Note sur la circularité

Nos derniers commentaires sur la notion de neutralité soutenaient un aspect et une exigence critiques. En effet, il s’agit pour nous de trouver un point médian entre exigence clinique et thérapeutique impliquant un temps long, et les contraintes pratiques, sociales et politiques qui induisent un temps plus court, une urgence du quotidien accentuée par des facteurs systémiques. Pour nous, la neutralité (ici appliquée à la psychanalyse) appartient à une terminologie politique implicite que l’analyse intersectionnelle révèle, sinon d’une absence de soucis pour la détermination du ou de la patient-e, du moins d’un non-engagement. Nous discutons ici des termes employés dans la théorie et la pratique analytique et de l’imaginaire que ceux-ci entraînent avec eux, ainsi que leur histoire. Si on défend que seule la neutralité peut aborder tous les sujets, c’est qu’en l’adoptant on se suppose dégagé-e de toute oppression contextuelle, ce qui est une position assez privilégiée. Est-ce que la neutralité tient en temps de guerre sociale, où les espaces par lesquels se projeter dans l’avenir tendent à s’écraser les uns contre les autres ? Et sinon, comment agir sans participer soi-même d’une précipitation dans l’abîme du conflit, et comment pacifier la situation ? Car nous vivons dans des temps de guerre sociale, sur fond de crise écologique, où l’histoire de nos sociétés globalisées montre ses conséquences les plus dramatiques, autant que ses promesses de résistance.

L’exigence thérapeutique – de soin –, qu’elle emploie les outils de la psychanalyse ou d’autres, présente un dénominateur commun : la préservation de l’intégrité physique et/ou psychique de l’individu-e. Nous l’avions mentionné à propos du travail de Darian Leader sur la psychose (What is madness ?, 2011), la tentative de guérison passe par la tentative de se préserver soi-même. Pour ce qui est d’une guérison psychique, le but est d’aboutir à une autonomie affective de l’individu-e vis-à-vis des autres. Cela veut dire que l’autre ne s’impose plus comme le recours principal à sa propre préservation ; mais que chacun-e acquiert la possibilité de choisir sa participation à un devenir commun, c’est-à-dire l’auto-détermination et sa mutualité nécessaire.

L’analyste, dans le champ thérapeutique, choisit d’être là et de participer. Il n’y a rien de moins neutre là-dedans. Néanmoins, iel le fait en sachant que le but est de ne plus servir soi-même, en tant qu’autre, d’objet de compensation et de confusion entre ce qui participe de l’imaginaire anxieux de la personne ou d’une réalité partagée où chacun-e a sa part dans le consentement, ainsi que la capacité de projection individuelle et collective à long terme. Puisque le langage est une voie de convention, c’est la part volontaire de celle-ci qui est en jeu. Nous créons donc, dans l’espace analytique et thérapeutique, un espace de circularité qui permet à la personne de revenir à soi-même, tout en se situant avec lucidité et ouverture dans l’espace collectif. Cette circularité doit être engagée par la personne de l’analyste ellui-même, tout en choisissant ellui-même avec lucidité de quelle raison iel est à même de coopérer. L’idée de la neutralité évoque une zone de non-droit, où la demande tombe, un mur, une absence de réponse. Que l’analyste réponde la même chose, renvoie la personne à la circularité de l’espace qui engage un consentement mutuel, cette valeur de miroir est bien loin de la neutralité, parce qu’à tout le moins, elle dit : je vous écoute. Il n’y a pas d’écoute sans réponse, même si cette réponse est un engagement à ce que la personne parle de soi et puisse le faire en toute sécurité.

