Politique, Histoire et intersections

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L’idée centrale de l’élaboration des pratiques dites de « relations publiques » est de « fabriquer le consentement » des populations pour maintenir ne serait-ce que l’illusion du système de représentation démocratique. De fait, on laisse une illusion suffisante du libre-arbitre quant à ce que nous consommons ou pour qui nous votons, mais ces systèmes de gouvernance jouent sur tous les mécanismes hiérarchiques de pression sociale pour amener les groupes de population (on parle de « masse ») dans un sens plutôt que dans un autre (Edward Bernays, Propaganda : Comment manipuler l’opinion en démocratie, 1928).

Certainement, nous devons toujours avoir, d’une certaine manière, notre libre-arbitre, mais celui-ci devient de plus en plus purement sélectif parmi les rares options laissées à notre choix. La capacité de créer des alternatives, quant à elle, est plus précaire. Celles-ci, en tant qu’elles contournent le système politique dominant, sont vivement découragées ; soit par la force (voir, par exemple, la brutale répression des utopies anarchistes dès la fin du XIXe siècle ou plus récemment encore, de ZAD comme celle de Notre-Dame-des-Landes), soit par défaut. On nous dira souvent, par exemple, que promouvoir une autre manière d’organiser nos sociétés que de façon capitaliste et néo-libérale est « irréaliste » ; et face à l’inertie des mécanismes de dette qui paralysent tout changement et la masse de leurs intérêts, le découragement et la résignation sont à portée de main. Ce qu’il faut comprendre aujourd’hui c’est qu’un autre modèle de société est non seulement réaliste mais indispensable.

L’altérité et ses fondements

Nous l’avons vu, toute identité a un fondement relationnel. Nous nous positionnons et nous situons par rapport à un contexte et en contraste avec celui-ci. Nous nous détachons de ce contexte comme une silhouette dans la lumière et la couleur. Si la brutalité des formes de pouvoir, de domination et d’oppression attend des groupes ciblés de la peur, c’est parce que cette brutalité se définit, en tant que pouvoir, en fonction de cette peur qu’elle provoque et qu’elle prend pour l’image, pour l’effet et la condition de sa puissance. Capitalisme et fanatisme religieux se battent avec les mêmes armes, parce qu’ils proviennent, dans leur forme actuelle, d’un passé commun, d’une même histoire à travers laquelle ils se définissent : l’histoire géopolitique de la domination et ses modalités de représentation, notamment à travers des filtres interprétatifs et imaginaires liés au patriarcat, à l’impérialisme, à toute forme de suprématie. L’important pour nous n’est pas de savoir lequel des camps doit l’emporter sur l’autre, mais comment en finir avec l’idée que le dominant est le plus fort.

« Cela vous vient comme un grand choc à l’âge de cinq ans, ou six, ou sept, de découvrir, alors que Gary Cooper tue des Indiens et que vous vous identifiez à lui, que les Indiens, c’était vous. »1 Par ces mots, l’écrivain américain James Baldwin exprimait, s’appuyant sur son expérience personnelle, tout l’effet d’un environnement qui n’a pas « fait croître un espace pour vous ». En cherchant à s’identifier à des figures héroïques et valorisées dans l’espace social et culturel, il se peut que cette figure représente la même force qui a pu et continue de soumettre des personnes comme soi. Ce n’est pas parce que la présentation d’une idée est élégante qu’elle n’est pas destructrice, dans la façon dont elle entérine des structures d’oppression, en les glorifiant ou en en effaçant les conséquences. Ce n’est pas parce que l’idée qu’il n’y a pas d’alternative viable au capitaliste est soutenue par le faste glamour du succès et de la promesse d’un enrichissement sans limite que ce faste ne s’établit pas sur le sacrifice de populations entières, ainsi que de leurs écosystèmes sociaux et naturels.

