Espaces indéterminés, espaces positifs et espaces ouverts : sont-ils des espaces neutres ?

Aujourd’hui, jeudi 17 décembre 2020, nous apprenons de nouveau le décès d’une jeune femme trans de 17 ans, Luna / Avril (d’abord mentionnée par erreur sous son deadname Fouad), élève au Lycée Fénélon à Lille. D’abord rejetée par sa famille puis empêchée par l’administration du lycée de venir à l’école en jupe, Luna s’est suicidée. Au lieu de se demander pourquoi elle tenait tellement à venir en jupe, si c’était pour attirer l’attention, demandez-vous pourquoi la violence de le lui refuser ? Et pourquoi pas ? Quelle raison impérieuse ordonnerait de ne pas venir en jupe, quel que soit le genre supposé de la personne ? Pour ne pas distraire ses camarades ? Pour « la protéger » d’un éventuel harcèlement ? Parce que cela serait inconvenant ? Mais distraction de quoi ? Pourquoi lui interdire cela et ne pas éduquer ses camarades sur la question des transidentités et du genre en général, et sur le harcèlement ? Et inconvenant au nom de quoi ?

L’information m’a été relayée par Océan et Lexie (@AggressivelyTrans) sur les réseaux sociaux. Je devais justement écrire un article complémentaire sur la question de la neutralité, portant sur les espaces indéterminés et ouverts, et sur la question des espaces de détermination positive, notamment en ce qui concerne la psychanalyse. Notre questionnement de la notion de neutralité et de ses fondements politiques nous amène à interroger la position de l’analyste comme figure d’autorité. Si elle serait neutre, ce serait pour renvoyer en miroir à la personne qui vient la consulter sa propre image, en tout cas pour ce qui est du questionnement de son discours. L’analyste va servir d’appui à cette réflexion autour du discours propre de la personne pour tenter d’en comprendre les fondements. Si l’espace ouvert par l’analyste est neutre, cela voudrait dire qu’au-delà d’un certain point, il n’est pas utilisable. L’analyse a lieu dans une structure relationnelle à l’analyste où l’analyste lui- ou elle-même ne serait personne en particulier ; or le ou la patiente projette bel et bien une personnalité sur ce qu’iel peut lire de la personne qui lui fait face. La méfiance et la défiance dont on parle depuis Freud (par exemple, dans La technique psychanalytique) vis-à-vis de la personne de l’analyste, à partir d’un certain point dans la dynamique du transfert, seraient liées au fait que l’analyste ne peut donner cours à la demande faite par le ou la patiente vis-à-vis de sa personne supposée. À son tour, l’analyste serait amené-e à se méfier – dans la mesure où iel soupçonne ce transfert à son endroit ou à un autre – de la nature déclarative du discours de la personne. Cet espace-là que l’analyste devrait garder serait, selon la théorie, « neutre ».

Nous pouvons admettre, jusqu’à un certain point, l’utilité de cette méthode dans l’analyse du discours. Or, au-delà de cette analyse demeure tout de même la question affective et émotionnelle, qui porte la question de la confiance. La question du trauma, si elle s’élabore notamment à travers les dimensions du discours, on l’a vu, participe aussi entièrement d’une mémoire qui engage le corps dans son entier. La familiarité des situations de confort, de sécurité émotionnelle ou au contraire, de détresse et de danger, excède bien souvent sa prise en main par le discours, notamment parce qu’elle dépend des environnements dans lesquels évolue la personne. Toute efficience que peut avoir un-e analyste sur le champ de l’étude du discours de soi de la personne, et de ce que ce discours ne formule pas encore, ne peut toutefois pas lui permettre d’échapper à son identification, légitime ou non, par la personne, à une mémoire traumatique liée à une expérience (répétée ou non) danger. La question de la sécurité émotionnelle est liée aux espaces de sens et de compréhension vis-à-vis desquels la personne ne contrôle que très peu sa capacité à se sentir confortable pour un relâchement éventuel d’un état corporel et sous-jacent de défense.

Ces considérations sont très liées à l’idée des espaces de non-mixité. Certaines typologies d’expérience, notamment celles liées aux minorités sociales pour ce qui est du genre, de la race, de la classe ou de la validité de manière générale, se voient constamment en devoir de justifier leur point de vue et perspective quotidienne face à un modèle dominant établi comme normes de représentation, à laquelle on attend de toute personne qu’elle s’y conforme. Les personnes assignées à ces minorités sociales ne sont pas habitées d’une violence intrinsèque qui les pousserait à réclamer du reste de la société un tribut, seulement, comme le disait l’écrivain James Baldwin, de pouvoir se passer de son interférence avec leurs vies – to have it out of their way. La fatigue morale et émotionnelle d’avoir à porter cet effort et cette vigilance quotidienne participe d’une mémoire traumatique liée à une situation d’insécurité, voire de danger effectif. Aussi, lorsque ces personnes se dirigent vers un-e analyste pour arriver à y voir plus clair dans leurs douleurs et leurs difficultés, de se trouver face à une personne qu’iels identifient comme familière, pour une raison ou une autre, de cette mémoire et de cette insécurité – quelle que soit la capacité de l’analyste à la guider à travers la réflexion et le questionnement de leur discours –, cette situation même peut être une source de tension qui, à partir d’un certain point, peut empêcher la résolution d’un trauma. Bien sûr, on pourra dire qu’une personne racisée « n’a pas besoin » d’aller voir un-e analyste racisé-e lui- ou elle-même pour aboutir un travail sur l’inconscient ; ou qu’une personne LGBTQIA+ « n’a pas besoin » d’aller voir un-e analyste LGBTQIA+ pour faire ce travail. Jusqu’à un certain point, l’argument est valable. Sauf que ces personnes, à l’extérieur déjà, sont confrontées quotidiennement à un environnement d’agression généralisé et à un sentiment d’insécurité liés à une modélisation de nos sociétés qui les exclut fondamentalement, c’est-à-dire dans les fondements mêmes de leur être, et d’une quelconque capacité à accomplir l’adaptation requise à la norme valorisée, en-dehors de laquelle bien des portes se ferment. Cette expérience est une réalité concrète vécue au quotidien par un nombre considérable de personnes et de groupes sociaux et culturels – et nous ne pouvons continuer de prétendre que c’est inévitable. Ces personnes ont l’habitude de devoir justifier leur existence face à ce contexte normatif qui s’exprime partout et en tout temps dans leur quotidien, y compris jusque dans leur intimité familiale où se répètent ces dynamiques d’oppression, ce qu’on appelle les violences intra-familiales. Si la psychanalyse ne s’éveille pas sur ces questions systémiques et n’arrive pas à se diversifier, elle oublie qu’elle participe elle-même, qu’elle le veuille ou non, à la confiscation d’espaces sécurisant et ouverts pour ces personnes. Et il y a des facteurs, à ce titre, qu’elle ne peut maîtriser et dont elle doit apprendre une humilité. Toutes les expériences ne se valent pas face à un référent unique, dicté, notamment, par notre modèle occidental et à l’intérieur de celui-ci.

