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Les catégories auxquelles nous sommes introduit-e-s depuis l’enfance, que nous intériorisons et avec lesquelles nous interprétons nos expériences et travaillons au quotidien, de façon consciente ou inconsciente, constituent les bornes de notre monde. La réalité que nous percevons est telle que nous la comprenons. Selon le philosophe Doug Smith1, la notion de perception dans le bouddhisme des premiers textes serait justement liée, au-delà de la question des perceptions sensorielles, à la manière dont nous nous engageons vis-à-vis de celles-ci et dont nous les comprenons, dans une compréhension à la fois phénoménologique et épistémologique en quelque sorte. Il y aurait déjà une dimension active de projection.
Dans le champ de la philosophie herméneutique, par exemple, chez Paul Ricœur, tout élément perçu et interprété prend sens au sein d’un monde de sens qui fait office d’appui et de système de référence, de « système de réalité », pour reprendre l’expression de l’écrivain américain James Baldwin. Aussi donc, les catégories formant les outils d’appréhension de l’expérience constituant tel ou tel monde de sens composent-elles les bornes de notre réalité perçue, dans le sens où elles conditionnent nos capacités de nous la formuler et d’y répondre d’une manière qui soit permise par ces mêmes outils. Dans une conception sensorimotrice de la pensée, dans le sens où l’on entendrait nos capacités à former un imaginaire et à établir des correspondances symboliques et logiques à partir de notre mémoire sensorimotrice et émotionnelle, on peut comprendre qu’il s’agisse des moyens mêmes par lesquelles nous nous figurons notre capacité éventuelle d’agir et de réagir à une expérience et à une situation donnée. En somme, le monde de sens dans lequel nous nous situons en tant qu’individu-e sanctionne ce qu’il est pensable ou imaginable de faire, de façon plus prégnante encore au sein d’n certain cadre moral socialement et culturellement déterminé. Sortir de ce cadre impliquerait de s’extraire d’un réseau de contrainte et d’adhésion à un ensemble de pratiques collectives qui implique notre agentivité au quotidien et la perception que nous sommes émené-e-s à entretenir de nous-même dans notre relation à d’autres personnes (fonction miroir symbolique de l’autre). C’est aussi la mémoire (traumatique) de la sanction face aux écarts à la règle, que celle-ci soit juste et équitable ou non, qui renforce les facteurs de cette contrainte.
Ceci est évidemment à considérer lorsque nous abordons les effets des conduites prescrites sur les individu-e-s, aussi bien que la manière dont ces derniers-ères parviennent à se construire et à prendre des décisions éclairées parmi elles. Notamment, dans le contexte de sociétés majoritairement régies par des modes d’organisation binaires (par exemple, dans leurs conceptions du genre, des sexualités, des questions raciales ou de classe sociale, de ce qu’est un corps valide ou non ou de notre relation à nos écosystèmes partagés, …), la difficulté à admettre la cohabitation de points de vue multiples et possibles sur une expérience considérée en commun se comprend par les modalités d’application exclusives du modèle binaire – dites du « soit…, soit… »(dans la littérature féministe et intersectionnelle anglosaxonne ; « either…, or…. »). Cela aboutit souvent à une incapacité à concilier l’expérience avec des impératifs de conformation à des normes d’usage reposant souvent sur une violence et des enjeux de pouvoir avec leur historicité. La possibilité d’appréhender différentes façons de composer et d’élaborer des modes de relation avec différents environnements matériels et sociaux de façon ouverte, permissive et inclusive pourrait au contraire être rendue possible par une éthique élémentaire du respect mutuel du droit de chaque être vivant à l’auto-détermination, celle-ci se présentant à elle seule comme condition suffisante à une régulation et à un partage équitable des ressources essentielles à la vie de toustes (opposition modèle prescriptif / modèle proscriptif chez le biologiste chilien Francisco Varela dans le champ d’étude de l’évolution des espèces2).
Ces points sont évidemment déterminants lorsque l’on considère les questions liées au refoulement en psychanalyse et dans une approche traumatique du développement et de l’expression des individu-e-s3 et de leur agentivité dans un contexte donné. Notre souhait, ici, est notamment de sortir du déterminisme sexuel dominant dans une bonne partie de l’appareil théorique psychanalytique lorsqu’il ne prend pas en compte les effets de contrainte des prescriptions binaires et les intrications que met au jour leur contextualisation. Les apports du bouddhisme, notamment celui des premiers textes, sont également cruciaux pour appréhender de façon radicalement ouverte le caractère conditionné et situé de nos modes d’appréhension de l’expérience.
1Voir, par exemple, « Five Ways We Construct Ourselves »,, sur la chaîne YouTube Doug’s Dharma, 18 octobre 2018, https://www.youtube.com/watch?v=taz55McTJ8E .
2Lire F. Varela, E. Thompson & E. Rosch, L’inscription corporelle de l’esprit, Seuil, 1993.
3Lire Darian Leader, La jouissance, vraiment ?, Stilus, 2020.