Nous devons donc bien réfléchir à l’impact de nos discours et au réceptacle dans lequel nous attendons qu’ils soient accueillis. Malgré tout, si vous cherchez à ce qu’un discours rencontre un succès immédiat et les profits qui pourtant lui permettraient de s’établir dans le temps avec un degré suffisant de stabilité, songez à ce qui vous octroie ce pouvoir et cette garantie. « L’Histoire n’est pas quelque chose que vous lisez dans un livre. Ce n’est même pas un passé. C’est un présent, que tout le monde opère, que nous le sachions ou non, à partir de l’assomption que nous sommes produits, et seulement produits par notre Histoire. »2 D’autres mots empruntés à James Baldwin à la fin de sa vie. Choisir son identité et ses actions est toujours une affaire de sélection parmi des possibles qui nous apparaissent dans un certain contexte. Toute création figure ce qu’on appelle une transgression. La création provient d’un contexte, d’une histoire, mais aussi se rebelle avec ou contre ce contexte, au moins dans le but de conserver la liberté de choisir une autre voie que celles offertes à l’élection.

Une autre analyse de Baldwin dans ce même discours donné au National Press Club en 1986, à Washington D.C., est éclairante quant à la dimension morale de systèmes d’oppression comme le modèle patriarcal. Selon Baldwin, la simplicité et la sincérité sont tenues pour être deux vertus américaines. L’interprétation qu’il en fait est frappante, puisqu’elles permettent de justifier l’immaturité, à la fois politique et affective, qui fait que des personnes de pouvoir, dont les actions ont un impact sur des populations ou des groupes entiers (son expérience est autant ancrée dans le racisme systémique et l’homophobie que dans son histoire familiale, soumise à l’autorité de la figure paternelle3), ne sont pas « en nécessité de grandir ». Sauf que justement, leurs actions et leurs décisions impactent un nombre considérable de vies humaines comme animales et végétales. Cela ne veut pas dire que la simplicité, la sincérité ou même l’immaturité soit proscrites, mais qu’elles ne peuvent en aucun cas servir de caution à des systèmes d’oppression.

Critique d’un patriarcat impérialiste, suprémaciste et capitaliste

Du point de vue des structures patriarcales, la figure du Père peut très bien être occupée par une personne qui « fait des erreurs » mais qu’on ne songera jamais à destituer pour autant, parce que l’ordre du Père et sa hiérarchie doivent être préservés avant tout. C’est aux personnes qui lui sont subordonnées de s’adapter à ces erreurs et de les compenser, comme autant de dommages collatéraux. Dans tout le débat sur la PMA en France, le fait que ses détracteurs pointent les dangers supposés de l’effondrement de la structure familiale nucléaire et hétérosexuelle, c’est avant tout la terreur de ne pouvoir établir de relais alternatifs à d’autres modalités familiales qui soutiennent ce rejet. Il y a cet impensé social et collectif qui laisse un vide là où des espaces de vie pourraient s’établir. Il semble qu’il faut qu’il y ait un ordre, quelque chose qui s’impose de façon prescriptive pour que les modalités offertes au choix n’exposent pas les individu-e-s y dérogeant à une sanction. L’obéissance volontaire constitue une forme de protection qui prend la perspective de la sanction comme un donné inévitable et irréductible, intervenant sur la simple base de l’identité supposée ou prononcée des personnes ainsi que de leurs choix personnels. C’est la préférence de cet ordre-là qui justifie un aveuglement relatif quant à la nécessité que des personnes détenant un pouvoir politique ou familial répondent de leurs actes et entendent les paroles jugées subalternes. Ce refus de soulever la dette vis-à-vis d’une Histoire de l’oppression et à l’exposer serait dans « l’ordre des choses », parce qu’il faudrait maintenir les conditions actuelles de l’exercice du pouvoir pour lui-même et que par ailleurs, les personnes en position de dominance pourraient justifier de l’effort fourni pour l’atteindre. Le Père est celui qui travaille, qui apporte une plus-value sociale, morale et matérielle à la famille, dont l’effort est censé apporter la complétude à la structure familiale, justifier et payer la dette sociale – mais aussi, comme le rappelait Baldwin, la subir tout autant.4 Alice Miller rappelait le caractère hautement moral du commandement à « honorer son père et sa mère »5, quelle que soit la manière dont celleux-ci agissent, notamment, vis-à-vis de leurs enfants, mais parce que l’ordre parental doit être respecté avant tout de façon presque doctrinaire. Cet ordre vertical est perçu comme fondateur de nos sociétés, sans lequel celle-ci serait amenée à s’effondrer. Le regard du reste de la société porte sur la vigilance à les garantir. Encore une fois, ici, il ne s’agit pas d’éradiquer la notion de respect en soi ni d’accuser des personnes en particulier, mais seulement ramener la nécessité du respect vis-à-vis du droit mutuel à l’auto-détermination. Il ne s’agit pas du problème d’une ou d’un groupe de personnes qui abuseraient de leur pouvoir, mais du manque d’espaces et de relais alternatifs pour que celleux qui leur sont soumises puissent s’élever par elleux-mêmes ailleurs ou qu’au moins, les représentant-e-s de ces structures d’oppression puissent être mis-e-s hors de leur chemin.

