Vers une autre pensée des sexualités

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Avec un remerciement chaleureux à Marie-José Minassian pour m’avoir introduite, il y a bien des années, au travail passionnant d’Ellen Dissanayake.

Cette réflexion est introductive à un travail plus vaste de refonte de nos outils de pensée en ce qui concerne les sexualités, notamment telles qu’elles sont abordées dans la plupart des traditions en psychanalyse dans nos sociétés occidentales. Dans ce cadre, la théorie de la sexualité, quelle soit freudienne ou lacanienne (pour citer deux de ses courants de pensée majoritaires, du moins en France), s’appuie sur le modèle du coït hétérosexuel et cisgenre pour fonder sa vision de la différence des sexes sur le plan symbolique. La sexualité est perçue comme un foyer assez chaotique de pulsions et de désirs qu’un ordre symbolique préférentiel viendrait canaliser au travers de certains interdits (notamment et à juste titre, celui de l’inceste) et de prescriptions (le modèle cis-hétérosexuel est posé comme norme logique du fait de la théorie de la différence des sexes, de la complémentarité génitale et de la fonction reproductive de l’acte sexuel dans ce sens).

Cette théorie expose comme divergences et/ou comme perversions tous modes d’expression de l’expérience sexuelle et/ou de genre qui n’entrerait pas dans ces prescriptions (de l’homosexualité aux pratiques BDSM1) et ce en y établissant une différence de nature plus qu’au travers d’une analyse des questions éthiques liées à la violence, à la contrainte, au droit inaliénable et mutuel à l’auto-détermination et à la notion critique de consentement. La critique n’est ainsi pas neuve, notamment dans une perspective féministe et intersectionnelle, de la vision partiale et située qu’offre cette élaboration et de l’histoire bio-politique et médicale de la cristallisation des schémas sexuels et de genre dans l’imaginaire collectif et des pratiques de pouvoir les un-e-s sur les autres.2

Mais ici, il ne s’agit pas tant de repartir sur ces notions en elles-mêmes, que nous avons par ailleurs déjà évoquées dans de précédents textes. Il s’agit plutôt de reprendre les choses dans notre perspective anthropogénéalogique de départ ; notamment, en utilisant un outil de réflexion en neuroesthétique élaboré par la chercheuse américaine Ellen Dissanayake, de façon à questionner les fondements de nos outils d’approche de l’expérience sexuel.

Un des concepts-clés du corps de pensée d’Elle Dissanayake dans son approche de l’évolution et de l’émergence des facultés esthétiques chez l’espèce humaine, c’est l’idée d’artification. S’inspirant de l’observation du comportement d’autres espèces animales dans le champ de l’éthologie, Ellen Dissanayake propose de moins considérer le contenu sémantique d’une œuvre ou d’un objet d’expérience esthétique comme étant le plus important dans cette expérience, mais plutôt la marque laissée par l’individu-e sur le monde à travers elle. La possibilité même de cette marque, de ce moment singulier entre l’individu-e et le monde qui l’entoure, de ce lien spécial, qui a un impact émotionnel et affectif pour l’individu-e et de l’individu-e à ellui-même, serait l’élément fondateur de l’expérience esthétique plus que son contenu symbolique. Par exemple, pour les premiers êtres humains à avoir apposé la marque peinte de leurs mains sur la roche, l’expérience même de pouvoir accomplir cet acte et de rendre des éléments de la vie ordinaire (les mains, la couleur, la roche) extraordinaire, aurait été à elle seule fondatrice de cette expérience – avant d’être répétée, simplifiée, formalisée, ritualisée, …3

De fait, on voit comment une telle approche peut intéresser la manière dont nous abordons l’expérience sexuelle, qui elle aussi est d’abord individuelle et singulière, avant d’être ensuite répétée, simplifiée, formalisée et ritualisée. C’est une expérience à laquelle nous pouvons virtuellement avoir accès de façon relativement immédiate et qui a sur nous un effet spécial, qui sort de l’ordinaire, avec la radicalité de ne pas forcément recourir à la médiation d’une structure symbolique (si l’on ne considère que l’excitation génitale, par exemple). Après cela, c’est l’attitude des autres par rapport à cette expérience et à son existence dans le monde qui change notre propre rapport : comment on y réagit ; comment on nous la présente, avec ses simplifications et ses interdits ; comment les êtres elleux-mêmes autour de nous se débattent avec leurs envies, leurs frustrations et leurs incompréhensions autour de la chose. Tout cela, nous en devenons témoin à mesure de notre croissance depuis l’enfance, de façon plus ou moins traumatique. Nous nous confrontons aussi à tout l’imaginaire et l’ensemble de règles codifiées autour de l’expérience sexuelle, dans le but de la canaliser selon un certain ordre, lequel a à voir avec la morale, le politique et le social.