Cela ne veut pas dire que la personne de l’analyste, avec son éthique, fait « mal » ou n’a pas de bonnes intentions. Cela n’a rien à voir avec la personne morale de l’analyste, c’est-à-dire son intention, ni forcément sa pratique. Cela a à voir avec une mémoire, inscrite dans le corps des personnes, dans leur individualité et leurs singularités, qui excède tout commandement. Le sentiment d’insécurité ne se commande pas. Il est inscrit dans la mémoire traumatique et dans le corps. La psychanalyse peut prétendre la dépasser en déclarant sa « neutralité », mais lae patient-e peut aussi mentir ou se taire pour contourner son inconfort lorsqu’il s’agit d’adresser ce sentiment indépassable de pas là, d’impossibilité, dans cet espace, de relâcher sa garde. Par aucune volonté de la part de la personne qui lui fait face, et pas plus dans un cabinet de psychanalyse ou ailleurs, ce sentiment ne peut ni ne doit être forcé. Encore une fois, cela ne dépend pas de l’analyste, mais c’est lié au fait que dehors, ces systèmes d’oppression continuent toujours, et avec eux la nécessité d’être constamment en état de garde. Et là encore, le ou la patiente ne doit rien à l’analyste, et c’est bien cela qui fonde l’intégrité de leur relation.

Face à un-e analyste qui n’est pas familier-ère de la spécificité des vécus communautaires, une bonne partie des sources de trauma qui doivent être constamment répétées en-dehors doit de nouveau être répétée ici, quelle que soit l’état de sa verbalisation par le discours. Plus loin, il faut comprendre qu’une personne racisée, par exemple, se trouvant face à une personne blanche analyste, même la plus avertie vis-à-vis des questions liées au racisme, et quelque soit l’état de verbalisation du ou de la patient-e, peut se sentir en insécurité face à elle. Il faut accepter cela et accepter, à une certain moment, de passer la main. Se déclarer neutre ne pourra forcer ce sentiment. Et c’est normal. La mémoire d’agressions et leur réactivation, dans des contextes de société violents, imposent ça. Plutôt que de forcer une neutralité impossible à réaliser au-delà du champ « rationnel », il faudrait promouvoir des espaces indéterminés (qui restent à l’être), ouverts (qui n’ont pas à l’être), voire positifs à partir d’un certain point (où la déclaration de familiarité permet le relâchement émotionnel et la guérison). Mais la théorie psychanalytique se formule beaucoup sur le mode négatif et se méfie des aspects déclaratifs de l’identité, jugés suspects. Elle cherche l’aporie dans le discours là où la théorie du paradoxe sensorimoteur permet de montrer que cette aporie se fonde dans le corps. Le discours et le signifiant, certes, aboutissent toujours à une butée, mais cette butée n’est pas un néant, juste le fait que le corps demeure et produit de la mémoire. Donc au bout d’un moment, on peut toujours scruter cette production, qui est sans fin, sans pourtant permettre à tout un champ de la mémoire traumatique, qui excède la question du discours et se situe dans l’expérience de ce corps-là par rapport à d’autres corps, de se résoudre ou au moins, de se relâcher.

Cela ne pose pas, par exemple, les personnes blanches, cisgenres, hétérosexuelles et valides comme de « mauvaises personnes » à éviter, seulement que malgré elles, elles se font le relais de tout un ensemble d’expériences qui partout ailleurs poussent les corps minoritaires à se défendre et à se mettre en tension, n’ayant pas le droit commun de leur côté. Une personne noire peut se faire tabasser par la police de manière gratuite et toujours être suspectée coupable et ses agresseurs-ses non inquiété-e-s, et ce depuis aussi longtemps que l’histoire de l’esclavage, insécurité que nous semblons découvrir ici en France parmi le grand public. Une femme cis, une personne trans ou non-binaire, voire d’autres personnes assignées à la soumission, peuvent subir une agression ou un viol et se voir accusées de « l’avoir bien cherché ». Une personne avec un handicap visible ou non peut se voir reprocher de ne pas faire « assez d’effort » pour s’adapter à un rythme de travail ou de déplacement qui vont à l’encontre de ses limitations. De même, alors que le STRASS, syndicat des travailleurs-ses du sexe, vient d’annoncer l’assassinat d’une femme trans migrante TDS, ce dimanche 13 décembre, étranglée à Nice dans l’indifférence totale, on peut rappeler que de nombreuses populations et groupes sociaux meurent assassinées ou laissées mourir, concrètement, comme si leurs vies n’avaient aucune valeur, de la même manière que les populations indigènes sur les continents américains ou les ouïghours en Chine, pour ne citer qu’elleux. Mais nous sommes tou-te-s saisi-e-s dans ce réseau de contradictions et d’arrangements avec ces réalités, que nous ayons le choix ou non de les vivre au quotidien. Toutefois, il serait difficile de demander à ces personnes l’effort, qu’elles aient ou non subi toutes les agressions possibles, mais ne serait-ce que d’être sensibles au fait que ça puisse leur arriver à n’importe quel moment, de nier leur sentiment d’insécurité face à une personne, quelle que soit cette dernière et quelle que soit la volonté de celle-ci de bien faire. Nous, analyste ou aspirant-e-s analystes devons avoir l’humilité de reconnaître ça, et de reconnaître le manque crucial d’une diversité d’espaces de soin et de guérison à l’image de la diversité des vécus traumatiques dans nos sociétés.

La psychanalyse ne peut pas s’extraire du monde hétéropatriarcal, capitaliste, raciste ; validiste et impérialiste dans lequel s’inscrit la vie de tous les individu-e-s qu’elle espère soutenir. Sa neutralité n’existe pas et ne peut exister tant que ce monde-ci et que ces oppressions existent.

