Annexe – Langage, morale et interfaces sociales

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« Je devais découvrir que la ligne qui sépare un témoin d’un-e acteur-rice est une ligne en effet très fine ;

toutefois, la ligne est réelle. »

(‘I was to discover that the line which separates a witness from an actor is a very thin line indeed ;

nevertheless, the line is real.’)

James Baldwin, I am not your negro (Raoul Peck), « Witness »

Il existe deux types de complexité : l’un représente la diversité des chemins empruntés par le vivant pour élaborer leurs espaces habitables, l’autre l’intrication des liens et des rapports hiérarchiques de dette. Ces derniers ont à voir avec la contention par laquelle le régime des lois morales tient toute action comme éminemment et préventivement responsable de son inévitable sanction. La prescription morale perpétue ainsi la mémoire de cette sanction. « Parce qu’il y a la violence, il y a la morale », expliquait le philosophe Paul Ricœur.1 Nous sommes enjoint-e-s à purger un mal originel qui a ou aurait été fait et en vertu duquel l’ordre social et/ou familial doit être maintenu, la dette observée et payée. La dette s’inscrit au cœur du champ de la loi morale, et elle est générationnelle – comme en témoignent notamment les séquelles des périodes officielles comme officieuses d’esclavage et de colonisation.2 Néanmoins, un point fondateur de notre travail ici est de renverser le corollaire du constat herméneutique en explicitant qu’aussi bien, comme nous l’avons vu, parce qu’il y a la morale, il y a la violence. En effet, c’est la morale qui donne sa mesure et fait exister la violence en tant qu’objet d’interprétation, mais aussi, c’est la contrainte prescrite par les lois morales qui empêche la libre réalisation des individu-e-s et induit une violence sociale et émotionnelle, sous forme d’anxiété ou de rage. Sans les espaces intermédiaires propres à l’élaboration du trauma, ce sont les cibles immédiates qui servent d’exutoire.

Le webzine culturel, féministe et intersectionnel Deuxième Page sort sa première revue papier prochainement sur le thème de la colère, notamment de la colère féminine et de la manière dont celle-ci fut et est encore largement discréditée, assourdissant les voix qui se lèvent pour raconter leurs expériences d’un ordre politique oppressif – on pense entre autre aux stratégies dites du gaslighting. Ces voix sont souvent dépolitisées et pathologisées, par exemple, par le qualificatif de l’hystérie. Le genre, ainsi que d’autres catégories hiérarchisées, tombe comme une désolidarisation du droit et ici, le champ moral et sa tradition, la répartition des rôles de genre qu’elle établit, participent d’un cloisonnement du dialogue social et de la participation collective à son propre devenir. Le caractère impérieux du domaine moral et son efficacité justifient l’accoutumance vis-à-vis des injustices manifestes par une hiérarchisation des droits. L’ordre moral vient traditionnellement de la figure du Père et nous prenons cela pour acquis. Dans le roman L’hibiscus pourpre (2003) de Chimamanda Ngozi Adichie, c’est cette figure du père aimé et admiré en public mais respecté jusqu’à la crainte en privé qui reflète l’archétype de l’ordre patriarcal. Cet archétype n’est pas propre au genre masculin – ni n’en est l’essence – mais à une organisation masculine du pouvoir autour de rapports de force cristallisés dans le champ symbolique et politique. C’est un possible qui a été actualisé de façon précaire à travers les siècles, enjoignant la classe masculine à la renforcer par peur d’un soulèvement et par un cruel manque d’éducation affective – et cela aussi constitue une contrainte sociale reproductive qui a valeur de prescription. C’est un cycle de violence et de réponse défensive à cette violence. Nous nous accoutumons à ce que la marge de protection qui nous est offerte justifie d’être redevable aux figures parentales et d’y obéir, comme l’explique la psychanalyste Alice Miller.3 Or, cette obéissance est également justifiée par la nécessité impérieuse de maintenir une lignée familiale, politique et culturelle présentée comme le seul moyen de survie psychique et symbolique collective face à la perspective de la mort. Sous un régime de peur, nous nous accoutumons donc à obéir pour ne pas mourir, sans vraiment savoir toujours à qui et pour quoi obéir. C’est une tractation, un contrat que nous nous habituons à réactualiser sans cesse, comme une garantie par défaut.

Qui dit accoutumance dit dépendance, y compris pour ce qui est de donner du sens à nos actions et à celles des autres. Le système de « protection » – mais de qui et comment ? – de l’ordre moral (entendu du groupe dominant) est lui-même dépendant d’un système politique qui entretient une forme de violence légitime (car reproductible) à même de justifier sa hiérarchie. Bien des modèles du sacrifice sont finalement tirés d’une même verticalité du pouvoir, fût-elle même fondée sur un ordre mystique. Cette même verticalité et les verrous qu’elle implique formulent les conditions d’élaboration du trauma autour d’une figure d’autorité à la fois crainte et respectée, laquelle justifie l’usage légitime des violences physique et symbolique l’une par l’autre (Pierre Bourdieu, Sur l’Etat, 1989-1992) ; ou pour reprendre les mots de l’Abbé Pierre au sujet des écarts de richesse : « Il n’y a pas de violence qu’avec les armes. Il y a des situations de violence. »4 Si l’on pensait que ça n’avait rien à voir avec les enjeux du genre, qu’on songe au fait qu’aujourd’hui, en Europe, on assiste à la montée des partis d’extrême-droite, lesquels font reculer les droits à l’avortement – comme en Pologne et dans une trentaine d’autres pays du monde (dont les États-Unis et le Brésil) réunis autour du « Consensus de Genève ».