Cet ordre trouve sa réplique dans les structures racistes, classistes et d’autres qui génèrent un ordre valeur qui viserait à justifier ce même caractère arbitraire soutenant les structures de domination, leur contingence, car celles-ci ne sont finalement qu’un possible parmi les possibles. « Peut-être que je ne veux pas ce que vous pensez que je veux », déclarait Baldwin à Dick Cavett lors de son émission, en 1969 ; avant d’expliquer les mécanismes de double conscience que les populations Noires Américaines ont dû développer pour survivre sous un régime d’oppression basé sur la couleur de leur peau et son invention en tant que catégorie.6 Ce n’est pas parce que les gens acceptent de se soumettre plutôt que de mourir qu’iels le font de bon cœur et le désirent. La notion de travail en lui-même, prescrite de manière obligatoire sans la possibilité de créer sa propre relation au travail, s’inscrit de manière critique dans la doctrine capitaliste. On retrouve dans ces questions les mêmes notions de consentement et du stigma que nous avions abordées dans notre précédent article « Genre et sexualisation » autour du travail du sexe. Dans la même interview, Baldwin ajoute : « Ce que la République Américaine a toujours essayer de faire, c’est m’accommoder à un système qui est toujours destiné à ma mort. […] C’est ce que vous entendez réellement par intégration. […] Nous avons été intégré-e-s depuis que nous sommes arrivé-e-s ici. » Les figures de l’alterité (les personnes Noires ou autrement racisées, précaires, des communautés LGBTQIA+, travailleuses-eurs du sexe, non-valides, …) ont en effet été intégrées à l’imaginaire capitaliste en tant que figures catalisant la peur d’être mis en marge. Le maintien des inégalités et des discriminations renforce cette peur en affaiblissant les relais politiques, autant qu’il renforce le désir de conformité et de protection.

Un autre point soulevé par James Baldwin lors de la même interview est celui de la culpabilité. Une Histoire et un ordre social qui se sont construits par la violence – notamment vis-à-vis d’une partie entière de la population américaine qui vit encore parmi les autres, ainsi que de l’enfermement de celleux qui véhiculent l’oppression et en dépendent – ne peuvent pas se maintenir sans nier la réalité de la violence ainsi prescrite. C’est pourquoi, comme nous l’avons vu dans l’article précédent avec le constat fait par le collectif Zetkin, cet ordre et son Histoire ne peuvent tenir dans le temps qu’en établissant une distinction hiérarchique supposée « naturelle » entre des catégories de personnes et d’êtres vivants, certaines étant même déclarées supérieures à toutes les autres. Cela ne fait bien sûr qu’accroître les violences sociales. Essentialiser les différences, sur la base du genre, de la race, de la classe, de la validité (de façon non-exhaustive), permet de justifier toute violence infligée arbitrairement et de ne pas avoir à la remettre en question. On allonge ainsi le système de dette, on l’étire dans l’espoir de pouvoir éviter de le purger et de continuer d’en tirer les bénéfices immédiats tout en assurant sa propre position individuelle (qui n’est peut-être pas aussi assurée) au sein du système dominant. Un autre exemple de l’importance des questions d’intersectionnalité est démontré par l’ancienne juge de la Cour Suprême des États-Unis Ruth Bader Ginsburg, qui explique dans un entretien de 2015 à Bloomberg Quick Take que des lois restrictives sur l’avortement affecteraient en fait surtout les femmes pauvres (elle fait ici mention des femmes cisgenres, mais on pourrait étendre le propos aux hommes trans et aux personnes non-binaires). Des personnes suffisamment aisées auraient en effet les moyens de payer le trajet vers un État à la législation plus souple, ainsi que les frais médicaux. Par ailleurs, elle souligne que dans les années 70 où l’accès à l’avortement était de manière générale beaucoup plus restreint, les mouvements féministes déployaient davantage d’effort pour défendre cet accès à toutes les personnes en ayant besoin, quel que soit leur niveau social. Ce droit étant depuis (pour l’instant) mieux garanti, Ruth Bader Ginsburg regrettait qu’on ne se mobilise pas plus pour défendre son accès aux classes sociales moins favorisées, dont beaucoup concernent les personnes racisées et d’autres groupes minoritaires, souvent cumulés.