Ce qu’il y a à comprendre de cette ouverture sur la théorie de l’artification, sans doute, c’est que contrairement à une marque sur un objet, par exemple, l’expérience sexuelle ne dure pas ou en tout cas, l’aboutissement de l’excitation génitale ne survit pas à son avènement. Elle se trouve donc compensée par une esthétique de l’érotisme ou par la fonction qu’on lui attribue dans le corps social (comme les fonctions de reproduction et de contrôle, notamment, sur les corps des femmes, des minorités et des étrangers-ères au corps social tel qu’il se conçoit lui-même). On part donc d’une chose relativement simple, de l’expérience d’une relation spéciale à son propre corps, pour aboutir à un ensemble de règles régulant cette expérience, qu’elles soient justifiées (comme l’interdit de l’inceste et de manière générale, comme devrait y aboutir l’exigence d’un consentement éclairé) ou non (toutes les violences et mécanismes d’oppression que ces règles justifient ou du moins, qu’elles admettent alors même qu’elles n’auraient pas de justifications légitimes et absolues, sinon leur arbitraire et leur historicité).

Une bonne partie de la psychanalyse se targue par ailleurs d’aborder la sexualité, les pulsions et le désir d’une façon qui soit amorale, neutre et de libre observation. Elle demeure toutefois arquée sur l’idée d’une structure fondamentale, logique et inaliénable de la constitution psychique des individu-e-s quand à l’identité sexuelle, qui serait une structure préférentielle (encore une fois, autour des modèles d’une sexualité hétérosexuelle, cisgenre, souvent ignorante de sa situation dans un imaginaire blanc, bourgeois et valide en ce qui concerne les cultures dites occidentales).

L’avantage de l’apport que peut constituer la théorie de l’artification chez Ellen Dissanayake dans ce contexte, c’est de ne pas présumer automatiquement de la violence intrinsèque des pulsions d’excitation lorsqu’elles interviennent, mais plutôt de l’effet qu’elles auraient sur notre curiosité et notre sens de nous-mêmes – surtout si l’on situe notre travail dans le cadre de la théorie du paradoxe sensorimoteur, qui pose l’expérience des structures cognitives de la pensée humaine comme une disruption du rapport à notre corps et à ce qui nous entoure. De fait, la violence s’articule ailleurs, dans la frustration et dans la contrainte qui fonde l’expérience humaine et qu’il s’agit de comprendre et d’apaiser pour ouvrir, dans le meilleur des cas, à des solutions dans l’organisation de la vie collective.

Nous rappelons que dans notre travail, la question de la violence est étroitement liée, dans une perspective herméneutique empruntée au philosophe Paul Ricœur, aux structures de l’ordre moral et de la mesure de sa contrainte. Si un pan de la psychanalyse justifie cette contrainte (exprimée, par exemple, à travers le concept freudien de surmoi) par une sorte d’ontologie sexuelle innée (la sexualité « normale » serait intrinsèquement hétérosexuelle et entre personnes cisgenres), nous pouvons ici mettre en balance l’expérience individuelle et inaliénable de l’excitation sexuelle, émotionnelle et sensorielle, d’un côté, avec les contextes de violence au sein desquels des traumas, au lieu d’être entendus et accueillis, sont convertis en interdits et en règles, de façon éclairée ou non, de l’autre, avec leurs intersections. La possibilité de verbaliser des enjeux et de les entendre, lorsqu’il s’agit de transgressions de l’intégrité physique et psychique des individu-e-s, en est le nœud central, qui malheureusement, aujourd’hui encore, est trop peu considéré – rencontrant des résistances ayant trait aux politiques de contrôle de la chose sexuelle et des violences sexistes, sexuelles et de genre.

C’est qu’on a déplacé le cœur du problème, au fil du temps et des cristallisations culturelles, politiques et sociales, d’une capacité inaliénable à dire oui ou non, à notre capacité à nous conformer à des motions de contrôle des corps certes plus confortables pour des personnes qui ont peur, qui ont beaucoup à perdre à entendre un refus et qui de fait, s’accrochent désespérément au contrôle qu’iels peuvent avoir sur leurs frustrations et leurs souffrances et donc, sur les autres et la possibilité de leur objectification. C’est à toutes ces questions, entre autres, qu’un tel remodelage permettrait de nous atteler d’une façon à séparer l’expérience sensorielle et émotionnelle, singulière et inéliable de l’individu-e, de celles liées aux réponses collectives qui en tirent leurs justifications symboliques, sociales et politiques – c’est-à-dire, des enjeux de pouvoir et de contrôle.