Comme toujours, l’intersectionnalité offre des clés de lecture. En France, selon le rapport du CCIF de 2019, 70% des actes islamophobes ont été adressés contre des femmes musulmanes ou supposées l’être en 2018. Pourtant, la majorité des attaques terroristes armées et revendiquées par des groupes islamistes sont identifiées comme étant perpétrées par des hommes. Les femmes tendent donc à être associées plus spontanément au quotidien à des objets et des cibles faciles d’attaque « ordinaire », non-organisée et impulsive lorsqu’il s’agit d’exprimer ouvertement un ressentiment diffus à l’égard des populations de confession musulmane. L’habitude d’une certaine impunité et normalisation face aux agressions commises envers des femmes et groupes minorisés, jusqu’au sommet de l’État, vient appuyer cette tendance. Il est par ailleurs rare qu’on questionne les contextes systémiques, voire géopolitiques qui entraînent agressions et attentats. Il faut rappeler le nombre d’entre eux perpétrés par des personnes s’identifiant à des idéologies d’extrême-droite (la majorité le sont aux États-Unis5) et souvent ouvertement misogynes. Cela confirme l’orientation politique par laquelle on véhicule la narration médiatique autour de ces événements en termes moraux de Bien et de Mal et leur exploitation. Cette division binaire rend difficilement compte des violences interstitielles propres aux dynamiques intersectionnelles. Ainsi, le 24 octobre dernier, la chanteuse de Lous and the Yakuza relatait sur son compte Instagram un cas de cyber-harcèlement à son encontre visant sa couleur de peau foncée, dont elle expliquait qu’il provenait pourtant d’hommes noirs. Un système de domination hiérarchique sur la base du genre, de la race, de la classe et/ou de la validité affecte aussi les dynamiques intra-communautaires, comme c’est le cas du colorisme. Le fanatisme n’est enfin pas le propre d’une religion comme l’Islam, quoi qu’en disent les adeptes du « séparatisme », sinon nous ne pourrions pas parler d’un fanatisme capitaliste et suprématiste qui estime qu’une croissance exponentielle infinie est possible dans un monde aux ressources finies et que ses bénéfices seraient « naturellement » échus aux hommes blancs (comme catégorie sociale), cisgenres et hétérosexuels. Ces derniers auraient autorité pour ce qui est de décider du cours de sociétés entières et de leurs écosystèmes naturels. La hiérarchisation raciale sert en effet très bien l’exploitation des ressources (matérielles comme humaines) par une classe dominante. Selon les chercheurs-ses du collectif Zetkin, « L’accaparement et l’empoisonnement [des terres de populations comme les Amérindiens ou les Ogoni dans le delta du Niger] n’est admissible que si leur valeur humaine est diminuée. Les exploits qui font la fierté des « races civilisées » n’auraient jamais pu être accomplis sans les matières premières, les marchés d’outre-mer et l’esclavage africain. »6

En France, le ton martial utilisé depuis le début de la crise sanitaire et économique liée au coronavirus, qui fait suite à la violente répression des mouvements de protestation des « Gilets Jaunes », illustre parfaitement les mécanismes d’accoutumance à l’injustice sociale par l’application de la « stratégie du choc » (Naomi Klein, 2008). Des interventions impeccables sur l’auto-détermination comme celle de Sara El Attar, consultante en gestion de projet et jeune femme voilée, sur la chaîne Cnews (21 octobre 2020), montrent bien l’effort de résilience constamment supporté et pourtant invisibilisé face au faisceau d’injonctions et de projections imaginaires – ici de façon exemplaire sur un plateau de télévision, face à des personnes qui ne comprennent, ne vivent et ne s’ouvrent pas à des réalités d’existence différentes des leurs. De nombreuses personnes des communautés Sud-Asiatiques tentent également de rendre plus visibles et lisibles leurs expériences sous-représentées et mal comprises (relatives aux communautés de couleur Brown). La conjonction entre un contexte global et géopolitique violent et l’absence d’espaces de dialogue sous le règne néo-libéral continue par ailleurs de provoquer des situations d’incompréhension et de violence inacceptables, qu’il s’agisse du meurtre de l’enseignant Samuel Paty par un fanatique religieux comme de l’agression au couteau d’une famille musulmane par deux femmes avec leurs chiens sur le Champ de Mars (20 octobre 2020). On pourrait croire que les situations de violence ne sont pas non plus une spécificité du néolibéralisme ; seulement sa spécificité bien réelle, c’est qu’un accès facilité aux ressources (matérielles mais aussi morales, intellectuelles, culturelles) existe, mais qu’il soit confisqué par les écarts de richesse, lesquels sont entretenus et accentués sans mesure (voir les derniers rapports Oxfam). Une tension de plus en plus grande continue de croître dans la marge restante entre précarité et confort. Plus celle-ci est atteinte, plus nous espérons préserver le peu de confort et de protection qui nous est offert, et nous nous rendons prêt-e-s à accepter la progressive destitution des « libéralismes politiques », selon les termes révélateurs annoncés par le président russe Vladimir Poutine, il y a de cela un an.7 Ceci correspond à la mise en place de l’accoutumance au pire, tant que nous n’en sommes pas personnellement touché-e-s, d’où le nécessaire maintien d’une dichotomie raciste Nord / Sud.

Nos corps et nos vies sont prises dans tout cela, et rien n’en reste sans effet sur nos représentations et nos apprentissages, comment nous nous formulons nos futures et composons avec un présent chargé d’une histoire par ailleurs souvent tue ou déformée, orientée politiquement (qui aujourd’hui a déjà entendu parlé des « folles de la Place Vendôme », ces mères venues protester contre les violences policières entre 1982 et 1986 ?8). Les rapports de pouvoir qui sont engagés désignent les espaces ouverts pour l’élaboration personnelle et collective et en referment d’autres. Genres et sexualités sont intimement dépendants de ces facteurs contextuels et constamment reconstruits, comme le signalaient les concepts que nous avons abordés précédemment liés aux hétérotopies chez le philosophe Michel Foucault. Adresser les problématiques qui leur sont liées ne peut se faire sans questionner ces contextes et leurs échelles, pour en tirer les grandes lignes, structurer son regard, se mettre à l’écoute de l’élaboration singulière de tout trauma.

Apprentissage social et la symbolique des monstres

Avant de revenir aux questions directement liées au genre et aux sexualités, faisons un détour par le cinéma et notamment avec un film : Us (2019), écrit et réalisé par Jordan Peele. Celui-ci représente une famille Noire Américaine de la classe moyenne, les Wilson, en vacances d’été à Santa Cruz, en Calilfornie. La nuit venue, iels sont confronté-e-s à leurs doubles horrifiques, toustes habillé-e-s d’une combinaison rouge et armé-e-s d’un ciseau, qui montrent l’intention de prendre leur place. Sans rentrer trop dans les détails pour celleux qui souhaiteraient voir le film (nous annoncerons un spoiler), on peut en dire que le point pivot de l’histoire se situe autour du personnage d’Adélaïde (Lupita Nyong’o) et du double qui lui est relié (Tethered), dont on apprend la nature véritable à la fin du film. Ce dernier introduit des éléments symboliques discrets qui captent l’attention d’Adélaïde et évoquent l’existence parallèle de deux mondes : l’un évoluant à l’air libre, l’autre souterrain. Les gens ordinaires, et les monstres. La classe des dominants, la classe opprimée. Le récit officiel et son oubli, l’Histoire et sa livre de sang. On apprend plus tard que la population des doubles peuplant les souterrains aménagés est issue d’une expérimentation scientifique avortée qui avait eu pour but initial de contrôler les personnes à la surface. La scène d’ouverture du film montre la personne qu’on identifie comme étant Adélaïde enfant se promener le soir avec ses parents sur la promenade au bord de la mer, tout au long de laquelle se tient une fête foraine. La petite fille échappe à la surveillance de ses parents et se perd dans une galerie aux miroirs sur le thème de la forêt et du chamanisme Amérindien. Celle-ci invite les promeneurs-ses à « Découvrir qui iels sont ». Adélaïde y fait la première rencontre avec son double et une grande part du film tourne autour de la relation traumatique entre les deux êtres. Le schéma manichéen Bon-ne / Méchant-e est ainsi remplacé par une ambivalence entre coupable et victime qui lie Adélaïde à Red.