Enfin, la psychanalyse, à moins de les perpétuer, ne peut pas ne pas être politique.

Crédit photo : « Papillon », La Fille Renne ❤

Genre et sexualisation : processus de différenciation et contexte social

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La présence de forces punitives et répressives soutenant les injonctions aux normes de genre face aux divergences vis-à-vis de celles-ci rend difficile à évaluer la part réelle de la population qui en serait affectée. En effet, l’injonction à l’adaptation masque (terme emprunté au lexique d’analyse sociale des neurodiversités) en effet l’émergence des signes distinctifs par lesquels les personnes se reconnaîtraient éventuellement ou pas dans une certaine typologie d’expérience. Comme nous l’avons vu dans l’article « Identité et identification », des assertions du type « C’est un homme » ou « C’est une femme » impliquent tout un univers de sens forgé par les dynamiques sociales et morales en présence, lesquelles agissent sous le mode de la prescription. Ces deux assertions n’ont pas non plus la même valeur sociale – et par extension institutionnelle, voire médicale –, le statut d’homme étant plus valorisé. Par là même, la transmisogynie peut exister à la convergence de la transphobie et de la misogynie.1

Nous avons cité le philosophe post-structuraliste Michel Foucault, chez qui l’emploi des termes d’hétérotopie et d’utopie renvoient à cet état de tension entre des espaces de divergence et leur contexte normatif. C’est vis-à-vis de ce contexte, selon le philosophe, qu’une utopie sociale et intime est placée hors de la cité, renvoyée à un statut d’hétérotopie ; c’est-à-dire que c’est le contexte normatif de la société conçue comme un ensemble cohérent et uni qui formule les processus de différenciation et par conséquent, de friction, de conflit. C’est parce que l’utopie de ces espaces est jugée déviante qu’elle est également jugée différente et assignée à la minorité, c’est-à-dire à un traitement différencié vis-à-vis du droit, un régime d’exception. Nous avons vu en quoi les figures trans* (formulation qui comprend l’intégralité du spectre des identités trans, comme les non-binarités), intersexes, gays, lesbiennes, bies ou asexuelles, racisées, déclassées et/ou invalides physiquement et/ou psychiquement, ou encore la figure de la pute, étaient soumises à un traitement d’exception justement parce qu’elles ne seraient « pas comme nous ». Seulement pour oblitérer le caractère arbitraire et subjectif de cette mise à distance, le jugement d’exception sur la base de l’identité supposée fait recours à la rigidité de la loi morale.

Comme l’explique la sociologue Karine Espiniera, la binarité fondatrice de ces structures morales et la manière dont celles-ci fabriquent la « normalité » et les conditions de son consentement sont celles-là mêmes qui infligent les types de la féminité et de la masculinité auxquels toute personne, y compris les personnes jugées divergentes (LGBTQIA+, racisées, de classe défavorisée mais aussi, par exemple, grosses, neuroatyiques et/ou handicapées physiquement, …) seraient supposées devoir correspondre pour que leur identité – de genre – soit avérée. De fait, selon elle, on a « psychiatrisé le genre »2, ce qui n’est pas sans rappeler la longue histoire de la psychiatrisation des femmes sous prétexte d’hystérie.3 À la fluidité des identités (dont on n’a vu qu’elles ne pouvaient être que des approximations) répond l’illusion d’une loi morale absolue qui fonde l’établissement d’un système de différence et de hiérarchie juridique et sociale, tout en se rendant aveugle à la violence qu’elle inflige et ce de manière d’autant plus forte que nos sociétés dans leur ensemble ont tendance à se précariser, notamment sous l’effet du modèle patriarcal, hétéronormatif, capitaliste et néo-libéral.4 Si une éthique sociale digne de ce nom se devrait avant tout de respecter les conditions d’auto-détermination mutuelle et l’intégrité physique et psychique de chacun-e, le champ de la morale s’appuiera sur la tradition et l’habitude (terme emprunté au sociologue Pierre Bourdieu, plus précisément l’habitus) pour prescrire en priorité les conduites qu’elle juge prioritaires, valorisantes et répondant à des catégories prédéfinies (le cas des opérations non-consenties sur les personnes intersexes à la naissance en est un exemple radical et flagrant, comme le rappelle la militante Maud Yeuse Thomas5). Ce champ moral façonne les interactions sociales et les structures politiques de nos sociétés qui relèguent les espaces non-balisés au champ du fantasme, à l’absence de liens d’entente et à la peur de l’inconnu. L’univers dominant la représentation de soi et des autres est donc un facteur déterminant dans la capacité à laisser s’ouvrir des espaces d’autonomie qui en eux-mêmes peuvent n’avoir pas vocation à se positionner comme différence.

Si une situation de soi dans une identité signalée comme divergente peut avoir comme racine le refus du modèle de conduite dominant, prescrit au mépris de l’expérience intime, affective et émotionnelle de l’individu-e, la majeure partie des personnes qui s’inscrivent dans ces identités le font d’abord par la nécessité impérieuse d’accorder leur identité sociale à la part la plus inaliénable de leur expérience. Celle-ci est aussi la moins communicable par le langage, premier créateur de norme, dont nous avons vu le caractère nécessairement approximatif, qui va de même pour les normes en question. Comme le dit si bien Delphine Montera (Autiste queer le docu), c’est par cette même tentative de figer notre expérience dans le langage que notre relation à nos émotions est cadnassée et par là, notre capacité à l’empathie, laquelle pourrait fonder cette éthique sociale évoquée plus haut. Les espaces de divergence sociale sont en cela d’excellents exemples de la nécessité de réajuster, de reconfigurer ses habitudes de relation avec les catégories normatives et les espaces qui leur correspondent. Ce « faire autrement » souligne la « mobilité sociale » requise, pour reprendre le terme du sociologue Emmanuel Beaubatie6 pour composer avec les suppositions qui sont faites sur les rôles de genre, de race, de classe et autres au sein des interactions sociales et de la distribution des espaces de pouvoir.

