of thought, would make the individual a witness to their own images. The image of their own body and the simulated sensorimotor stimulations that might occur while diving into those self-generated images, would thus have the individual’s body participating as ‘passive’, being its own witness.

That is the place for facing trauma, for healing, by reducing every moving body to the force that they bear, their inertia. We could analyse the ‘absence of foundings’ seeked in the Indian meditation tradition of Madhyamaka (see F. Varela, E. Thompson & E. Rosch, The Embodied Mind, 1991) in those terms, that it is about centring oneself where one’s self cannot be interpreted but witnessed, even to themselves. It doesn’t borrow the way of speech anymore, only the self-generation of sensory imprints and memories, some orientated in the manner of a dream.

In his short History of Taoism, Rémi Mathieu (Le taoïsme, PUF, Paris, 2019) stresses the attachment of early theoretical corpus about the dao (the « Way ») in pre-Imperial China, from the 5th to the 3rd century B.C. – with their supposed leading authors being Lao Zi, Zhouang Zi and Lie Zi – to the limits of speech and their preference to the use of images. We can see that we might necessarily involve someone else’s gaze in speech, for it would involve the very structure of enactment to someone else in its symbolic and conventional nature – speech manifesting mutual convention on reality and the duty of the individual to respond to that reality they constantly redefine with others. On the contrary, one could be the witness of images and other sensory stimulations without necessarily involving the responsability of others, being non-communicable.

If the origin of trauma is a contact, whether slight and light or large and heavy, then beyond the reconstitution of the scene through psychoanalytic deconstruction, the inert and non-communicable nature of sensory memory should be addressed too. Inertia means the difficulty to slow down or divert the movement of an object, in Physics. Some Eastern traditions of thinking adopted a different strategy than resistance to the inertia of the wound, by taking the oblique, by removing the place where the subject is supposed to be in the network of the debt and trauma, as a being necessarily subject and mean to interpretation.

The compulsory nature of interpretation relies on being situated in the web of some semantic structure, of the world of meaning defining the capacity to borrow common words and representations to elaborate a speech, with its performative nature. We formulate the demand that someone else would understand and support the validity of the speech that we engage with our life and its integrity. Even the most elementary word assessing the reality and existence of a ‘me’ implies that someone else would understand and support the word that is meant to address it. One would always depend on that understanding, and it might not be self-evident. To say ‘me’ stresses the gap between the calling of the word and the separation from the very reality that it tries to address – while one says ‘me’ still minding that someone else that would have to approve their statement. This reality is still to be founded again and again with others through the use of collectively defined speech, and one cannot possibly control how this would be interpreted in all its forms.

The only thing that one would be able to control, is their own situation at the centre of the web where words are shut down, and the mind only bears witness to itself.

Photo credit : « Butterfly », La Fille Renne, Martinique