Illustration 1: Lupita Nyong’o dans Us, de Jordan Peele (2019)

(Spoiler : Ce qu’on découvre à la fin du film, c’est qu’à ce moment qui initie le récit, le double enlève la petite fille et l’emmène dans les souterrains où vivent les « Relié-e-s », lesquel-le-s sont dénué-e-s de parole. Elle prend ainsi sa place à la surface et usurpe son identité, tandis que la « vraie » Adélaïde se retrouve la seule douée de parole dans un monde clos, semblable à un cauchemar. Mais pour cela, alors même que les parents d’Adélaïde à la surface retrouvent une enfant incapable de parler et étrange qu’iels ne reconnaissent pas, celle-ci devra apprendre à intégrer le langage et les codes de leur monde, le monde « libre ».)

Le film Us, au-delà de la construction symbolique très fine évoquant l’histoire des États-Unis et la construction de l’altérité (le massacre des Amérindiens, la mise en esclavage des populations Noires Africaines, l’exploitation capitaliste des classes prolétaires, …), pose la question de l’apprentissage des codes sociaux, symboliques et corporels (les premiers indices qui trahissent finalement la véritable identité d’Adélaïde) et du même coup, des interfaces qui font la médiation entre soi et les autres. Cet apprentissage et ces interfaces régulent les interactions sociales et les réseaux de valeur. Au final, ils permettent donc à Adélaïde de réussir à jouer le rôle d’une jeune femme comme les autres, qu’elle vient aussi à apprendre grâce à la danse, l’art comme vecteur de singularité. La symbolique du masque est là constamment dans le film et fait presque écho au terme de masking (« masquage ») dans le lexique analytique féministe des neurodiversités, lequel désigne l’effort constant de conformation aux normes de conduite sociale dans le but de favoriser son intégration et d’éviter le stigma de la différence. Or, comme l’affirme Morgan-e Blier, militant-e queer et handi-e, « personne n’a jamais été normal. Le corps humain n’a jamais été standard. »9 Le thème du monstre, pris ici dans sa dimension horrifique, évoque celui des freaks, des gens différents, à la marge, comme les off colours de Homeworld dans la série animée Steven Universe (2013-2019). Les espaces sociaux « normaux », leurs mondes de représentation et leurs codes fonctionnent ainsi comme des interfaces sociales et symboliques qui sont soumises à une lecture, à une interprétation et à une évaluation constante. On évalue et on surveille sa conformation à la norme et celle des autres constamment, de façon compulsive, comme condition de notre évolution dans les espaces où notre corps est exposé. (Nous avions développé autour de ce thème l’idée d’une méta-herméneutique, soumettant à l’interprétation tout champ lisible du corps soumis au regard.)

Dans Us, la concomitance récurrente d’identités semblables mais sensiblement différentes par leur allure et leur comportement souligne « l’inquiétante étrangeté » (Sigmund Freud, 1919) d’une indétermination et d’une indécision. J’hésite entre m’identifier et rejeter l’élément auquel je suis censé-e pouvoir m’identifier. Dans une scène mettant en parallèle la vie des « Relié-e-s » avec celle de leur « Originaux-les » à la surface, nous sommes constamment en train d’établir des correspondances, de retrouver les ressemblances et les divergences, et c’est cette tension entre deux mouvements contradictoires – d’attraction et de rejet – qui crée le malaise, l’espace de différence et le décrochage du rapport entre la reproduction et sa référence. C’est parce qu’il y a un effort constant d’évaluation et que cet effort est actif que toute divergence est perçue comme une perturbation de l’effort d’identification. Le film aborde ainsi brillamment le thème du pulsionnel, qui de la même manière que le concept de jouissance, on l’a vu (Darian Leader, 2020), est soumis à un usage qu’il s’agit ici de questionner.

Le « pulsionnel » ou la rupture de l’intimité

Comme évoqué dans l’article précédent, la (com)pulsion de répétition et la jouissance s’établiraient dans l’absence de terme (autant compris comme fin que comme objet signifiant défini, ayant un contour bien délimité et une forme finie), voire l’impossibilité d’un terme. Il est impossible d’assimiler la personne à son double ou à sa propre image dans le miroir, comme il est impossible pour sa propre main d’être l’objet et l’agent pour s’en saisir, et c’est parce que cette distance est irréductible que notre perception établit dans cette image une distance, qui est imaginaire parce qu’on ne peut la résoudre ni la combler. Elle résiste en tant qu’objet non-assimilable à la parole. C’est l’idée que nous avions observée dans le dispositif logique de l’identité posé par le psychanalyste Jacques Lacan (voir « Identité et identification »), empruntant à Saussure l’idée qu’un signifiant se définit d’abord par tout ce qu’il n’est pas – y compris lui-même comme faculté à se répliquer. Si une chose est Une, elle n’est pas censée avoir un autre qui lui soit identique, d’où l’incongruité de sa propre réflexion. Ce genre d’idée a beaucoup nourri des démarches artistiques conceptuelles comme celle du plasticien Marcel Duchamp au début du siècle dernier ou du compositeur John Cage dès la fin des années 40. Elle pénètre de manière générale, comme nous l’avons vu, toutes les questions liées à l’altérité dans les points de vue assignés à la minorité sociale.