« Il n’y a pas de rapport sexuel »

C’est donc la différenciation qui fait l’autre. Si nous reprenons la définition que nous avons faite du trauma dans des travaux ultérieurs (Seeking stability), c’est la distance qu’on ne parvient pas à remplir qui donne matière à l’élaboration d’une différence entre soi, l’autre et la marque de la rencontre, du contact (qui comprend également tout contact sensoriel qui oblige l’individu-e à réactualiser ses modes de relation au monde qui l’entoure). Dès lors, on peut se souvenir de cette fameuse assertion du psychanalyste Jacques Lacan, qu’on cite et commente abondamment : « Il n’y a pas de rapport sexuel. » (Séminaire XX, 1972-1975, qui traite du rapport entre la jouissance et l’amour.) Le critère de différenciation est un critère juridique. Il signifie la démarcation. Reste l’espace d’indétermination qui serait l’espace investi par la « jouissance », ce reste qui « ne sert à rien ». À la détermination par le langage ou par le signifiant, répond la sur-détermination du climax a priori recherché dans la jouissance, à savoir un orgasme. Sur-détermination parce qu’à ce moment-là, on pourrait dire que le système nerveux est saturé, complètement occupé et ne laisse plus de place à une quelconque imagination. Au contraire, on retient son souffle, on suspend tout, d’où qu’il advient que les ressorts par lesquels on se lie à l’autre, qu’iel soit réel et/ou imaginaire (on s’adresse à l’objet du fantasme), s’effondrent. L’idée d’un « rapport » qui s’établirait par la structuration codifiée et signifiante du langage ne tient plus, donc au sens strictement logique (qui est fondateur dans la réflexion lacanienne), « il n’y a pas de rapport sexuel » parce que dans ce moment d’occupation totale du soi (c’est-à-dire de l’appareil psycho-moteur, du corps dans son ensemble), il n’y a plus de place pour une conscience de quelque chose autre – par extension de quelqu’un-e d’autre que cette expérience prescrite et circonscrite dans le temps et l’espace de ce corps-là. Pour autant, quand on en sort, on est bien obligé-e de se remettre en relation avec l’autre et la réalité de son environnement immédiat. Ce que pourrait admettre la théorie lacanienne si elle se l’avouait à elle-même, c’est qu’au final, peu importe le modèle qui structure les relations au sortir du pic de cette jouissance puisqu’au final, ce serait ce pic qui nous intéresserait. Nous allons donc continuer plus loin et dire que non seulement « il n’y a pas de rapport sexuel » mais, comme annoncé dans l’article « Identité et identification », il n’y a pas de sexuel tout court. On parle du « sexuel » dans la théorie et la pratique psychanalytique parce qu’on assume la fixité des catégories qui le fonde ; par exemple, une « jouissance phallique », assignée à « l’homme », contre une « Autre jouissance », assignée à « la femme » – qui selon Lacan n’existe pas mais moins sur le plan symbolique, si le Phallus structure le « sujet parlant » il reste la trace d’une sorte de dynamique différentielle active contre passive, et c’est ce contre qui posa problème jusqu’à Lacan lui-même et l’engagea apparemment à poser un troisième terme de sortie. C’est à partir de ses objets supposés qu’on fonde le « sexuel », sans se préoccuper, encore une fois, des présupposés sociaux, politiques et symboliques qui conditionnent le maintien des structures par lesquelles ces objets de langage et d’imaginaire continuent de contraindre les conduites sociales et intimes. On ne parle pas de socialisation du genre pour rien, parce que les imaginaires qui nous sont transmis par notre apprentissage des règles de conduite en société prescrivent ces dernières comme autant d’espaces exclusifs de réalisation. C’est pourquoi la théorie et la pratique psychanalytiques, entre autre, restent dans une impasse si elles n’admettent pas le conditionnement des catégories supposées du « sexuel » par des dynamiques de pression sociale très concrètes, ne serait-ce que d’être inclus-e dans un milieu professionnel, culturel et/ou scientifique et/ou médical lié à l’adresse du corps et du psychisme humains.

Il n’y a donc pas de rapport sexuel pour autant qu’on considère que le sexuel soit une chose (terme freudien du ça) autonome et structurante. La psychanalyste Laurie Laufer explique que « Chez Freud, la sexualité est pensée comme sexuel élargi [et non stable, illusoire et indisciplinée]. Dans ce premier temps fondateur de la psychanalyse et inaugurant une véritable rupture, il y a chez Freud une dissociation essentielle dans la sexualité entre plaisir et reproduction. La question de la pulsion dissociée de son objet de satisfaction est un moment capital de l’invention freudienne. Freud a conservé jusqu’aux derniers textes l’idée d’une polymorphie de la sexualité infantile. Ce qui caractérise les pulsions sexuelles, dit-il encore, c’est leur immense plasticité et non pas l’objet de la pulsion elle-même. Ce moment fondateur qu’est l’invention freudienne fait du corps un lieu érogène, sexuel, pris dans un excès pulsionnel et à partir duquel une singularité symptomatique devient langage inconscient. Un corps pour la psychanalyse est d’abord pulsionnel. »7 Or l’altérité, fondamentalement, dans l’optique théorique du paradoxe sensorimoteur, c’est la rupture entre la production d’images mentales (de mémoires) et leur ancrage dans la réalisation motrice. Cette main que je vois et qui est la mienne m’apparaît comme n’importe quel autre objet mais si je veux que cet objet demeure, il faut que je renonce à agir, à réaliser l’action vers laquelle je suis tendu-e dans ma relation à cet objet. L’état de tension et de suspension serait présent, dans cette optique, dès le commencement des facultés signifiantes primaires et pourtant, ceelui-ci n’a pas fondamentalement une nature sexuelle. Il y a une accumulation d’énergie, une violence de contension, peut-être une jouissance, mais il y a une marge entre faire l’expérience de cette situation de blocage et l’investir d’une intention et d’une mémoire se référant à l’expérience sexuelle. S’il y a une sexualisation, elle ne peut venir que dans un second temps, attribuant une certaine valeur à cette « absence de rapport », non pas entre le sexuel et le signifiant, mais entre l’image et l’action correspondante (peut-être le champ du fantasme) – plus précisément entre l’image située dans mes modalités de perception et son énaction (terme emprunté au neurobiologiste Francisco Varela) sensorimotrice. Comme le signale le psychanalyste Darian Leader, on ne peut attribuer la catégorie de « jouissance » à tout et n’importe quoi de manière indifférente.8 Sa genèse et son cadre relationnel priment sur les symptômes qui la signalent. Mais plus encore, l’erreur est de considérer la chose sexuelle comme étant si autonome et si impérieuse que le désir et la jouissance de l’individu-e finiraient par sortir complètement de ce cadre relationnel. À partir du moment où on traite du sexuel et qu’on en emploie le terme, c’est même ce que dit Lacan d’une certaine manière, on se met en relation avec un objet signifiant qui nous accapare. Et c’est dangereux de se laisser accaparer par sa propre relation avec ce type de signifiant, qui peut-être emporte une jouissance, une ligne de tension, qui investit vers l’avant le mot d’une pulsion et entraîne le discours à parfois justifier la culture du viol dans nos sociétés et certaines considérations douteuses sur la sexualité dite « infantile » en vertu de l’observation du « pulsionnel ». Or il n’y a de sexualité que construite socialement et historiquement9 (chose déjà soulignée par Michel Foucault et avouée autant par Freud que par Lacan), qui peut l’être chez une personne adulte lorsqu’elle y consent mais jamais de façon pleinement entendue dans ses causes et ses conséquences chez des personnes mineures, quelque soit la manière dont on les sexualise. Ces seuils de compréhension doivent être structurés dans une éthique de l’apprentissage social.