Lire notre histoire et la façon dont elle est réactualisée par un ensemble de pratiques politiques demande donc de question les espaces proposés à l’investissement ainsi que les personnes à qui ceux-ci seraient supposés s’adresser et à quel point l’écart se creuse lorsque vous ne correspondez pas à certains standards. Le problème arrive quand certain-e-s ont plus d’effort à fournir pour atteindre ces espaces et ces standards quand cette difficulté se base seulement sur l’identité supposée ou déclarée de la personnes ou groupe de personnes. Par définition, elles ne l’atteindront jamais, et James Baldwin nous explique qu’il y a une Histoire qui justifie que si une personne devait y arriver, cela voudrait dire que ce standard devrait être dévoilé dans l’Histoire des violences qui l’ont engendré. Si à cette injustice manifeste, le corps politique répond : « Ce n’est pas notre problème », alors nous devons commencer à nous poser des questions.

1« It comes as a great shock around the age of five, or six, or seven to discover that Gary Cooper killing off the Indians when you were rooting for Gary Cooper, that the Indians were you. » In James Baldwin, I am not your negro (Raoul Peck), ed. Pinguin, Vintage books, US, 2017, p. 23. Ma traduction.

2James Baldwin’s speech at the National Press Club, 1986.

3Qu’il retrace dans son premier roman, La Conversion (Go tell it on the mountain), 1953.

4Voir par exemple, « James Baldwin & Nikki Giovanni, a conversation », 1971, disponible sur YouTube.

5In Alice Miller, Notre corps ne ment jamais, 2004.

6Voir aussi « Black History Speaks: James Baldwin Speaks at Q & A with educators », disponible sur YouTube.

Crédit photo : « Papillon », La Fille Renne ❤

Annexe : La propriété comme marqueur de division du genre

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On trouve dans un pan de la théorie psychanalytique une tendance à considérer un ensemble symbolique uni et à tendance universelle soutenant le psychisme humain. Les manifestations théoriques du Nom-du-Père ou du phallus dans la théorie lacanienne, héritée des années 50-60, masque mal leur appartenance à un contexte social et culturel marqué par les structures patriarcales. Elles ont certes leur pertinence en tant que marqueur d’un ordre symbolique efficient, mais déterminé socialement tout en s’érigeant comme norme et comme donné se répétant de lui-même. Cette structure est logique si l’on considère valide une identité entre genre et attribution génitale ou l’observation d’un terrain avec les conditions de sa genèse.

Or l’analyse contextuelle apporte bien sa dimension active et performative à la constitution de l’identité en réponse et en interaction constantes avec un contexte qui est bel et bien déterminé culturellement, socialement et politiquement, et surtout historiquement. La structure familiale ne peut elle-même que s’organiser par rapport à ce contexte social et politique qui l’englobe, ce qui ne prescrit pas pour autant la réponse qu’elle formule à ce contexte. La structure de la famille autant que les individu-e-s qui la composent conservent leur part active dans cette réponse tout en étant conditionné-e-s par les moyens de leur transmission (les outils conceptuels et structurels du langage), pour autant qu’elles soient en mesure d’analyser et d’évaluer les interactions qui la traversent.