Nous semblons pinailler sur un terme et ses équivalences, mais si un pan de la théorie psychanalytique tient tant à l’influence des mathématiques, qu’iel songe seulement qu’en mathématiques, la neutralité renvoie à un ensemble vide. Un ensemble vide ne peut donner lieu à aucune application. Il ne sert à rien, et à moins d’éprouver une fascination pour ce rien, il reste que la demande du corps est inaliénable, puisqu’elle sollicite le fondement de la sensorimotricité des êtres vivants. En effet, l’hypothèse du paradoxe sensorimoteur nous apprend que l’aporie du langage et du signifiant n’est pas un vide, mais un banal blocage neuronal. C’est tout de même quelque chose. Il n’y a pas à chercher plus loin dans ce mystère-là, à moins d’en faire l’expérience pour elle-même, car l’on pourrait tout aussi bien s’y perdre à l’infini, et c’est l’impasse de la négativité de l’analyse. À un moment, l’analyse doit apprendre à « nettoyer », à pacifier l’esprit à partir du centre de toute demande, qui est de se positionner comme sujet d’un discours qui engage l’écoute et la réponse de l’autre. De là, on peut permettre l’apprentissage de la mutualité, parce que notre vie entière de langage est basée sur la convention. Il s’agit donc sûrement d’apprendre à se mettre d’accord sur ce qu’on désigne par le réel et la diversité des vécus et de ses expériences. L’analyse engage le mouvement et fluidifie la reconnaissance des accords locaux passés et présents, établissant la simplification des principes qui les régissent, leur réactualisation et leur éthique, la faculté d’auto-détermination et la capacité à aider d’autres dans cette faculté. Car l’analyse de soi engage l’analyse des autres.

C’est en ouvrant cet espace que nous voulons finir ce petit cycle sur la question de la neutralité.

Crédit photo : « Papillon », La Fille Renne ❤

Espaces indéterminés, espaces positifs et espaces ouverts : sont-ils des espaces neutres ?

Aujourd’hui, jeudi 17 décembre 2020, nous apprenons de nouveau le décès d’une jeune femme trans de 17 ans, Luna / Avril (d’abord mentionnée par erreur sous son deadname Fouad), élève au Lycée Fénélon à Lille. D’abord rejetée par sa famille puis empêchée par l’administration du lycée de venir à l’école en jupe, Luna s’est suicidée. Au lieu de se demander pourquoi elle tenait tellement à venir en jupe, si c’était pour attirer l’attention, demandez-vous pourquoi la violence de le lui refuser ? Et pourquoi pas ? Quelle raison impérieuse ordonnerait de ne pas venir en jupe, quel que soit le genre supposé de la personne ? Pour ne pas distraire ses camarades ? Pour « la protéger » d’un éventuel harcèlement ? Parce que cela serait inconvenant ? Mais distraction de quoi ? Pourquoi lui interdire cela et ne pas éduquer ses camarades sur la question des transidentités et du genre en général, et sur le harcèlement ? Et inconvenant au nom de quoi ?

L’information m’a été relayée par Océan et Lexie (@AggressivelyTrans) sur les réseaux sociaux. Je devais justement écrire un article complémentaire sur la question de la neutralité, portant sur les espaces indéterminés et ouverts, et sur la question des espaces de détermination positive, notamment en ce qui concerne la psychanalyse. Notre questionnement de la notion de neutralité et de ses fondements politiques nous amène à interroger la position de l’analyste comme figure d’autorité. Si elle serait neutre, ce serait pour renvoyer en miroir à la personne qui vient la consulter sa propre image, en tout cas pour ce qui est du questionnement de son discours. L’analyste va servir d’appui à cette réflexion autour du discours propre de la personne pour tenter d’en comprendre les fondements. Si l’espace ouvert par l’analyste est neutre, cela voudrait dire qu’au-delà d’un certain point, il n’est pas utilisable. L’analyse a lieu dans une structure relationnelle à l’analyste où l’analyste lui- ou elle-même ne serait personne en particulier ; or le ou la patiente projette bel et bien une personnalité sur ce qu’iel peut lire de la personne qui lui fait face. La méfiance et la défiance dont on parle depuis Freud (par exemple, dans La technique psychanalytique) vis-à-vis de la personne de l’analyste, à partir d’un certain point dans la dynamique du transfert, seraient liées au fait que l’analyste ne peut donner cours à la demande faite par le ou la patiente vis-à-vis de sa personne supposée. À son tour, l’analyste serait amené-e à se méfier – dans la mesure où iel soupçonne ce transfert à son endroit ou à un autre – de la nature déclarative du discours de la personne. Cet espace-là que l’analyste devrait garder serait, selon la théorie, « neutre ».