Qu’un-e enfant ou qu’un-e adolescent-e fasse la découverte de son corps, du plaisir et de la douleur est une chose. Qu’on considère cette découverte comme une « sexualité » et comme étant relatif au « sexuel » sur le même niveau que l’adulte est une faute que la psychanalyse ne peut pas se permettre. La question de l’ascendant psychologique et de l’abus de pouvoir dans les affaires de pédocriminalité dépasse de loin la seule question du sexuel, mais pas seulement. Comme le raconte le comédien Océan dans son podcast La politique des putes, même le consentement et le désir peuvent être mus par des nécessités matérielles qui justifient le travail et la transaction sexuelle. Dans le travail du sexe comme dans la vie courante, le consentement et le désir peuvent s’exclure mutuellement, soit parce qu’on désire et ne contrôle pas le fait de désirer sur le moment mais qu’on refuse pourtant l’échange sexuel pour une raison autre (chose qui peut être, contrairement à ce qu’on pense, plus facile dans le travail du sexe que dans d’autres contextes, du fait de sa dimension clairement économique), soit qu’on ne soit pas animé-e d’un désir impérieux mais que par ailleurs, on consente à l’acte pour d’autres raisons, comme la simple envie de sexe, la curiosité, une situation particulière ou dans le cadre conjugal, la préservation de la « paix des ménages », lesquels peuvent ne pas aboutir en soi à une satisfaction sexuelle.10 Nous ne pouvons ainsi être aveugles des rapports pratiques de pouvoir (parfois insoupçonnés) qui fondent nos sociétés humaines et les interactions qui en découlent dans tous les aspects de nos vies. Par ailleurs, le « réel » du trauma, la blessure qui initie son élaboration, s’il ne peut trouver de relais pour se représenter à lui-même, reste une impasse, et nous faisons face à un grave défaut de représentation véridique et légitime de la complexité des voies par lesquelles les individu-e-s, dans leur isolement relatif, élaborent leur relation à leur corps. Cette séparation bien commode entre vie publique et vie privée lorsqu’il s’agit de ce que nos sociétés sont incapables de prendre en compte, comme le souligne Alice Coffin dans son Génie lesbien (2020), ne fait qu’isoler les personnes dont l’expérience ne trouve pas d’écho ni d’écoute ailleurs que dans leur sphère intime, leurs communautés ou un cabinet de psychanalyse (et encore, jusqu’à un certain point).

De la diversité des représentations

Dans nos sociétés actuellement, le corps n’est toujours pas bien pris en charge ne serait-ce que symboliquement, dans nos représentations. En France, il a fallu attendre le magazine Polysème pour avoir une revue papier promouvant de façon exclusive des artistes qui soient des femmes*, des hommes trans ou des personnes non-binaires. La sexualité (à défaut des sexualités) est toujours majoritairement et quasi-exclusivement représentée sur le modèle mécanique et obligatoire de la pénétration comme seul mode de plaisir sexuel socialement viable. Or cette vision mécaniste, focalisée sur l’agissant, c’est-à-dire le pénétrant (sous-entendu masculin), est ce qui permet à Jacques Lacan de définir la position du pénétré (sous-entendu féminin) comme « l’Autre » d’une « jouissance phallique ». Ce point de vue de départ, comme on a déjà pu le voir, élude complètement la partialité de sa propre situation lorsqu’il définit le « rapport sexuel », même râté, comme étant implicitement le fait d’un « homme qui pénètre une femme ». Dans ce système de différenciation, le critère discriminant, c’est l’agent, défini comme intrinsèquement masculin, qui détermine le point de vue opposé, défini comme intrinsèquement féminin, en fonction de ce que celui-ci lui répond (et Lacan affirme qu’il ne nous en dit pas grand chose et pour cause, puisqu’il faudrait être positionné-e pour l’écouter). La nature d’une supposée sexualité féminine est donc définie selon les conditions d’un rapport elles-mêmes déterminées par une répartition binaire des espaces de pouvoir. On retrouve la critique féministe autour du caractère soi-disant « infantile » de la stimulation clitoridienne promu par Sigmund Freud dans les années 20, qui ignorait bien d’une part, que l’orgasme vaginal est lui-même provoqué par la stimulation des branches internes du clitoris, et d’autre part, que la pénétration est loin d’être la seule voie d’accès au plaisir sexuel, ce que savent un grand nombre de femmes cisgenres, d’hommes trans et de personnes non-binaires pour qui la voie vaginale ne permet pas à elle seule d’atteindre un orgasme. C’est ignorer également le nombre et la créativité des modes de relation au corps qui fondent la diversité d’invention des sexualités et leurs singularités sans avoir à subir l’injonction à la performance hétéronormative de la pénétration comme seule voie d’accès à une sexualité épanouie. De manière générale, elles doivent s’émanciper de la stigmatisation des rapports à la sexualité sortant de ce cadre, laquelle assigne d’office les positions féminines et subalternes à le figure de la vierge ou de la putain, de l’objet de sacrifice volontaire ou du monstre à abattre.