Comme en témoigne Taline Oundjian, par exemple, jeune femme « française, d’origine arménienne » : « Pour la génération de Mamik [ma grand-mère], s’assimiler était un devoir, et les trois générations qui l’ont suivie se sentent avant tout françaises. Pourtant, j’ai besoin de me construire avec la part que j’ai choisie. Pas celle dictée par ma famille, par un État racisant, ou par une quelconque convention. »1 L’historienne Raphaëlle Branche rappelle également, à propos de la guerre d’Algérie et du silence des appelés français revenus d’une guerre qui ne dit pas son nom, que « D’habitude, on a l’impression qu’il s’est passé une expérience, et qu’elle produit du silence ou de la parole. Mais on ne peut pas comprendre si on se focalise sur l’expérience. Le silence est une structure relationnelle. Il faut prendre en compte beaucoup plus large, ne pas se contenter de regarder l’appelé, ce qu’il dit ou ne dit pas mais à qui il le dit, à qui il peut le dire, avec quels mots peut-il confier son expérience. Je me suis centrée sur la famille car elle est le premier lieu de transmission de l’expérience mais comme une poupée russe, cette famille est aussi dans une société. »2 On pourrait évoquer ce même silence qui « [fait] sienne la fiction selon laquelle le colonialisme a pris fin en 1962 », explique l’écrivaine Françoise Vergès pour qui « le féminisme s’est leurré sur l’existence d’un vaste territoire ‘ultramarin’ issu de la période esclavagiste et post-esclavagiste comme la présence en France de femmes racisées. Complice alors des nouvelles formes du capitalisme et de l’impérialisme, il demeure silencieux sur les nouvelles formes de colonialité et de racisme d’État dans les Outre-mer et en France. »3

Observer des dynamiques signifiantes à travers le discours d’une personne, qui se constitue alors comme sujet de sa propre expérience, ne nous permet pas d’essentialiser leur nature dans des structures immuables, surtout lorsque ces dynamiques émergent clairement en réponse à un contexte orienté politiquement, dont nous n’avons que des traces parcellaires. Le politique prescrit des conduites typiques, admises, en décourageant les prises de parole divergentes à travers des mécanismes de répression jouant à des niveaux divers (répressions physique et matériel à l’appui d’une répression symbolique comme nous l’avons vu avec Pierre Bourdieu, qui est aussi la résignation du sujet). La psychologue Céline Béguian, spécialisée dans le traumatisme, rappelle en citant Sándor Ferenczi (Confusion de la langue, 1933, Payot) que « la peur, quand elle atteint son point culminant, [oblige l’enfant] à se soumettre automatiquement à la volonté de l’agresseur, à deviner le moindre de ses désirs, à obéir en s’oubliant complètement et en s’identifiant totalement à l’agresseur. »4 Nous avons aussi vu précédemment qu’un système d’interprétation peut et émerge souvent a posteriori pour justifier des rapports de pouvoir.

Lorsque les moyens de subsistance et de survie sont en jeu, nombreuses sont les stratégies qui permettent de composer avec la force de domination qui nous soumet à son régime d’interprétation, lequel justifie ses propres actions. Nous entrons dans un régime de persuasion qui nous engage dans une relation à long-terme de subornation à la règle dominante. On oublie souvent, notamment, que dans l’idéologie « capitaliste impérialiste, suprémaciste blanche et patriarcale » (belle hooks), laquelle gouverne à peu près la totalité des moyens engagés pour la domination stratégique des territoires (et ce même lorsqu’ils concernent des États non-ocidentaux à participe du moment où ils participent d’une économie géo-politique mondialisée), la définition et la position de « l’homme » sont plus ou moins équivalentes à celles de propriété. On peut rappeler par exemple, en ce qui concerne la culture politique française, que la rédaction de la Déclaration des Droits et des Devoirs de l’Homme et du Citoyen de 1795, participant de la Constitution de la première république, tranchait radicalement avec la Déclaration des Droits de l’Homme de 1789.