Nous pouvons admettre, jusqu’à un certain point, l’utilité de cette méthode dans l’analyse du discours. Or, au-delà de cette analyse demeure tout de même la question affective et émotionnelle, qui porte la question de la confiance. La question du trauma, si elle s’élabore notamment à travers les dimensions du discours, on l’a vu, participe aussi entièrement d’une mémoire qui engage le corps dans son entier. La familiarité des situations de confort, de sécurité émotionnelle ou au contraire, de détresse et de danger, excède bien souvent sa prise en main par le discours, notamment parce qu’elle dépend des environnements dans lesquels évolue la personne. Toute efficience que peut avoir un-e analyste sur le champ de l’étude du discours de soi de la personne, et de ce que ce discours ne formule pas encore, ne peut toutefois pas lui permettre d’échapper à son identification, légitime ou non, par la personne, à une mémoire traumatique liée à une expérience (répétée ou non) danger. La question de la sécurité émotionnelle est liée aux espaces de sens et de compréhension vis-à-vis desquels la personne ne contrôle que très peu sa capacité à se sentir confortable pour un relâchement éventuel d’un état corporel et sous-jacent de défense.

Ces considérations sont très liées à l’idée des espaces de non-mixité. Certaines typologies d’expérience, notamment celles liées aux minorités sociales pour ce qui est du genre, de la race, de la classe ou de la validité de manière générale, se voient constamment en devoir de justifier leur point de vue et perspective quotidienne face à un modèle dominant établi comme normes de représentation, à laquelle on attend de toute personne qu’elle s’y conforme. Les personnes assignées à ces minorités sociales ne sont pas habitées d’une violence intrinsèque qui les pousserait à réclamer du reste de la société un tribut, seulement, comme le disait l’écrivain James Baldwin, de pouvoir se passer de son interférence avec leurs vies – to have it out of their way. La fatigue morale et émotionnelle d’avoir à porter cet effort et cette vigilance quotidienne participe d’une mémoire traumatique liée à une situation d’insécurité, voire de danger effectif. Aussi, lorsque ces personnes se dirigent vers un-e analyste pour arriver à y voir plus clair dans leurs douleurs et leurs difficultés, de se trouver face à une personne qu’iels identifient comme familière, pour une raison ou une autre, de cette mémoire et de cette insécurité – quelle que soit la capacité de l’analyste à la guider à travers la réflexion et le questionnement de leur discours –, cette situation même peut être une source de tension qui, à partir d’un certain point, peut empêcher la résolution d’un trauma. Bien sûr, on pourra dire qu’une personne racisée « n’a pas besoin » d’aller voir un-e analyste racisé-e lui- ou elle-même pour aboutir un travail sur l’inconscient ; ou qu’une personne LGBTQIA+ « n’a pas besoin » d’aller voir un-e analyste LGBTQIA+ pour faire ce travail. Jusqu’à un certain point, l’argument est valable. Sauf que ces personnes, à l’extérieur déjà, sont confrontées quotidiennement à un environnement d’agression généralisé et à un sentiment d’insécurité liés à une modélisation de nos sociétés qui les exclut fondamentalement, c’est-à-dire dans les fondements mêmes de leur être, et d’une quelconque capacité à accomplir l’adaptation requise à la norme valorisée, en-dehors de laquelle bien des portes se ferment. Cette expérience est une réalité concrète vécue au quotidien par un nombre considérable de personnes et de groupes sociaux et culturels – et nous ne pouvons continuer de prétendre que c’est inévitable. Ces personnes ont l’habitude de devoir justifier leur existence face à ce contexte normatif qui s’exprime partout et en tout temps dans leur quotidien, y compris jusque dans leur intimité familiale où se répètent ces dynamiques d’oppression, ce qu’on appelle les violences intra-familiales. Si la psychanalyse ne s’éveille pas sur ces questions systémiques et n’arrive pas à se diversifier, elle oublie qu’elle participe elle-même, qu’elle le veuille ou non, à la confiscation d’espaces sécurisant et ouverts pour ces personnes. Et il y a des facteurs, à ce titre, qu’elle ne peut maîtriser et dont elle doit apprendre une humilité. Toutes les expériences ne se valent pas face à un référent unique, dicté, notamment, par notre modèle occidental et à l’intérieur de celui-ci.