Or, de la même manière que nous avons critiqué l’usage préférentiel des concepts théoriques liés au sexuel, pour envisager plutôt les processus de sexualisation, nous devons nuancer la catégorie de « pulsionnel », habituellement jugée comme élément élémentaire et irréductible. Que serait un corps sinon un ensemble coordonné de pulsions ? Nous avons vu avec Francisco Varela qu’une vision prescriptive du monde naturel et humain pouvait distorde notre champ de perception et d’évaluation. Parler de pulsion revient à parler d’un donné qui s’établirait en-dehors de toute structure relationnelle. Or, nous l’avons vu, il faudrait envisager les choses autrement parce qu’il n’y a pas d’expérience qui puisse en fait exister en-dehors de ce cadre, en vertu même du principe de sensorimotricité – lequel implique tout corps au cœur des modalités d’interaction qui le lient à ses environnements perçus. Une expérience est ainsi toujours incarnée et située dans cette intrication du fonctionnement sensorimoteur des corps avec leurs environnements d’expériences qu’ils réinventent constamment (F. Varela, E. Thompson & E. Rosch, 1991). De même, l’exercice de la pensée, l’ouverture de l’imaginaire puis l’élaboration symbolique et structurelle du langage prennent toutes racine dans ce cadre. Les modalités d’interaction qui régulent nos expériences aujourd’hui sont de surcroît interdépendantes des systèmes de règles et de dettes qui forment nos environnements sociaux de façon artificielle (joignant le corps aux actes de langage, au sens d’artifier emprunté à la chercheuse en neuroesthétiques Ellen Dissanayake) et répartissent les espaces de pouvoir – notamment en fonction des critères de genre (Kate Millett, Sexual Politics, 1970), mais aussi de race, de classe et entre autre, de validité. C’est parce qu’il y a ce regard de l’autre que ma relation à mon corps embarque avec elle la mémoire d’une sanction et sa situation traumatique. Si le pulsionnel désigne tout ce qui du corps n’est pas pris en charge dans le champ social, laissé à la charge de l’individu-e qui se devra de le contenir, alors non seulement la dimension sociale doit être prise en compte dans sa qualité de regard auquel on soustrait la pulsion, mais aussi comme espace de rupture de l’intimité de la personne avec son propre corps. À qui alors adresser la douleur ou le plaisir de ce corps-là ?

Par peur de complaisance avec cette charge pulsionnelle suspectée chez la personne qui fait office de patient-e et par attachement, lui-même suspect, à un lexique témoignant d’une objectivité scientifique « neutre » (sous-entendue de tradition masculine), la théorie psychanalytique, chez Sigmund Freud comme chez Jacques Lacan, a fini par déposséder le sujet de cet espace propre à soi où on loge le pulsionnel – parfois en oubliant sans doute eux-mêmes qu’ils étaient des « sujets parlant » dépendants des conditions de leur propre émergence et culturellement situés – et qui est tout simplement l’intime. Au-delà du corps en tant qu’objet de pulsion, il y a les différents espaces d’élaboration de son action et de son sens, lesquels ne se valent pas et n’incluent pas les mêmes droits de réponse. Ceci agit sur la qualité même de tout symptôme, puisqu’il pourra être interprété tout à fait différemment, par exemple, selon le genre de la personne (il n’y a pas d’exemple aussi emblématique à ce titre que le diagnostic d’hystérie). Il existe un territoire de relation à son corps propre qui doit être réapproprié par la personne et pour elle-même. Et c’est très important, parce que la rupture de l’intime causée par la sanction – notamment morale, dans ce qu’elle se signale comme un impératif préventif, par ailleurs souvent signifié dans la théorie psychanalytique et son usage par le concept orienté de « castration » – est justement ce qui marque l’expérience directe du corps du sceau de la culpabilité. Or, si on ne met pas la culpabilité assignée à la pulsion en rapport avec la légitimité qui devrait être absolue de l’expérience intime, on manque aussi la perspective de la cure, qui est non tant l’acceptation d’un « désir » impérieux en tant que construction inconsciente du pulsionnel, mais la réappropriation de l’intime, qui peut ou non faire part à la sexualisation de cette expérience. On ne peut s’abstenir de contextualiser le pulsionnel au même titre que le sexuel et de les ramener à leurs conditions d’émergence en tant qu’objets symboliques.

Darian Leader a examiné avec attention les gestes compulsifs de nos mains dont on ne sait que faire dans l’espace public et même privé, partout où elles sont potentiellement soumises au regard (Mains, 2017). Cette compulsion signale une insécurité face à une non prise en compte du corps dans ses dimensions expressives dans l’espace social, autant que la compulsion de rectification, d’isolement, de séparation de leur activité du reste du corps visible, lequel doit être normalisé de façon impérieuse. Pour autant, est-ce que ce « pulsionnel » existe en-dehors de son rapport de tension avec cette force de conformation issue du champ d’interprétation sociale ? Au-delà de sa dimension strictement nerveuse, le pulsionnel est coloré d’une violence. Or, nous avons vu que toute violence est co-dépendante du champ moral qui impose et prescrit une contrainte du corps et sa conduite préférable. Le pulsionnel émerge de cette violence qui est une rupture de la capacité du corps à s’auto-déterminer et à se présenter à lui-même. Le pulsionnel se présente comme une transgression, mais cette même transgression se prend à la mesure des interdits prescrits et de l’absence d’une répartition équitable des espaces de parole et de réinvention de soi. Ces champs forment des interfaces interprétatives et sociales qui conditionnent l’accès au sens et à sa situation équitable. L’apprentissage du respect de l’intégrité physique et psychique des autres devrait être prioritaires. Cet apprentissage permettrait de soumettre une frustration éventuelle à sa propre évaluation et à projeter des alternatives dans les champs intermédiaires restant ouverts. Or, le champ moral et prescriptif impose une conduite linéaire qui ferme l’accès aux alternatives à partir d’un certain point d’acceptabilité sociale, laquelle est basée sur des normes et des conventions et intriquée à des impératifs politiques et hiérarchiques.

Cette compartimentation des espaces possibles est tout à fait lisible dans la séparation imperméable entre les espaces naturels et urbains, comme l’exprimait l’essayiste Sylvia Federici avec le concept d’enclosure (voir « Identité et identification »). Le pulsionnel n’existe pas hors de l’enfermement, du cloisonnement et de l’orientation qui lui donnent sa norme et dont la binarité est le premier inhibiteur de nuance (Bien / Mal, homme / femme, riche / pauvre, peau claire / peau sombre, valide / invalide, …). Permettre l’élaboration ouverte des moyens d’expression propres et des modalités de dialogue est loin d’être une porte ouverte au crime si elle permet, encore une fois, l’apprentissage du respect mutuel du droit à l’auto-détermination. Ses termes ne reflètent pas non plus un manque de complexité ni une dimension utopique. Ils évitent juste de porter caution aux structures signifiantes qui prennent la perpétuation des violences systémiques comme un donné. C’est grâce à cette flexibilité qu’on permet au contraire une régulation sereine des espaces collectifs et intimes et par là, de la liberté.

1In Paul Ricœur, Ecrits et conférences 2 : L’herméneutique, ed. Seuil, 2010.

2En France, la situation dans les Antilles est toujours préoccupante, notamment en regard de la pollution des terres par l’épandage de pesticides et de la répression des mouvements de protestation. L’activiste féministe et anti-raciste Angela Davis dira même d’un pays comme la Martinique que son fonctionnement, soumis à la Préfecture Française, s’établit toujours comme celui d’une colonie (à la conférence « Moving Together: Activism, Art and Education », Université d’Amsterdam, mai 2018).

3In Alice Miller, Notre corps ne ment jamais, ed. Flammarion, 2004.