Aussi, « Cette transition des droits [naturels] de l’homme vers les droits de citoyen [expression absente de la Déclaration mais explicitée dans les articles 12, 13 et 14 de la constitution] est accompagnée de la priorité accordée au droit de propriété consacrant la liberté économique et conditionnant l’exercice des droits civiques ; elle permet de sélectionner parmi les hommes ceux qui, « homme(s) de bien », « bon(s) fils, bon(s) père(s), bon(s) frère(s), bon(s) ami(s), bon(s) époux », sont des « bons citoyens » — donc non seulement aptes mais encore habilités à défendre la patrie et le gouvernement, à assurer la conservation de la propriété contre toutes les exactions du « peuple » ou contre toutes les réclamations indues des « exclus des registres civiques ». »5 Ainsi, cette Déclaration affirme que « tout citoyen doit ses services à la patrie et au maintien de la liberté, de l’égalité et de la propriété, toutes les fois que la loi l’appelle à les défendre » (art. 9 Décl. 1795, devoirs). La devise actuelle de Liberté, Égalité, Fraternité masque mal ce passage oublié mais significatif par une devise bien différente.

Avec la montée du capitalisme à l’ère industrielle, la notion d’accumulation de biens évolue aussi en fonction de la manière dont celle-ci articule force et production de travail, salaires, usage, (re)distribution et plus-value. À la fin du XIXe siècle, pour les économistes néoclassiques, « le capitalisme a eu besoin de montrer un temps qu’il produisait de la richesse, mais ce n’est plus le problème. Le problème – soulevé par Marx – est de montrer sa capacité à durer au-delà des crises, à s’auto-organiser. »6 Au début du XXe siècle, et notamment dès les années 20 aux États-Unis, des théories et outils pratiques à la résilience de ces structures du pouvoir économique et politique sont échafaudées, notamment en ce qui concerne la « manipulation de l’opinion en démocratie »7, c’est-à-dire l’assimilation de la dynamique de consommation à celles d’obéissance. Les mécanismes de hiérarchie et de pression sociale y sont clairement utilisés pour « fabriquer le consentement » des populations tout en conservant l’illusion du libre-arbitre quant au choix des objets de consommation et aux modalités de participation collective au politique (le vote).

La question de la valeur, qu’elle soit financière, matérielle, politique et/ou sociale, remplace la seule question de « l’accumulation de marchandises » décrite par le philosophe allemand Karl Marx et met les populations « laborieuses » à un tout autre travail. D’elles-mêmes, elles vont être de plus en plus invitées à générer leurs propres preuves d’obéissance dans la mesure où les processus de dématérialisation progressifs nous conduisent à produire notre propre contenu, y compris sur le champ administratif. Qui n’a pas aujourd’hui les moyens d’avoir un accès internet et une imprimante aura bien du mal à justifier les moyens de sa citoyenneté.

Aussi, pour en revenir à la question du genre dans son rapport avec le monde du travail, qu’il soit rémunéré ou gratuit, la « répartition inégale des hommes et des femmes dans les différents métiers est indissociable d’inégalités structurelles en termes de rémunération, de condition de travail et de prestige social. »8 Nous ne pouvons nous en étonner, dans la mesure où même la Déclaration constitutive de notre première république n’accordait le privilège de la citoyenneté qu’à la portion de la population payant suffisamment d’impôt (suffrage censitaire) et donc, possédant assez de fortune pour justifier de leur statut social. Si les emplois générant le plus de capital (au sens large) sont détenus majoritairement par des hommes (sous-entendus cisgenres et hétérosexuels ou assimilables car empruntant leurs codes de représentation), nous pouvons a priori définir symboliquement un « homme » par sa propriété en regard de ce même capital, lequel vient ouvrir ou refermer l’accès aux espaces de décision et d’action sur le champ politique.