Car la question que pose la valorisation hégémonique et obligatoire du coït hétérosexuel, c’est celle de la reproduction, certes biologique, mais aussi sociale. Si beaucoup témoignent d’une culpabilité à ne pas reproduire avec succès cette performance, c’est bien du fait de son mode prescriptif et de la représentation des rôles assignés aux individu-e-s, non seulement en fonction de leur genre supposé mais de leur attribution génitale (nous parlons tout aussi bien d’attribution dans le cas des personnes intersexes assignées à un genre ou à un autre de façon arbitraire et sur la seule base de l’apparence extérieure, sans le consentement des personnes concernées). Puisque ce schéma opère sur le mode de la prescription (« les hommes font ça et les femmes font ça et c’est comme ça ») et si la valeur de l’acte sexuel ne se prend que dans l’aboutissement du coït hétérosexuel (et dans les faits, celui-ci se finit le plus souvent avec l’éjaculation masculine), alors évidemment, il n’y a pas de rapport, puisque l’on est tendu, de façon téléonomique, vers une fin qui est aussi une séparation, un isolement de l’expérience à travers l’orgasme de l’un-e ou de l’autre des partenaires. Si tout l’acte est seulement conditionné par sa fin, excluant tout intermédiaire dans l’expérience des corps, supposant le seul caractère performatif de la pénétration, alors non, en effet, il n’y a aucun rapport, parce que l’emboîtement mécanique n’apporte en soi aucune découverte, aucun lien singulier, aucune relation qui se serait créée spontanément entre les personnes, entre les individualités engagées ensemble dans un moment de partage intime, même au-delà de l’amour. C’est la raison pour laquelle la philosophe féministe matérialiste Monique Wittig déclarait dans La pensée straight (1992) que « les lesbiennes ne sont pas des femmes », simplement parce que dans ce mode de « rapport » hétérosexuel, les lesbiennes ne prennent pas la place de « la femme ». Elles élaborent un autre territoire symbolique, de la même manière qu’il y aurait autant de sexualités que d’identités possibles relatives au genre et aux personnes qui se les réapproprient. Cela n’empêche pas la singularité de l’expérience d’un corps qui correspondrait à un certain type biologique, qui a son objectivité lisible, notamment, dans un pénis, une vulve ou une intersexuation. Mais cette singularité d’expérience est d’abord et en premier lieu vécue par la personne elle-même, qui a priorité sur le sens à donner à cette expérience, laquelle n’est pas communicable de façon littérale par le langage et lui appartient en propre, de façon inaliénable.

Le sexuel n’est donc pas une catégorie d’analyse valide parce qu’elle embarque avec elle un monde de sens chargé de violence. En fait, elle présume d’un certain état des choses qu’elle considère comme donné, dont il faudrait s’accommoder, sans remettre en cause les conditions de son élaboration et de son maintien. Ce premier article sur les questions liées au genre et à la sexualisation devrait, je l’espère, permettre de rétablir l’exigence d’une généalogie de nos rapports à nos corps, à nos expériences sensibles et aux autres, en société comme en intimité. Encore une fois, si l’expression féministe « L’intime est politique » est souvent répétée, c’est parce que nous construisons constamment notre relation à notre propre corps et à nos expériences en fonction de notre apprentissage social et de ses règles, à travers les dimensions du langage, lesquelles incorporent toutes les aspérités de l’élaboration traumatique. Toute rencontre sensorielle et émotionnelle donne lieu à l’élaboration d’un trauma, ne serait-ce que du fait de leur caractère éphémère et momentané. Le trauma a à voir avec la perte d’une rencontre, d’une situation, d’un contact qui laisse une trace et avec laquelle trace nous devons composer et recomposer notre rapport au monde. La rencontre avec la stimulation sexuelle annonce l’élaboration d’une sexualité qui formule notre manière de composer avec cette expérience et son contexte d’émergence. Il n’y a de sexualité que singulière car il n’y a d’expérience que singulière, ni de dialogue et de partage qu’avec des corps et des lieux propres à eux-mêmes qui forment une rencontre.

Nous espérons pouvoir ici ouvrir un site de réflexion où les moyens de cette élaboration sont rendus possibles.

1Vous pouvez écouter aussi les témoignages de l’épisode 25 de Un podcast à soi, « Les mauvais genres : trans et féministes », Arte Radio, avril 2020.

2Dans le même podcast, mais ses propos rejoignent ceux de Julia Serano dans Manifeste d’une femme trans, ed. Cambourakis, 2020.

3Nous vous rappelons l’enquête pionnière de la journaliste Nellie Bly, en 1887, 10 jours dans un asile, qui démontrait déjà le caractère abusif de l’internements des femmes dès lors qu’elles s’écartaient des rôles prescrits, notamment dans les classes sociales défavorisées.

4Voir les propos du sociologue Emmanuel Beaubatie dans le podcast cité.

5Idem.

6Idem.

7In Jean-Jacques Rassial et al., Genre et psychanalyse, ERES, « Psychanalyse poche », 2016, p. 42. Laurie Laufer ajoute : « Il est vrai cependant que l’inventeur de la psychanalyse n’a pas échappé aux corsets idéologiques et aux préjugés de son temps. Lors de cette première période de l’histoire, Freud met en perspective l’œdipe comme complexe structurant la vie psychique, la différence des sexes comme point de départ théorique de toute pensée de la différence. La psychanalyse est un savoir constitué en un temps où les femmes n’étaient pas encore des citoyennes, étaient assignées aux rôles d’épouses et de mères. Ces préjugés essentialistes ont eu des échos durant un bon moment dans la pratique et la théorie analytiques. »

8In Darian Leader, La jouissance, vraiment ?, ed. Stilus, 2020.

9C’est précisément le combat futile mené pour verrouiller les significations à l’intérieur du cadre qu’on leur a assigné qui fait du genre un objet historique intéressant, un objet qui ne contient pas seulement ce que Foucault appelle des “régimes de vérité” sur le sexe ou la sexualité, mais également les fantasmes et les transgressions résistant à toute régularisation ou catégorisation. C’est le fantasme en effet qui sape toute notion d’immutabilité psychique ou d’identité figée, qui insuffle un désir inépuisable dans les motivations rationnelles, qui participe des actions et des événements que nous appelons l’histoire » in J.W. Scott, De l’utilité du genre, trad. fr., Paris, Fayard, 2012, p. 14.

10Ecouter l’épisode 5 du podcast La politique des putes, « Désirer », produit par Nouvelles Écoutes, 2020.