4Discours donné le 22 janvier 2007, Fondation Abbé Pierre.

5http://www.slate.fr/story/196417/supremacistes-blancs-majorite-attentats-terrorisme-interieur-etats-unis

6In Zetkin Collective, Fascisme fossile. L’extrême droite, l’énergie, le climat, coordonné par Andreas Malm, ed. La fabrique, 2020. Lire aussi l’article de Basta ! Mag, « Déni du réchauffement, mépris pour les renouvelables, haine des réfugiés climatiques : le « fascisme fossile » », 22 octobre 2020.

7https://www.lemonde.fr/international/article/2019/06/28/les-grandes-lecons-illiberales-de-vladimir-poutine-au-financial-times_5482876_3210.html

8Voir l’ouvrage de Fatima Ouassak, La puissance des mères : pour un nouveau sujet révolutionnaire, ed. La découverte, 2020.

9« C’est une idée qu’on nous a mise dans la tête pour qu’on soit d’accord avec la façon dont on maltraite les personnes qui ne sont pas considérées comme appartenant à la norme. Il faut bien se rendre compte que […] la façon dont les gouvernements, les groupes, les institutions, les entreprises et les individus traitent les personnes malades et/ou handi est pire que de vivre avec une maladie et/ou un handicap. Et d’autre part être valide, non malade, est un état temporaire. Il va y avoir un moment dans votre vie où vous allez vous casser la cheville, où vous vous rendrez compte que vous n’êtes pas câblé comme tout le monde, où vous allez tomber malade, où simplement vieillir. » Dans un témoignage du 23 octobre 2020(dont nous tairons la source ici), où iel parle de l’effort constant de sur-adaptation et d’effacement de son handicap. Le « camouflage » (masking) peut en effet s’appliquer aux handicaps de manière plus large.

Crédit photo : « Papillon », La Fille Renne ❤

Genre et sexualisation : processus de différenciation et contexte social

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La présence de forces punitives et répressives soutenant les injonctions aux normes de genre face aux divergences vis-à-vis de celles-ci rend difficile à évaluer la part réelle de la population qui en serait affectée. En effet, l’injonction à l’adaptation masque (terme emprunté au lexique d’analyse sociale des neurodiversités) en effet l’émergence des signes distinctifs par lesquels les personnes se reconnaîtraient éventuellement ou pas dans une certaine typologie d’expérience. Comme nous l’avons vu dans l’article « Identité et identification », des assertions du type « C’est un homme » ou « C’est une femme » impliquent tout un univers de sens forgé par les dynamiques sociales et morales en présence, lesquelles agissent sous le mode de la prescription. Ces deux assertions n’ont pas non plus la même valeur sociale – et par extension institutionnelle, voire médicale –, le statut d’homme étant plus valorisé. Par là même, la transmisogynie peut exister à la convergence de la transphobie et de la misogynie.1

Nous avons cité le philosophe post-structuraliste Michel Foucault, chez qui l’emploi des termes d’hétérotopie et d’utopie renvoient à cet état de tension entre des espaces de divergence et leur contexte normatif. C’est vis-à-vis de ce contexte, selon le philosophe, qu’une utopie sociale et intime est placée hors de la cité, renvoyée à un statut d’hétérotopie ; c’est-à-dire que c’est le contexte normatif de la société conçue comme un ensemble cohérent et uni qui formule les processus de différenciation et par conséquent, de friction, de conflit. C’est parce que l’utopie de ces espaces est jugée déviante qu’elle est également jugée différente et assignée à la minorité, c’est-à-dire à un traitement différencié vis-à-vis du droit, un régime d’exception. Nous avons vu en quoi les figures trans* (formulation qui comprend l’intégralité du spectre des identités trans, comme les non-binarités), intersexes, gays, lesbiennes, bies ou asexuelles, racisées, déclassées et/ou invalides physiquement et/ou psychiquement, ou encore la figure de la pute, étaient soumises à un traitement d’exception justement parce qu’elles ne seraient « pas comme nous ». Seulement pour oblitérer le caractère arbitraire et subjectif de cette mise à distance, le jugement d’exception sur la base de l’identité supposée fait recours à la rigidité de la loi morale.

Comme l’explique la sociologue Karine Espiniera, la binarité fondatrice de ces structures morales et la manière dont celles-ci fabriquent la « normalité » et les conditions de son consentement sont celles-là mêmes qui infligent les types de la féminité et de la masculinité auxquels toute personne, y compris les personnes jugées divergentes (LGBTQIA+, racisées, de classe défavorisée mais aussi, par exemple, grosses, neuroatyiques et/ou handicapées physiquement, …) seraient supposées devoir correspondre pour que leur identité – de genre – soit avérée. De fait, selon elle, on a « psychiatrisé le genre »2, ce qui n’est pas sans rappeler la longue histoire de la psychiatrisation des femmes sous prétexte d’hystérie.3 À la fluidité des identités (dont on n’a vu qu’elles ne pouvaient être que des approximations) répond l’illusion d’une loi morale absolue qui fonde l’établissement d’un système de différence et de hiérarchie juridique et sociale, tout en se rendant aveugle à la violence qu’elle inflige et ce de manière d’autant plus forte que nos sociétés dans leur ensemble ont tendance à se précariser, notamment sous l’effet du modèle patriarcal, hétéronormatif, capitaliste et néo-libéral.4 Si une éthique sociale digne de ce nom se devrait avant tout de respecter les conditions d’auto-détermination mutuelle et l’intégrité physique et psychique de chacun-e, le champ de la morale s’appuiera sur la tradition et l’habitude (terme emprunté au sociologue Pierre Bourdieu, plus précisément l’habitus) pour prescrire en priorité les conduites qu’elle juge prioritaires, valorisantes et répondant à des catégories prédéfinies (le cas des opérations non-consenties sur les personnes intersexes à la naissance en est un exemple radical et flagrant, comme le rappelle la militante Maud Yeuse Thomas5). Ce champ moral façonne les interactions sociales et les structures politiques de nos sociétés qui relèguent les espaces non-balisés au champ du fantasme, à l’absence de liens d’entente et à la peur de l’inconnu. L’univers dominant la représentation de soi et des autres est donc un facteur déterminant dans la capacité à laisser s’ouvrir des espaces d’autonomie qui en eux-mêmes peuvent n’avoir pas vocation à se positionner comme différence.