D’où que lorsque dans une affaire telle que les accusations de viol sur mineur-e à l’encontre du réalisateur Roman Polanski, il y ait une si vive réaction visant à défendre « l’artiste » en le séparant de « l’homme », notamment de la part d’une portion aisée de la population française. Que ferait en effet un Roman Polanski de sa vie s’il venait à être destitué de sa position ? Quel travail serait-il autorisé à exercer ? Pourrait-il encore faire des films ? Serait-il encore autorisé à s’exprimer publiquement sur des sujets divers ? Pourrait-il enseigner ? Après avoir purgé sa peine de prison, que pourrait-il encore faire, accablé du statut de paria ? Ici, nous sommes appelé-e-s à considérer plus les nuances de la vie d’un homme, qui a déjà exposé ses visions sur le monde et bénéficié d’une tribune médiatique et à travers ses films, que la souffrance des victimes. Cette dernière, en tant que souffrance de femmes ne jouissant pas du même capital symbolique ni d’un même accès à une parole publique élaborée, devient négligeable devant le préjudice fait à la notion symbolique de propriété. Dans la mesure où haut capital équivaut à une plus grande licence d’appropriation des biens matériels et moraux, la chute d’un Roman Polanski équivaut à la chute de cette licence, qui oblige à un travail de reconfiguration.

Et c’est bien parce qu’il faudrait repenser le rapport au monde d’un éventuel Polanski déclassé, ce qu’il devrait ou pourrait faire dans une société décidée collectivement après avoir été déclaré responsable de ses actes devant la justice, c’est bien parce qu’il faudrait repenser le rapport au monde de ces personnes en-dehors des structures de pouvoir qui les protège que l’accusation est subversive et source d’une angoisse du pouvoir. L’accusation d’Alice Coffin à l’encontre de Christophe Girard est l’accusation du soutien du pouvoir politique à un pédocriminel notoire. L’accusation d’Assa Traoré est celle d’un système étatique et policier profondément raciste, issu d’une pensée coloniale et responsable de la mort de son frère Adama Traoré. L’accusation des associations étudiantes et LGBTQ+ à l’encontre des Crous de France est celle de structures institutionnelles transphobes et d’une politique de sape des organismes publics censés soutenir la diversité des chemins de vie sur tout le territoire. Enfin, l’accusation d’Adèle Haenel dans sa prise de parole à Mediapart en novembre 2019 portait bien sur un système d’abus de pouvoir qui donne licence aux violences sexuelles tout en verrouillant l’accès des victimes à la parole publique et à l’écoute. Attaquer un homme de pouvoir auteur d’un préjudice – notamment, mais aussi en tant que structure politique dont nombre de femmes participent également par leur silence, leur complicité ou leur participation active –, où que ce pouvoir se situe, de l’État à la famille et à la rue, c’est attaquer le symbole de la propriété, c’est-à-dire la licence à s’approprier un espace qui a été pensé en continuité avec une histoire du pouvoir masculin, en particulier dans nos sociétés impérialistes, suprémacistes blanches et capitalistes occidentales.

C’est de cela qu’il s’agit, pas d’une idéologie, mais d’une histoire, de son héritage, de ce que nous choisissons d’en reproduire et d’en transmettre.

1In Taline Oundjian, « Et tu viens d’où sinon ? », Women who do stuff, Numéro 2 – La Famille, 2020, p.75.

2Lire entretien à Mediapart, « Appelés en Algérie : enquête sur un silence français », 2 octobre 2020.

3Ecouter l’entretien à France Culture, « Après la décolonisation, l’histoire coloniale et raciale disparaît dans la construction du récit féministe français », 24/04/2020.

4Ibid., « Un passé qui ne passe pas », p. 36.

5In Geneviève Koubi, « La Déclaration des droits et des devoirs de l’homme et du citoyen : obligations des législateurs et devoirs des citoyens », 1795, pour une République sans révolution, dir. Roger Dupuy, PUR, 1996, pp. 143-159, paragraphe 10.

6In ouvrage collectif, Economie, Sociologie et Histoire du monde contemporain, ed. Bréal, 2016, p. 53.

7Lire Edward Bernays, Propaganda : Comment manipuler l’opinion en démocratie, ed. La Découverte, 2007 (1928).

8In ouvrage collectif, Introduction aux études sur le genre, ed. Deboeck, 2012, p. 191. Voir aussi le travail de la préhistorienne du CNRS Marylène Patou-Mathis sur l’absence de division genrée du travail durant la préhistoire (pour une brève introduction : « Non, les femmes préhistoriques ne balayaient pas les grottes » sur France Culture, 13/10/2020).

Crédit photo : « Papilon », La Fille Renne