Crédit photo : « Papillon », La Fille Renne ❤

Annexe – Expertises minoritaires, enjeux majeurs

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La lecture du livre de la journaliste et activiste Alice Coffin, Le génie lesbien (2020), me donne beaucoup à réfléchir. Notamment, sur cet écartement de l’expertise militante de l’espace médiatique et politique en France. La peur générée par le soupçon de « communautarisme » est selon elle symptomatique. L’injonction à la « neutralité » cache en fait mal l’idée selon laquelle « certains peuvent écrire sur tout quand d’autres ont des biais. C’est établir un privilège », analyse Alice Coffin. « En territoire journalistique, il est particulièrement puissant. C’est le pouvoir de raconter toutes les histoires. D’être celui qui peut tout voir, tout dire, qui n’est jamais biaisé puisqu’il n’existe pas, puisqu’il est neutre, évanescent. »1 Le « neutre » serait ainsi le seul habilité à dire l’ « universel », contrairement aux points de vue localisés dans des expériences particulières. Par « neutralité », on sous-entend évidemment le point de vue d’un homme blanc hétérosexuel et cisgenre, comme si celui-ci n’était pas lui-même une expérience située socialement, politiquement et culturellement. Ce facteur normatif est tellement ancré dans l’universalisme français qu’il se rend aveugle à d’autres situations et configurations dans lesquelles se trouvent les autres groupes sociaux et culturels du pays et participent pourtant de sa réalité tangible.

Or, comme le rappelle l’universitaire Maboula Soumahoro à propos des questions raciales2, c’est à partir du moment où les populations soumises à la traite et à l’esclavage ont été déplacées hors de leurs espaces d’entente et sur un même territoire qu’elles ont été constituées comme un groupe uniforme au début de l’ « ère moderne », celle des classifications. Elles ne se percevaient donc pas comme « Noires » ni même comme « Africaines » avant d’être instituées sous un régime d’interprétation dépendant d’un marqueur de différenciation. Ce marqueur crée tout autant la figure du « Blanc », même si celle-ci croit ne pas avoir à l’énoncer. Comme nous l’avons vu précédemment, c’est ainsi le stigma qui crée la différenciation – de la même manière que nous avons vu comment le trauma permet au sujet l’élaboration de stratégies alternatives de relation au monde.

Le système universaliste français enjoint donc toustes les individu-e-s à souscrire à ce point de vue édicté comme la norme d’usage et de bienséance (laquelle a également une histoire, politique et académique, si l’on considère à quel point l’Académie Française se présente comme gardienne de la langue), même si cette souscription implique de rendre invisible des vécus et des expériences particulières bien que résultant d’un même contexte systémique violent. Cette violence-là se traduit de manière autant physique, matérielle que symbolique et morale. La glorification de la masculinité conquérante trouve ses limites dans une histoire sans cesse réactualisée de confiscation des paroles assignées au champ minoritaire. On n’en trouve pas un exemple aussi littéral que dans les massacres ou internements de minorités ethniques partout dans le monde encore actuellement (tribus d’Amazonie, Ouïghours en Chine, Kurdes en Turquie et au Moyen-Orient, Arméniens dans le Haut-Karabakh, …) et les liens entre moyens logistiques et militaires avec l’économie géopolitique capitaliste.

De la même manière qu’Alice Coffin questionne le mépris du « je » dans le champ du savoir lorsque celui-ci revendique un point de vue jugé « communautaire » – c’est-à-dire sortant du consensus établi par les lieux du pouvoir, lesquels distribuent la légitimité de l’usage de la violence physique, matérielle et symbolique – je pense qu’il faut établir la question de la minorité sociale et culturelle à sa juste place. Comme l’a précisé Maboula Soumahoro, ces minorités (raciales notamment) ont commencé à exister en tant que telles suite à une histoire du déplacement. C’est notamment parce que des groupes de population ethniques différents (et établissant leur propre différenciation sur la base de leur appartenance à telle ou telle de ces ethnies) ont été déplacés et regroupés sur un même territoire (par exemple, au Portugal puis aux Amériques) que leur différenciation s’est établie sur la base d’indices visibles assimilables. Aussi, la couleur de peau naît comme un principe discriminant et oppositionnel, de la même manière que l’attribution génitale dut acquérir cette fonction de diviseur politique et symbolique, en particulier à l’ère industrielle avec la redistribution de l’espace social. Il y a ainsi une assignation raciale, minoritaire socialement, de la même manière que dans le vocabulaire trans* on parle d’assignation de genre à la naissance sur la base d’un indice visible qui est l’appareil génital. Un groupe n’est pas minoritaire par essence, comme donné, mais bien assigné à un statut social mineur, en but du partage et de la distribution des espaces de pouvoir de façon discriminée. Cette discrimination est stimulée par les dynamiques de représentation, de cooptation et de transmission au sein de la hiérarchie établie entre les espaces de pouvoir.

D’un processus extérieur aux groupes minorisés, on débouche à une injonction à se conformer aux espaces de droit particuliers (qu’ils soient exprimés ou établis de fait) alloués aux populations concernées et à un long et laborieux travail de conformation et d’apprentissage dans le but d’assurer sa propre survie physique et morale. Cette pression à la conformation a pu déboucher sur ce qu’on a appelé, par exemple en ce qui concerne la genèse douloureuse de la culture Africaine-Américaine, les ressorts de la double conscience ou du signifying3. Ceux-ci décrivent la performation presque obligatoire des stéréotypes assignés aux groupes minorisés par les individu-e-s elleux-mêmes (se conformer à l’image qu’on se fait de nous pour éviter la sanction physique et psychologique) tout en participant d’une entente souterraine et tacite avec les autres qui partagent le même sort. La communauté d’expérience sert ici avant tout à survivre moralement, en conservant tant bien que mal la vitalité d’un imaginaire commun, préservé du regard des forces d’oppression (propriétaire, police, population blanche de manière générale). « Je joue ce rôle, mais toi et moi savons qu’il en est autrement dans notre sentiment, dans le vécu de notre chair et dans notre âme. » Il ne faut pas oublier que dans toutes les dynamiques d’oppression, même les moins visibles, il y a un corps châtié quelque part, qui forme une localité particulière et fonde le rapport singulier de la personne au monde qui l’entoure. (La difficulté des jeunes générations descendant des diverses immigrations en France comme ailleurs peut également se comprendre par le fait de ne pas avoir connu « l’avant », la période de déplacement et l’effort d’adaptation. Nées sur le territoire avec la nationalité correspondante, il peut être difficile de comprendre à quoi et pourquoi on les presse de s’adapter à ce qu’elles sont déjà censées être.)