Cela ne veut pas dire que la personne de l’analyste, avec son éthique, fait « mal » ou n’a pas de bonnes intentions. Cela n’a rien à voir avec la personne morale de l’analyste, c’est-à-dire son intention, ni forcément sa pratique. Cela a à voir avec une mémoire, inscrite dans le corps des personnes, dans leur individualité et leurs singularités, qui excède tout commandement. Le sentiment d’insécurité ne se commande pas. Il est inscrit dans la mémoire traumatique et dans le corps. La psychanalyse peut prétendre la dépasser en déclarant sa « neutralité », mais lae patient-e peut aussi mentir ou se taire pour contourner son inconfort lorsqu’il s’agit d’adresser ce sentiment indépassable de pas là, d’impossibilité, dans cet espace, de relâcher sa garde. Par aucune volonté de la part de la personne qui lui fait face, et pas plus dans un cabinet de psychanalyse ou ailleurs, ce sentiment ne peut ni ne doit être forcé. Encore une fois, cela ne dépend pas de l’analyste, mais c’est lié au fait que dehors, ces systèmes d’oppression continuent toujours, et avec eux la nécessité d’être constamment en état de garde. Et là encore, le ou la patiente ne doit rien à l’analyste, et c’est bien cela qui fonde l’intégrité de leur relation.

Face à un-e analyste qui n’est pas familier-ère de la spécificité des vécus communautaires, une bonne partie des sources de trauma qui doivent être constamment répétées en-dehors doit de nouveau être répétée ici, quelle que soit l’état de sa verbalisation par le discours. Plus loin, il faut comprendre qu’une personne racisée, par exemple, se trouvant face à une personne blanche analyste, même la plus avertie vis-à-vis des questions liées au racisme, et quelque soit l’état de verbalisation du ou de la patient-e, peut se sentir en insécurité face à elle. Il faut accepter cela et accepter, à une certain moment, de passer la main. Se déclarer neutre ne pourra forcer ce sentiment. Et c’est normal. La mémoire d’agressions et leur réactivation, dans des contextes de société violents, imposent ça. Plutôt que de forcer une neutralité impossible à réaliser au-delà du champ « rationnel », il faudrait promouvoir des espaces indéterminés (qui restent à l’être), ouverts (qui n’ont pas à l’être), voire positifs à partir d’un certain point (où la déclaration de familiarité permet le relâchement émotionnel et la guérison). Mais la théorie psychanalytique se formule beaucoup sur le mode négatif et se méfie des aspects déclaratifs de l’identité, jugés suspects. Elle cherche l’aporie dans le discours là où la théorie du paradoxe sensorimoteur permet de montrer que cette aporie se fonde dans le corps. Le discours et le signifiant, certes, aboutissent toujours à une butée, mais cette butée n’est pas un néant, juste le fait que le corps demeure et produit de la mémoire. Donc au bout d’un moment, on peut toujours scruter cette production, qui est sans fin, sans pourtant permettre à tout un champ de la mémoire traumatique, qui excède la question du discours et se situe dans l’expérience de ce corps-là par rapport à d’autres corps, de se résoudre ou au moins, de se relâcher.