1Lire, par exemple, Gayle Rubin, « Une conversation avec Gayle Rubin », realised and translated by Rostom Mesli, in Raisons Politiques, 2012/2 (n°46), pp. 131-173.

2Lire, par exemple, Paul B. Preciado, Testo Junkie : sexe, drogue et biopolitique (Grasset, 2008), largement inspiré du travail de Michel Foucault, et bien sûr, l’ouvrage emblématique de Judith Butler, Trouble dans le genre. Le féminisme et subversion de l’identité, La Découverte, 2006 (1990).

3Lire, par exemple, Ellen Dissanayake, « The Artification Hypothesis and Its Relevance to Cognitive Science, Evolutionary Aesthetics, and Neuroaesthetic », Cognitive Semiotics, Issue 5 (Fall 2009). En anglais.

Annexe – Expertises minoritaires, enjeux majeurs

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La lecture du livre de la journaliste et activiste Alice Coffin, Le génie lesbien (2020), me donne beaucoup à réfléchir. Notamment, sur cet écartement de l’expertise militante de l’espace médiatique et politique en France. La peur générée par le soupçon de « communautarisme » est selon elle symptomatique. L’injonction à la « neutralité » cache en fait mal l’idée selon laquelle « certains peuvent écrire sur tout quand d’autres ont des biais. C’est établir un privilège », analyse Alice Coffin. « En territoire journalistique, il est particulièrement puissant. C’est le pouvoir de raconter toutes les histoires. D’être celui qui peut tout voir, tout dire, qui n’est jamais biaisé puisqu’il n’existe pas, puisqu’il est neutre, évanescent. »1 Le « neutre » serait ainsi le seul habilité à dire l’ « universel », contrairement aux points de vue localisés dans des expériences particulières. Par « neutralité », on sous-entend évidemment le point de vue d’un homme blanc hétérosexuel et cisgenre, comme si celui-ci n’était pas lui-même une expérience située socialement, politiquement et culturellement. Ce facteur normatif est tellement ancré dans l’universalisme français qu’il se rend aveugle à d’autres situations et configurations dans lesquelles se trouvent les autres groupes sociaux et culturels du pays et participent pourtant de sa réalité tangible.

Or, comme le rappelle l’universitaire Maboula Soumahoro à propos des questions raciales2, c’est à partir du moment où les populations soumises à la traite et à l’esclavage ont été déplacées hors de leurs espaces d’entente et sur un même territoire qu’elles ont été constituées comme un groupe uniforme au début de l’ « ère moderne », celle des classifications. Elles ne se percevaient donc pas comme « Noires » ni même comme « Africaines » avant d’être instituées sous un régime d’interprétation dépendant d’un marqueur de différenciation. Ce marqueur crée tout autant la figure du « Blanc », même si celle-ci croit ne pas avoir à l’énoncer. Comme nous l’avons vu précédemment, c’est ainsi le stigma qui crée la différenciation – de la même manière que nous avons vu comment le trauma permet au sujet l’élaboration de stratégies alternatives de relation au monde.

Le système universaliste français enjoint donc toustes les individu-e-s à souscrire à ce point de vue édicté comme la norme d’usage et de bienséance (laquelle a également une histoire, politique et académique, si l’on considère à quel point l’Académie Française se présente comme gardienne de la langue), même si cette souscription implique de rendre invisible des vécus et des expériences particulières bien que résultant d’un même contexte systémique violent. Cette violence-là se traduit de manière autant physique, matérielle que symbolique et morale. La glorification de la masculinité conquérante trouve ses limites dans une histoire sans cesse réactualisée de confiscation des paroles assignées au champ minoritaire. On n’en trouve pas un exemple aussi littéral que dans les massacres ou internements de minorités ethniques partout dans le monde encore actuellement (tribus d’Amazonie, Ouïghours en Chine, Kurdes en Turquie et au Moyen-Orient, Arméniens dans le Haut-Karabakh, …) et les liens entre moyens logistiques et militaires avec l’économie géopolitique capitaliste.