Aussi, la critique d’Alice Coffin porte bien également sur l’aveuglement, dans la culture politique et médiatique française, face à la performativité des rapports de pouvoir. À se réfugier derrière la norme de la « neutralité », on s’assure de n’être pas exposé-e à notre possible propre divergence en tant que corps qui pourrait se voir assigné à une minorité (ne serait-ce que dans le soupçon d’homosexualité). De même, toute appartenance minoritaire doit être systématiquement signalée pour peu qu’on mette en avant le travail des personnes y appartenant, dans le but illusoire de conserver l’ « universalité » à une certaine catégorie de créations artistiques ou littéraires jugées conformes, en elles-mêmes ou vis-à-vis de leurs auteurs-rices.4 Longtemps, j’avais analysé la spécificité française sous l’angle du rapport au corps et à la langue française. J’avais été marquée du commentaire sur les acteurs-rices français-es dont on disait que le corps était absent, mis de côté, concentrant tout l’effort dans la tête et dans une performance cérébrale du dire. Et c’est vrai que la langue française en elle-même est une des langues à la prosodie la plus pauvre, c’est-à-dire une langue linéaire avec peu d’accents toniques. Le corps, l’expression corporelle et gestuelle, est donc très peu sollicitée (mises à part les singularités régionales). À force de manquer à l’habitude de mobiliser le corps dans l’expression de la parole, ce manque finit par devenir une gêne, une pudeur, un tabou face à ce qui serait perçu comme de l’excentricité, une peur « que ça dépasse », pour reprendre les mots d’Alice Coffin. C’est la peur d’autres manières d’impliquer le corps qui fonde aussi la terreur et le repli panique sur soi du système de représentation dans la culture française. Un ami me disait aussi souvent : « La France n’est pas un pays de musique. C’est un pays de littérature, un pays de philosophie, mais pas un pays de musique. » Et toutes ces dimensions sont extrêmement liées.

Et ça questionne ma propre position militante dans mon travail, théorique comme pratique. Dans quelle mesure met-on de côté sa propre subjectivité dans sa relation à la souffrance des autres ? Dans quelle mesure reconnaître cette souffrance, c’est accéder à la demande de l’autre, et dans quelle mesure serait-ce une mauvaise chose ? Qu’est-ce que nous avons peur que l’autre prenne en y accédant ? L’idée d’un espace intermédiaire délibérément ouvert entre soi et l’autre n’implique-t-elle pas au contraire que nous choisissions de façon consentie et en pleine conscience ce que nous y mettons en commun ? Penser que l’autre veut quelque chose de nous suppose que nous constituions un espace de pouvoir, que l’autre puisse faire quelque chose sur nous. Or c’est l’espace entre soi et l’autre qui compte et qui est un espace de possible.

Encore une fois, la critique d’Alice Coffin et de bien d’autres, qu’elle soit féministe, anti-raciste ou d’un autre tenant, voire cumulés, concerne les systèmes (d’abus) de pouvoir, d’influence et de domination au-delà des simples individu-e-s qui les soutiennent. C’est un appel à ce que le politique prenne en charge le « changement radical de société » qui opère déjà – et permet au personnage de la juge américaine Ruth Bader-Ginsburg (Felicity Jones) dans le biopic Une femme d’exception (Mimi Leder, 2018) d’articuler son discours juridique pour que le droit accompagne ce changement qui a déjà cours. Comment articuler à notre tour la défense des groupes assignés à la minorité sociale – lorsque ceux-ci ne promeuvent pas la violence ni la haine contre d’autres groupes minoritaires – et la rendre audible et visible au-delà de nos propres communautés, et ce tout en revendiquant tout aussi bien « la légitimité de l’universel », comme l’explique Marie de Cenival, initiatrice du collectif La Barbe, à Alice Coffin.5 L’absence de relais médiatiques rend difficile de s’organiser et de compter dans le champ politique pour faire évoluer les structures sociales, lesquelles sont particulièrement mises à mal par la doctrine néo-libérale, y compris dans leurs relations avec les écosystèmes naturels. En France, affirmer la communauté d’expérience, c’est pointer du doigt l’imperméabilité des normes qui fondent le système majoritaire face à des expériences divergeant du récit national.

Or, la crise que connaît la société française aujourd’hui vient justement de la tension entre la pensée articulée par les groupes minorisés socialement par rapport à leur propre expérience, et ce système majoritaire qui évalue dans leur manque de moyens une apparence adolescente, négligeable et dévalorisée alors même que cette pensée est au plus près de l’expérience. Ces sources de première main sont constamment discréditées. Ce sont les modalités formelles d’expression d’une pensée, aussi articulée soit-elle, qui priment, toute la certification sociale d’un entre-soi qui ne se dit pas, en vertu notamment du prestige littéraire et philosophique français dont l’histoire a été construite en grande partie sous des monarchies et imprégnée d’un imaginaire vantant les qualités du héros masculin blanc et civilisé – par rapport aux populations pauvres sur place comme dans les territoires (anciennement) colonisés. C’est sans rappeler que les fondements de cette civilité s’appuyaient justement sur ceux de l’aristocratie et de la bourgeoisie, seuls prétendant au titre de citoyenneté.

Ma situation dans les espaces queer n’est pas négligeable, d’autant plus qu’elle serait censée devoir m’obliger à me conformer moi-même au champ de la « neutralité », de montrer patte blanche. C’est de cela aussi que je voulais parler, de comment articuler une pensée générale à l’intégrité de sa propre situation à la fois morale et épistémologique.

1In Alice Coffin, Le génie lesbien, ed. Grasset, 2020, p. 50.

2In Maboula Soumahoro, Le Triangle et l’Hexagone – Réflexions sur une identité noire, ed. La Découverte, 2020.

3Lire Paul Gilroy, L’Atlantique noir : Modernité et double conscience, ed. Amsterdam, 2003.

4Ecouter à ce sujet l’épisode 3 du podcast Kiffe ta race, « La geisha, la panthère, la gazelle ».

5In Alice Coffin, op. cit., p. 119.

Crédit photo: « Papillon », La Fille Renne ❤