Cela ne pose pas, par exemple, les personnes blanches, cisgenres, hétérosexuelles et valides comme de « mauvaises personnes » à éviter, seulement que malgré elles, elles se font le relais de tout un ensemble d’expériences qui partout ailleurs poussent les corps minoritaires à se défendre et à se mettre en tension, n’ayant pas le droit commun de leur côté. Une personne noire peut se faire tabasser par la police de manière gratuite et toujours être suspectée coupable et ses agresseurs-ses non inquiété-e-s, et ce depuis aussi longtemps que l’histoire de l’esclavage, insécurité que nous semblons découvrir ici en France parmi le grand public. Une femme cis, une personne trans ou non-binaire, voire d’autres personnes assignées à la soumission, peuvent subir une agression ou un viol et se voir accusées de « l’avoir bien cherché ». Une personne avec un handicap visible ou non peut se voir reprocher de ne pas faire « assez d’effort » pour s’adapter à un rythme de travail ou de déplacement qui vont à l’encontre de ses limitations. De même, alors que le STRASS, syndicat des travailleurs-ses du sexe, vient d’annoncer l’assassinat d’une femme trans migrante TDS, ce dimanche 13 décembre, étranglée à Nice dans l’indifférence totale, on peut rappeler que de nombreuses populations et groupes sociaux meurent assassinées ou laissées mourir, concrètement, comme si leurs vies n’avaient aucune valeur, de la même manière que les populations indigènes sur les continents américains ou les ouïghours en Chine, pour ne citer qu’elleux. Mais nous sommes tou-te-s saisi-e-s dans ce réseau de contradictions et d’arrangements avec ces réalités, que nous ayons le choix ou non de les vivre au quotidien. Toutefois, il serait difficile de demander à ces personnes l’effort, qu’elles aient ou non subi toutes les agressions possibles, mais ne serait-ce que d’être sensibles au fait que ça puisse leur arriver à n’importe quel moment, de nier leur sentiment d’insécurité face à une personne, quelle que soit cette dernière et quelle que soit la volonté de celle-ci de bien faire. Nous, analyste ou aspirant-e-s analystes devons avoir l’humilité de reconnaître ça, et de reconnaître le manque crucial d’une diversité d’espaces de soin et de guérison à l’image de la diversité des vécus traumatiques dans nos sociétés.

La psychanalyse ne peut pas s’extraire du monde hétéropatriarcal, capitaliste, raciste ; validiste et impérialiste dans lequel s’inscrit la vie de tous les individu-e-s qu’elle espère soutenir. Sa neutralité n’existe pas et ne peut exister tant que ce monde-ci et que ces oppressions existent.

Enfin, la psychanalyse, à moins de les perpétuer, ne peut pas ne pas être politique.

Crédit photo : « Papillon », La Fille Renne ❤

Annexe – Commentaire sur l’idée de neutralité

Nous avions déjà discuté cette notion dans l’article Annexe – Expertises minoritaires, enjeux majeurs.

Il ne faut pas confondre mesure et neutralité. La neutralité n’est pas possible ni même souhaitable. Elle suppose qu’on ne prenne pas parti, ni même que l’on en représente un nous-même(s). Or, tout le monde n’a pas les moyens de se poser en observateur-rice. Cela suppose une autonomie, ne serait-ce que matérielle, de même que cela suppose que notre expérience n’intervienne pas dans notre jugement ni notre interprétation – son orientation ni sa situation (nous reprenons encore une fois l’idée des savoirs situés, proposée par la théoricienne féministe américaine Donna Haraway, 1988). Dans le meilleur des cas, c’est s’aveugler sur le fait d’être soi-même perçu-e par les autres et sur sa propre tentative – vaine – d’échapper à ce regard par lequel on se situe, qui nous offre un contexte à toute interprétation possible.

C’est une tout autre chose que la mesure et le soin portés à l’accompagnement du dialogue, d’un espace mutuel d’équité et d’une éthique de l’auto-détermination. Dans une situation de conflit, ne pas savoir quel parti prendre, soit parce que l’on manque d’éléments et de recul, soit parce que nulle option actuellement proposée ne nous semble favorable, ne veut pas dire rester « neutre » ; c’est-à-dire, désintéressé-e, voire insensible à l’issue du conflit. Se déclarer « neutre », c’est protéger non pas son intégrité morale, mais ses intérêts, c’est-à-dire ceux relatif à sa position par rapport à l’autre. On peut se le formuler clairement, ou se convaincre d’une plus haute raison morale, comme des objectifs professionnels ou politiques, eux-mêmes construits historiquement et socialement, c’est-à-dire qu’on en soutient la structure qui nous porte. Quoi qu’il en soit, la « neutralité » constitue souvent un abandon. On sort de la partie, dans une mesure variable, où l’on ne s’engage pas. Or, sortir de la partie sans dommage n’est possible que si l’on bénéficie d’une relative autonomie, ne serait-ce que matérielle. Encore une fois, c’est une question de structure, laquelle dépend des facteurs contextuels dans nos sociétés. Pour beaucoup, en situation de dépendance et de précarité matérielle, physique et/ou psychique et émotionnelle, cette sortie est compromise, difficile, voire impensable. Souvent, cet impensable est littéral : on ne peut se projeter au-delà d’une situation qui nous enferme. Dans ce contexte, le point de vue « neutre » sert souvent de refuge, mais encore une fois, il n’est pas accessible à tout le monde, au risque de nier une part non-négligeable de sa propre expérience ou de celle des autres. Le « neutre » est fondé sur une assomption scientifique dont les origines trahissent des enjeux de pouvoir et polluent son imaginaire.