De la même manière qu’Alice Coffin questionne le mépris du « je » dans le champ du savoir lorsque celui-ci revendique un point de vue jugé « communautaire » – c’est-à-dire sortant du consensus établi par les lieux du pouvoir, lesquels distribuent la légitimité de l’usage de la violence physique, matérielle et symbolique – je pense qu’il faut établir la question de la minorité sociale et culturelle à sa juste place. Comme l’a précisé Maboula Soumahoro, ces minorités (raciales notamment) ont commencé à exister en tant que telles suite à une histoire du déplacement. C’est notamment parce que des groupes de population ethniques différents (et établissant leur propre différenciation sur la base de leur appartenance à telle ou telle de ces ethnies) ont été déplacés et regroupés sur un même territoire (par exemple, au Portugal puis aux Amériques) que leur différenciation s’est établie sur la base d’indices visibles assimilables. Aussi, la couleur de peau naît comme un principe discriminant et oppositionnel, de la même manière que l’attribution génitale dut acquérir cette fonction de diviseur politique et symbolique, en particulier à l’ère industrielle avec la redistribution de l’espace social. Il y a ainsi une assignation raciale, minoritaire socialement, de la même manière que dans le vocabulaire trans* on parle d’assignation de genre à la naissance sur la base d’un indice visible qui est l’appareil génital. Un groupe n’est pas minoritaire par essence, comme donné, mais bien assigné à un statut social mineur, en but du partage et de la distribution des espaces de pouvoir de façon discriminée. Cette discrimination est stimulée par les dynamiques de représentation, de cooptation et de transmission au sein de la hiérarchie établie entre les espaces de pouvoir.

D’un processus extérieur aux groupes minorisés, on débouche à une injonction à se conformer aux espaces de droit particuliers (qu’ils soient exprimés ou établis de fait) alloués aux populations concernées et à un long et laborieux travail de conformation et d’apprentissage dans le but d’assurer sa propre survie physique et morale. Cette pression à la conformation a pu déboucher sur ce qu’on a appelé, par exemple en ce qui concerne la genèse douloureuse de la culture Africaine-Américaine, les ressorts de la double conscience ou du signifying3. Ceux-ci décrivent la performation presque obligatoire des stéréotypes assignés aux groupes minorisés par les individu-e-s elleux-mêmes (se conformer à l’image qu’on se fait de nous pour éviter la sanction physique et psychologique) tout en participant d’une entente souterraine et tacite avec les autres qui partagent le même sort. La communauté d’expérience sert ici avant tout à survivre moralement, en conservant tant bien que mal la vitalité d’un imaginaire commun, préservé du regard des forces d’oppression (propriétaire, police, population blanche de manière générale). « Je joue ce rôle, mais toi et moi savons qu’il en est autrement dans notre sentiment, dans le vécu de notre chair et dans notre âme. » Il ne faut pas oublier que dans toutes les dynamiques d’oppression, même les moins visibles, il y a un corps châtié quelque part, qui forme une localité particulière et fonde le rapport singulier de la personne au monde qui l’entoure. (La difficulté des jeunes générations descendant des diverses immigrations en France comme ailleurs peut également se comprendre par le fait de ne pas avoir connu « l’avant », la période de déplacement et l’effort d’adaptation. Nées sur le territoire avec la nationalité correspondante, il peut être difficile de comprendre à quoi et pourquoi on les presse de s’adapter à ce qu’elles sont déjà censées être.)

Aussi, la critique d’Alice Coffin porte bien également sur l’aveuglement, dans la culture politique et médiatique française, face à la performativité des rapports de pouvoir. À se réfugier derrière la norme de la « neutralité », on s’assure de n’être pas exposé-e à notre possible propre divergence en tant que corps qui pourrait se voir assigné à une minorité (ne serait-ce que dans le soupçon d’homosexualité). De même, toute appartenance minoritaire doit être systématiquement signalée pour peu qu’on mette en avant le travail des personnes y appartenant, dans le but illusoire de conserver l’ « universalité » à une certaine catégorie de créations artistiques ou littéraires jugées conformes, en elles-mêmes ou vis-à-vis de leurs auteurs-rices.4 Longtemps, j’avais analysé la spécificité française sous l’angle du rapport au corps et à la langue française. J’avais été marquée du commentaire sur les acteurs-rices français-es dont on disait que le corps était absent, mis de côté, concentrant tout l’effort dans la tête et dans une performance cérébrale du dire. Et c’est vrai que la langue française en elle-même est une des langues à la prosodie la plus pauvre, c’est-à-dire une langue linéaire avec peu d’accents toniques. Le corps, l’expression corporelle et gestuelle, est donc très peu sollicitée (mises à part les singularités régionales). À force de manquer à l’habitude de mobiliser le corps dans l’expression de la parole, ce manque finit par devenir une gêne, une pudeur, un tabou face à ce qui serait perçu comme de l’excentricité, une peur « que ça dépasse », pour reprendre les mots d’Alice Coffin. C’est la peur d’autres manières d’impliquer le corps qui fonde aussi la terreur et le repli panique sur soi du système de représentation dans la culture française. Un ami me disait aussi souvent : « La France n’est pas un pays de musique. C’est un pays de littérature, un pays de philosophie, mais pas un pays de musique. » Et toutes ces dimensions sont extrêmement liées.