Si une situation de soi dans une identité signalée comme divergente peut avoir comme racine le refus du modèle de conduite dominant, prescrit au mépris de l’expérience intime, affective et émotionnelle de l’individu-e, la majeure partie des personnes qui s’inscrivent dans ces identités le font d’abord par la nécessité impérieuse d’accorder leur identité sociale à la part la plus inaliénable de leur expérience. Celle-ci est aussi la moins communicable par le langage, premier créateur de norme, dont nous avons vu le caractère nécessairement approximatif, qui va de même pour les normes en question. Comme le dit si bien Delphine Montera (Autiste queer le docu), c’est par cette même tentative de figer notre expérience dans le langage que notre relation à nos émotions est cadnassée et par là, notre capacité à l’empathie, laquelle pourrait fonder cette éthique sociale évoquée plus haut. Les espaces de divergence sociale sont en cela d’excellents exemples de la nécessité de réajuster, de reconfigurer ses habitudes de relation avec les catégories normatives et les espaces qui leur correspondent. Ce « faire autrement » souligne la « mobilité sociale » requise, pour reprendre le terme du sociologue Emmanuel Beaubatie6 pour composer avec les suppositions qui sont faites sur les rôles de genre, de race, de classe et autres au sein des interactions sociales et de la distribution des espaces de pouvoir.

« Il n’y a pas de rapport sexuel »

C’est donc la différenciation qui fait l’autre. Si nous reprenons la définition que nous avons faite du trauma dans des travaux ultérieurs (Seeking stability), c’est la distance qu’on ne parvient pas à remplir qui donne matière à l’élaboration d’une différence entre soi, l’autre et la marque de la rencontre, du contact (qui comprend également tout contact sensoriel qui oblige l’individu-e à réactualiser ses modes de relation au monde qui l’entoure). Dès lors, on peut se souvenir de cette fameuse assertion du psychanalyste Jacques Lacan, qu’on cite et commente abondamment : « Il n’y a pas de rapport sexuel. » (Séminaire XX, 1972-1975, qui traite du rapport entre la jouissance et l’amour.) Le critère de différenciation est un critère juridique. Il signifie la démarcation. Reste l’espace d’indétermination qui serait l’espace investi par la « jouissance », ce reste qui « ne sert à rien ». À la détermination par le langage ou par le signifiant, répond la sur-détermination du climax a priori recherché dans la jouissance, à savoir un orgasme. Sur-détermination parce qu’à ce moment-là, on pourrait dire que le système nerveux est saturé, complètement occupé et ne laisse plus de place à une quelconque imagination. Au contraire, on retient son souffle, on suspend tout, d’où qu’il advient que les ressorts par lesquels on se lie à l’autre, qu’iel soit réel et/ou imaginaire (on s’adresse à l’objet du fantasme), s’effondrent. L’idée d’un « rapport » qui s’établirait par la structuration codifiée et signifiante du langage ne tient plus, donc au sens strictement logique (qui est fondateur dans la réflexion lacanienne), « il n’y a pas de rapport sexuel » parce que dans ce moment d’occupation totale du soi (c’est-à-dire de l’appareil psycho-moteur, du corps dans son ensemble), il n’y a plus de place pour une conscience de quelque chose autre – par extension de quelqu’un-e d’autre que cette expérience prescrite et circonscrite dans le temps et l’espace de ce corps-là. Pour autant, quand on en sort, on est bien obligé-e de se remettre en relation avec l’autre et la réalité de son environnement immédiat. Ce que pourrait admettre la théorie lacanienne si elle se l’avouait à elle-même, c’est qu’au final, peu importe le modèle qui structure les relations au sortir du pic de cette jouissance puisqu’au final, ce serait ce pic qui nous intéresserait. Nous allons donc continuer plus loin et dire que non seulement « il n’y a pas de rapport sexuel » mais, comme annoncé dans l’article « Identité et identification », il n’y a pas de sexuel tout court. On parle du « sexuel » dans la théorie et la pratique psychanalytique parce qu’on assume la fixité des catégories qui le fonde ; par exemple, une « jouissance phallique », assignée à « l’homme », contre une « Autre jouissance », assignée à « la femme » – qui selon Lacan n’existe pas mais moins sur le plan symbolique, si le Phallus structure le « sujet parlant » il reste la trace d’une sorte de dynamique différentielle active contre passive, et c’est ce contre qui posa problème jusqu’à Lacan lui-même et l’engagea apparemment à poser un troisième terme de sortie. C’est à partir de ses objets supposés qu’on fonde le « sexuel », sans se préoccuper, encore une fois, des présupposés sociaux, politiques et symboliques qui conditionnent le maintien des structures par lesquelles ces objets de langage et d’imaginaire continuent de contraindre les conduites sociales et intimes. On ne parle pas de socialisation du genre pour rien, parce que les imaginaires qui nous sont transmis par notre apprentissage des règles de conduite en société prescrivent ces dernières comme autant d’espaces exclusifs de réalisation. C’est pourquoi la théorie et la pratique psychanalytiques, entre autre, restent dans une impasse si elles n’admettent pas le conditionnement des catégories supposées du « sexuel » par des dynamiques de pression sociale très concrètes, ne serait-ce que d’être inclus-e dans un milieu professionnel, culturel et/ou scientifique et/ou médical lié à l’adresse du corps et du psychisme humains.