L’idée de neutralité est en effet foncièrement une notion de classe, co-dépendante de structures de discrimination actives basée sur l’identification du genre (traitement inégal des femmes, personnes trans*, non-binaires, intersexes), de la race, de l’orientation sexuelle ou de la validité en regard des normes physiques et psychiques. Pour ce qui est de la psychanalyse, il est à rappeler qu’historiquement, elle s’est d’abord adressée à une classe bourgeoise en pleine mutation industrielle, laquelle avait les moyens à la fois financiers et sociaux pour l’y orienter. La neutralité d’un Sigmund Freud est donc une neutralité toute particulière, située historiquement et culturellement, dans le sens où un sujet émerge à partir du moment où son statut social lui permet de se différencier de la masse des « autres », discriminé-e-s et assimilé-e-s socialement à un ensemble homogène. Ça, c’est la neutralité, son contexte et son impact.

Se déclarer « neutre », se placer au-dessus du jeu politique et social, à quelque niveau que ce soit, c’est supposer qu’on le domine et avec lui, la foule de celleux qui vont ou font avec, tant bien que mal. Le terme de neutralité, qu’on l’admette ou non, a ce présupposé-là. On peut prendre une mesure de distance avec un conflit, dans l’optique d’une prise de décision. La neutralité en est une qui ne se déclare pas comme telle ni ne se sent obligée vis-à-vis d’un devenir commun. Pas plus elle n’existe dans un cabinet de psychanalyse que celui-ci n’est hors du monde. Toute personne embarque avec soi les enjeux de pouvoir qui l’y ont menée et l’ont construite. Il faut pouvoir ouvrir un espace intermédiaire où l’expérience de chacun-e fasse sens. L’analyste n’a pas à s’y engager soi-même, ce n’est pas de sa vie dont il s’agit, mais il faut qu’iel soit en mesure de tenir cet espace avec l’autre qui s’y adresse, et qu’iel reconnaisse l’impact de son monde sur celui-ci. Il n’est pas besoin d’être « neutre » soi-même pour éviter les effets invasifs de ce qu’on appelle le transfert. Échapper à devenir soi-même l’objet du discours de l’autre, par exemple en tant qu’analyste, ne veut toujours pas dire être « neutre ». Le discours consomme l’objet, il l’assimile à sa propre création d’images, de mémoires. Si l’on tombe soi-même dans ce champ symbolique qui le nourrit, certes, on perd la commune présence de deux corps qui tentent d’établir une distance équitable entre eux. Donc cette distance est nécessaire pour qu’il y ait un espace ouvert à la projection qui ne consume ni l’un-e ni l’autre. Néanmoins, l’interprétation mutuelle, elle, suit son cours, et personne n’est dupe de cette condition. Le discours doit pouvoir se situer, toujours, dans l’espace intermédiaire entre les deux parties en présence formant la structure du dialogue. C’est de cela qu’il s’agit, aussi, lorsqu’on s’adresse à un sujet – un sujet dans le monde, à savoir un monde de sens qui le fonde. Si un espace de neutralité peut s’y ouvrir, il devra bel et bien être la création volontaire et consentante de deux personnes, voire plus, en reconnaissant que le sujet qui s’adresse à un espace d’analyse s’accorde à ce qu’iel sait néanmoins des rapports de pouvoir qui animent chaque point de vue et ce qu’iel suppose du point de vue de l’analyste. Dans tous les cas, notre présence aura toujours un impact et un effet sur l’autre ou groupe d’autres, et il serait vain de penser que cet impact puisse échapper à la lecture de soi, quelle que soit sa propre volonté d’y échapper soi-même.