Et ça questionne ma propre position militante dans mon travail, théorique comme pratique. Dans quelle mesure met-on de côté sa propre subjectivité dans sa relation à la souffrance des autres ? Dans quelle mesure reconnaître cette souffrance, c’est accéder à la demande de l’autre, et dans quelle mesure serait-ce une mauvaise chose ? Qu’est-ce que nous avons peur que l’autre prenne en y accédant ? L’idée d’un espace intermédiaire délibérément ouvert entre soi et l’autre n’implique-t-elle pas au contraire que nous choisissions de façon consentie et en pleine conscience ce que nous y mettons en commun ? Penser que l’autre veut quelque chose de nous suppose que nous constituions un espace de pouvoir, que l’autre puisse faire quelque chose sur nous. Or c’est l’espace entre soi et l’autre qui compte et qui est un espace de possible.

Encore une fois, la critique d’Alice Coffin et de bien d’autres, qu’elle soit féministe, anti-raciste ou d’un autre tenant, voire cumulés, concerne les systèmes (d’abus) de pouvoir, d’influence et de domination au-delà des simples individu-e-s qui les soutiennent. C’est un appel à ce que le politique prenne en charge le « changement radical de société » qui opère déjà – et permet au personnage de la juge américaine Ruth Bader-Ginsburg (Felicity Jones) dans le biopic Une femme d’exception (Mimi Leder, 2018) d’articuler son discours juridique pour que le droit accompagne ce changement qui a déjà cours. Comment articuler à notre tour la défense des groupes assignés à la minorité sociale – lorsque ceux-ci ne promeuvent pas la violence ni la haine contre d’autres groupes minoritaires – et la rendre audible et visible au-delà de nos propres communautés, et ce tout en revendiquant tout aussi bien « la légitimité de l’universel », comme l’explique Marie de Cenival, initiatrice du collectif La Barbe, à Alice Coffin.5 L’absence de relais médiatiques rend difficile de s’organiser et de compter dans le champ politique pour faire évoluer les structures sociales, lesquelles sont particulièrement mises à mal par la doctrine néo-libérale, y compris dans leurs relations avec les écosystèmes naturels. En France, affirmer la communauté d’expérience, c’est pointer du doigt l’imperméabilité des normes qui fondent le système majoritaire face à des expériences divergeant du récit national.

Or, la crise que connaît la société française aujourd’hui vient justement de la tension entre la pensée articulée par les groupes minorisés socialement par rapport à leur propre expérience, et ce système majoritaire qui évalue dans leur manque de moyens une apparence adolescente, négligeable et dévalorisée alors même que cette pensée est au plus près de l’expérience. Ces sources de première main sont constamment discréditées. Ce sont les modalités formelles d’expression d’une pensée, aussi articulée soit-elle, qui priment, toute la certification sociale d’un entre-soi qui ne se dit pas, en vertu notamment du prestige littéraire et philosophique français dont l’histoire a été construite en grande partie sous des monarchies et imprégnée d’un imaginaire vantant les qualités du héros masculin blanc et civilisé – par rapport aux populations pauvres sur place comme dans les territoires (anciennement) colonisés. C’est sans rappeler que les fondements de cette civilité s’appuyaient justement sur ceux de l’aristocratie et de la bourgeoisie, seuls prétendant au titre de citoyenneté.

Ma situation dans les espaces queer n’est pas négligeable, d’autant plus qu’elle serait censée devoir m’obliger à me conformer moi-même au champ de la « neutralité », de montrer patte blanche. C’est de cela aussi que je voulais parler, de comment articuler une pensée générale à l’intégrité de sa propre situation à la fois morale et épistémologique.

1In Alice Coffin, Le génie lesbien, ed. Grasset, 2020, p. 50.

2In Maboula Soumahoro, Le Triangle et l’Hexagone – Réflexions sur une identité noire, ed. La Découverte, 2020.

3Lire Paul Gilroy, L’Atlantique noir : Modernité et double conscience, ed. Amsterdam, 2003.

4Ecouter à ce sujet l’épisode 3 du podcast Kiffe ta race, « La geisha, la panthère, la gazelle ».

5In Alice Coffin, op. cit., p. 119.

Crédit photo: « Papillon », La Fille Renne ❤