Il n’y a donc pas de rapport sexuel pour autant qu’on considère que le sexuel soit une chose (terme freudien du ça) autonome et structurante. La psychanalyste Laurie Laufer explique que « Chez Freud, la sexualité est pensée comme sexuel élargi [et non stable, illusoire et indisciplinée]. Dans ce premier temps fondateur de la psychanalyse et inaugurant une véritable rupture, il y a chez Freud une dissociation essentielle dans la sexualité entre plaisir et reproduction. La question de la pulsion dissociée de son objet de satisfaction est un moment capital de l’invention freudienne. Freud a conservé jusqu’aux derniers textes l’idée d’une polymorphie de la sexualité infantile. Ce qui caractérise les pulsions sexuelles, dit-il encore, c’est leur immense plasticité et non pas l’objet de la pulsion elle-même. Ce moment fondateur qu’est l’invention freudienne fait du corps un lieu érogène, sexuel, pris dans un excès pulsionnel et à partir duquel une singularité symptomatique devient langage inconscient. Un corps pour la psychanalyse est d’abord pulsionnel. »7 Or l’altérité, fondamentalement, dans l’optique théorique du paradoxe sensorimoteur, c’est la rupture entre la production d’images mentales (de mémoires) et leur ancrage dans la réalisation motrice. Cette main que je vois et qui est la mienne m’apparaît comme n’importe quel autre objet mais si je veux que cet objet demeure, il faut que je renonce à agir, à réaliser l’action vers laquelle je suis tendu-e dans ma relation à cet objet. L’état de tension et de suspension serait présent, dans cette optique, dès le commencement des facultés signifiantes primaires et pourtant, ceelui-ci n’a pas fondamentalement une nature sexuelle. Il y a une accumulation d’énergie, une violence de contension, peut-être une jouissance, mais il y a une marge entre faire l’expérience de cette situation de blocage et l’investir d’une intention et d’une mémoire se référant à l’expérience sexuelle. S’il y a une sexualisation, elle ne peut venir que dans un second temps, attribuant une certaine valeur à cette « absence de rapport », non pas entre le sexuel et le signifiant, mais entre l’image et l’action correspondante (peut-être le champ du fantasme) – plus précisément entre l’image située dans mes modalités de perception et son énaction (terme emprunté au neurobiologiste Francisco Varela) sensorimotrice. Comme le signale le psychanalyste Darian Leader, on ne peut attribuer la catégorie de « jouissance » à tout et n’importe quoi de manière indifférente.8 Sa genèse et son cadre relationnel priment sur les symptômes qui la signalent. Mais plus encore, l’erreur est de considérer la chose sexuelle comme étant si autonome et si impérieuse que le désir et la jouissance de l’individu-e finiraient par sortir complètement de ce cadre relationnel. À partir du moment où on traite du sexuel et qu’on en emploie le terme, c’est même ce que dit Lacan d’une certaine manière, on se met en relation avec un objet signifiant qui nous accapare. Et c’est dangereux de se laisser accaparer par sa propre relation avec ce type de signifiant, qui peut-être emporte une jouissance, une ligne de tension, qui investit vers l’avant le mot d’une pulsion et entraîne le discours à parfois justifier la culture du viol dans nos sociétés et certaines considérations douteuses sur la sexualité dite « infantile » en vertu de l’observation du « pulsionnel ». Or il n’y a de sexualité que construite socialement et historiquement9 (chose déjà soulignée par Michel Foucault et avouée autant par Freud que par Lacan), qui peut l’être chez une personne adulte lorsqu’elle y consent mais jamais de façon pleinement entendue dans ses causes et ses conséquences chez des personnes mineures, quelque soit la manière dont on les sexualise. Ces seuils de compréhension doivent être structurés dans une éthique de l’apprentissage social.

Qu’un-e enfant ou qu’un-e adolescent-e fasse la découverte de son corps, du plaisir et de la douleur est une chose. Qu’on considère cette découverte comme une « sexualité » et comme étant relatif au « sexuel » sur le même niveau que l’adulte est une faute que la psychanalyse ne peut pas se permettre. La question de l’ascendant psychologique et de l’abus de pouvoir dans les affaires de pédocriminalité dépasse de loin la seule question du sexuel, mais pas seulement. Comme le raconte le comédien Océan dans son podcast La politique des putes, même le consentement et le désir peuvent être mus par des nécessités matérielles qui justifient le travail et la transaction sexuelle. Dans le travail du sexe comme dans la vie courante, le consentement et le désir peuvent s’exclure mutuellement, soit parce qu’on désire et ne contrôle pas le fait de désirer sur le moment mais qu’on refuse pourtant l’échange sexuel pour une raison autre (chose qui peut être, contrairement à ce qu’on pense, plus facile dans le travail du sexe que dans d’autres contextes, du fait de sa dimension clairement économique), soit qu’on ne soit pas animé-e d’un désir impérieux mais que par ailleurs, on consente à l’acte pour d’autres raisons, comme la simple envie de sexe, la curiosité, une situation particulière ou dans le cadre conjugal, la préservation de la « paix des ménages », lesquels peuvent ne pas aboutir en soi à une satisfaction sexuelle.10 Nous ne pouvons ainsi être aveugles des rapports pratiques de pouvoir (parfois insoupçonnés) qui fondent nos sociétés humaines et les interactions qui en découlent dans tous les aspects de nos vies. Par ailleurs, le « réel » du trauma, la blessure qui initie son élaboration, s’il ne peut trouver de relais pour se représenter à lui-même, reste une impasse, et nous faisons face à un grave défaut de représentation véridique et légitime de la complexité des voies par lesquelles les individu-e-s, dans leur isolement relatif, élaborent leur relation à leur corps. Cette séparation bien commode entre vie publique et vie privée lorsqu’il s’agit de ce que nos sociétés sont incapables de prendre en compte, comme le souligne Alice Coffin dans son Génie lesbien (2020), ne fait qu’isoler les personnes dont l’expérience ne trouve pas d’écho ni d’écoute ailleurs que dans leur sphère intime, leurs communautés ou un cabinet de psychanalyse (et encore, jusqu’à un certain point).

De la diversité des représentations

Dans nos sociétés actuellement, le corps n’est toujours pas bien pris en charge ne serait-ce que symboliquement, dans nos représentations. En France, il a fallu attendre le magazine Polysème pour avoir une revue papier promouvant de façon exclusive des artistes qui soient des femmes*, des hommes trans ou des personnes non-binaires. La sexualité (à défaut des sexualités) est toujours majoritairement et quasi-exclusivement représentée sur le modèle mécanique et obligatoire de la pénétration comme seul mode de plaisir sexuel socialement viable. Or cette vision mécaniste, focalisée sur l’agissant, c’est-à-dire le pénétrant (sous-entendu masculin), est ce qui permet à Jacques Lacan de définir la position du pénétré (sous-entendu féminin) comme « l’Autre » d’une « jouissance phallique ». Ce point de vue de départ, comme on a déjà pu le voir, élude complètement la partialité de sa propre situation lorsqu’il définit le « rapport sexuel », même râté, comme étant implicitement le fait d’un « homme qui pénètre une femme ». Dans ce système de différenciation, le critère discriminant, c’est l’agent, défini comme intrinsèquement masculin, qui détermine le point de vue opposé, défini comme intrinsèquement féminin, en fonction de ce que celui-ci lui répond (et Lacan affirme qu’il ne nous en dit pas grand chose et pour cause, puisqu’il faudrait être positionné-e pour l’écouter). La nature d’une supposée sexualité féminine est donc définie selon les conditions d’un rapport elles-mêmes déterminées par une répartition binaire des espaces de pouvoir. On retrouve la critique féministe autour du caractère soi-disant « infantile » de la stimulation clitoridienne promu par Sigmund Freud dans les années 20, qui ignorait bien d’une part, que l’orgasme vaginal est lui-même provoqué par la stimulation des branches internes du clitoris, et d’autre part, que la pénétration est loin d’être la seule voie d’accès au plaisir sexuel, ce que savent un grand nombre de femmes cisgenres, d’hommes trans et de personnes non-binaires pour qui la voie vaginale ne permet pas à elle seule d’atteindre un orgasme. C’est ignorer également le nombre et la créativité des modes de relation au corps qui fondent la diversité d’invention des sexualités et leurs singularités sans avoir à subir l’injonction à la performance hétéronormative de la pénétration comme seule voie d’accès à une sexualité épanouie. De manière générale, elles doivent s’émanciper de la stigmatisation des rapports à la sexualité sortant de ce cadre, laquelle assigne d’office les positions féminines et subalternes à le figure de la vierge ou de la putain, de l’objet de sacrifice volontaire ou du monstre à abattre.

Car la question que pose la valorisation hégémonique et obligatoire du coït hétérosexuel, c’est celle de la reproduction, certes biologique, mais aussi sociale. Si beaucoup témoignent d’une culpabilité à ne pas reproduire avec succès cette performance, c’est bien du fait de son mode prescriptif et de la représentation des rôles assignés aux individu-e-s, non seulement en fonction de leur genre supposé mais de leur attribution génitale (nous parlons tout aussi bien d’attribution dans le cas des personnes intersexes assignées à un genre ou à un autre de façon arbitraire et sur la seule base de l’apparence extérieure, sans le consentement des personnes concernées). Puisque ce schéma opère sur le mode de la prescription (« les hommes font ça et les femmes font ça et c’est comme ça ») et si la valeur de l’acte sexuel ne se prend que dans l’aboutissement du coït hétérosexuel (et dans les faits, celui-ci se finit le plus souvent avec l’éjaculation masculine), alors évidemment, il n’y a pas de rapport, puisque l’on est tendu, de façon téléonomique, vers une fin qui est aussi une séparation, un isolement de l’expérience à travers l’orgasme de l’un-e ou de l’autre des partenaires. Si tout l’acte est seulement conditionné par sa fin, excluant tout intermédiaire dans l’expérience des corps, supposant le seul caractère performatif de la pénétration, alors non, en effet, il n’y a aucun rapport, parce que l’emboîtement mécanique n’apporte en soi aucune découverte, aucun lien singulier, aucune relation qui se serait créée spontanément entre les personnes, entre les individualités engagées ensemble dans un moment de partage intime, même au-delà de l’amour. C’est la raison pour laquelle la philosophe féministe matérialiste Monique Wittig déclarait dans La pensée straight (1992) que « les lesbiennes ne sont pas des femmes », simplement parce que dans ce mode de « rapport » hétérosexuel, les lesbiennes ne prennent pas la place de « la femme ». Elles élaborent un autre territoire symbolique, de la même manière qu’il y aurait autant de sexualités que d’identités possibles relatives au genre et aux personnes qui se les réapproprient. Cela n’empêche pas la singularité de l’expérience d’un corps qui correspondrait à un certain type biologique, qui a son objectivité lisible, notamment, dans un pénis, une vulve ou une intersexuation. Mais cette singularité d’expérience est d’abord et en premier lieu vécue par la personne elle-même, qui a priorité sur le sens à donner à cette expérience, laquelle n’est pas communicable de façon littérale par le langage et lui appartient en propre, de façon inaliénable.

Le sexuel n’est donc pas une catégorie d’analyse valide parce qu’elle embarque avec elle un monde de sens chargé de violence. En fait, elle présume d’un certain état des choses qu’elle considère comme donné, dont il faudrait s’accommoder, sans remettre en cause les conditions de son élaboration et de son maintien. Ce premier article sur les questions liées au genre et à la sexualisation devrait, je l’espère, permettre de rétablir l’exigence d’une généalogie de nos rapports à nos corps, à nos expériences sensibles et aux autres, en société comme en intimité. Encore une fois, si l’expression féministe « L’intime est politique » est souvent répétée, c’est parce que nous construisons constamment notre relation à notre propre corps et à nos expériences en fonction de notre apprentissage social et de ses règles, à travers les dimensions du langage, lesquelles incorporent toutes les aspérités de l’élaboration traumatique. Toute rencontre sensorielle et émotionnelle donne lieu à l’élaboration d’un trauma, ne serait-ce que du fait de leur caractère éphémère et momentané. Le trauma a à voir avec la perte d’une rencontre, d’une situation, d’un contact qui laisse une trace et avec laquelle trace nous devons composer et recomposer notre rapport au monde. La rencontre avec la stimulation sexuelle annonce l’élaboration d’une sexualité qui formule notre manière de composer avec cette expérience et son contexte d’émergence. Il n’y a de sexualité que singulière car il n’y a d’expérience que singulière, ni de dialogue et de partage qu’avec des corps et des lieux propres à eux-mêmes qui forment une rencontre.

Nous espérons pouvoir ici ouvrir un site de réflexion où les moyens de cette élaboration sont rendus possibles.

1Vous pouvez écouter aussi les témoignages de l’épisode 25 de Un podcast à soi, « Les mauvais genres : trans et féministes », Arte Radio, avril 2020.

2Dans le même podcast, mais ses propos rejoignent ceux de Julia Serano dans Manifeste d’une femme trans, ed. Cambourakis, 2020.

3Nous vous rappelons l’enquête pionnière de la journaliste Nellie Bly, en 1887, 10 jours dans un asile, qui démontrait déjà le caractère abusif de l’internements des femmes dès lors qu’elles s’écartaient des rôles prescrits, notamment dans les classes sociales défavorisées.

4Voir les propos du sociologue Emmanuel Beaubatie dans le podcast cité.

5Idem.

6Idem.

7In Jean-Jacques Rassial et al., Genre et psychanalyse, ERES, « Psychanalyse poche », 2016, p. 42. Laurie Laufer ajoute : « Il est vrai cependant que l’inventeur de la psychanalyse n’a pas échappé aux corsets idéologiques et aux préjugés de son temps. Lors de cette première période de l’histoire, Freud met en perspective l’œdipe comme complexe structurant la vie psychique, la différence des sexes comme point de départ théorique de toute pensée de la différence. La psychanalyse est un savoir constitué en un temps où les femmes n’étaient pas encore des citoyennes, étaient assignées aux rôles d’épouses et de mères. Ces préjugés essentialistes ont eu des échos durant un bon moment dans la pratique et la théorie analytiques. »

8In Darian Leader, La jouissance, vraiment ?, ed. Stilus, 2020.

9C’est précisément le combat futile mené pour verrouiller les significations à l’intérieur du cadre qu’on leur a assigné qui fait du genre un objet historique intéressant, un objet qui ne contient pas seulement ce que Foucault appelle des “régimes de vérité” sur le sexe ou la sexualité, mais également les fantasmes et les transgressions résistant à toute régularisation ou catégorisation. C’est le fantasme en effet qui sape toute notion d’immutabilité psychique ou d’identité figée, qui insuffle un désir inépuisable dans les motivations rationnelles, qui participe des actions et des événements que nous appelons l’histoire » in J.W. Scott, De l’utilité du genre, trad. fr., Paris, Fayard, 2012, p. 14.

10Ecouter l’épisode 5 du podcast La politique des putes, « Désirer », produit par Nouvelles Écoutes, 2020.

Crédit photo : « Papillon », La Fille Renne ❤