Annexe : La propriété comme marqueur de division du genre

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On trouve dans un pan de la théorie psychanalytique une tendance à considérer un ensemble symbolique uni et à tendance universelle soutenant le psychisme humain. Les manifestations théoriques du Nom-du-Père ou du phallus dans la théorie lacanienne, héritée des années 50-60, masque mal leur appartenance à un contexte social et culturel marqué par les structures patriarcales. Elles ont certes leur pertinence en tant que marqueur d’un ordre symbolique efficient, mais déterminé socialement tout en s’érigeant comme norme et comme donné se répétant de lui-même. Cette structure est logique si l’on considère valide une identité entre genre et attribution génitale ou l’observation d’un terrain avec les conditions de sa genèse.

Or l’analyse contextuelle apporte bien sa dimension active et performative à la constitution de l’identité en réponse et en interaction constantes avec un contexte qui est bel et bien déterminé culturellement, socialement et politiquement, et surtout historiquement. La structure familiale ne peut elle-même que s’organiser par rapport à ce contexte social et politique qui l’englobe, ce qui ne prescrit pas pour autant la réponse qu’elle formule à ce contexte. La structure de la famille autant que les individu-e-s qui la composent conservent leur part active dans cette réponse tout en étant conditionné-e-s par les moyens de leur transmission (les outils conceptuels et structurels du langage), pour autant qu’elles soient en mesure d’analyser et d’évaluer les interactions qui la traversent.

Comme en témoigne Taline Oundjian, par exemple, jeune femme « française, d’origine arménienne » : « Pour la génération de Mamik [ma grand-mère], s’assimiler était un devoir, et les trois générations qui l’ont suivie se sentent avant tout françaises. Pourtant, j’ai besoin de me construire avec la part que j’ai choisie. Pas celle dictée par ma famille, par un État racisant, ou par une quelconque convention. »1 L’historienne Raphaëlle Branche rappelle également, à propos de la guerre d’Algérie et du silence des appelés français revenus d’une guerre qui ne dit pas son nom, que « D’habitude, on a l’impression qu’il s’est passé une expérience, et qu’elle produit du silence ou de la parole. Mais on ne peut pas comprendre si on se focalise sur l’expérience. Le silence est une structure relationnelle. Il faut prendre en compte beaucoup plus large, ne pas se contenter de regarder l’appelé, ce qu’il dit ou ne dit pas mais à qui il le dit, à qui il peut le dire, avec quels mots peut-il confier son expérience. Je me suis centrée sur la famille car elle est le premier lieu de transmission de l’expérience mais comme une poupée russe, cette famille est aussi dans une société. »2 On pourrait évoquer ce même silence qui « [fait] sienne la fiction selon laquelle le colonialisme a pris fin en 1962 », explique l’écrivaine Françoise Vergès pour qui « le féminisme s’est leurré sur l’existence d’un vaste territoire ‘ultramarin’ issu de la période esclavagiste et post-esclavagiste comme la présence en France de femmes racisées. Complice alors des nouvelles formes du capitalisme et de l’impérialisme, il demeure silencieux sur les nouvelles formes de colonialité et de racisme d’État dans les Outre-mer et en France. »3

Observer des dynamiques signifiantes à travers le discours d’une personne, qui se constitue alors comme sujet de sa propre expérience, ne nous permet pas d’essentialiser leur nature dans des structures immuables, surtout lorsque ces dynamiques émergent clairement en réponse à un contexte orienté politiquement, dont nous n’avons que des traces parcellaires. Le politique prescrit des conduites typiques, admises, en décourageant les prises de parole divergentes à travers des mécanismes de répression jouant à des niveaux divers (répressions physique et matériel à l’appui d’une répression symbolique comme nous l’avons vu avec Pierre Bourdieu, qui est aussi la résignation du sujet). La psychologue Céline Béguian, spécialisée dans le traumatisme, rappelle en citant Sándor Ferenczi (Confusion de la langue, 1933, Payot) que « la peur, quand elle atteint son point culminant, [oblige l’enfant] à se soumettre automatiquement à la volonté de l’agresseur, à deviner le moindre de ses désirs, à obéir en s’oubliant complètement et en s’identifiant totalement à l’agresseur. »4 Nous avons aussi vu précédemment qu’un système d’interprétation peut et émerge souvent a posteriori pour justifier des rapports de pouvoir.

Lorsque les moyens de subsistance et de survie sont en jeu, nombreuses sont les stratégies qui permettent de composer avec la force de domination qui nous soumet à son régime d’interprétation, lequel justifie ses propres actions. Nous entrons dans un régime de persuasion qui nous engage dans une relation à long-terme de subornation à la règle dominante. On oublie souvent, notamment, que dans l’idéologie « capitaliste impérialiste, suprémaciste blanche et patriarcale » (belle hooks), laquelle gouverne à peu près la totalité des moyens engagés pour la domination stratégique des territoires (et ce même lorsqu’ils concernent des États non-ocidentaux à participe du moment où ils participent d’une économie géo-politique mondialisée), la définition et la position de « l’homme » sont plus ou moins équivalentes à celles de propriété. On peut rappeler par exemple, en ce qui concerne la culture politique française, que la rédaction de la Déclaration des Droits et des Devoirs de l’Homme et du Citoyen de 1795, participant de la Constitution de la première république, tranchait radicalement avec la Déclaration des Droits de l’Homme de 1789.

Aussi, « Cette transition des droits [naturels] de l’homme vers les droits de citoyen [expression absente de la Déclaration mais explicitée dans les articles 12, 13 et 14 de la constitution] est accompagnée de la priorité accordée au droit de propriété consacrant la liberté économique et conditionnant l’exercice des droits civiques ; elle permet de sélectionner parmi les hommes ceux qui, « homme(s) de bien », « bon(s) fils, bon(s) père(s), bon(s) frère(s), bon(s) ami(s), bon(s) époux », sont des « bons citoyens » — donc non seulement aptes mais encore habilités à défendre la patrie et le gouvernement, à assurer la conservation de la propriété contre toutes les exactions du « peuple » ou contre toutes les réclamations indues des « exclus des registres civiques ». »5 Ainsi, cette Déclaration affirme que « tout citoyen doit ses services à la patrie et au maintien de la liberté, de l’égalité et de la propriété, toutes les fois que la loi l’appelle à les défendre » (art. 9 Décl. 1795, devoirs). La devise actuelle de Liberté, Égalité, Fraternité masque mal ce passage oublié mais significatif par une devise bien différente.

Avec la montée du capitalisme à l’ère industrielle, la notion d’accumulation de biens évolue aussi en fonction de la manière dont celle-ci articule force et production de travail, salaires, usage, (re)distribution et plus-value. À la fin du XIXe siècle, pour les économistes néoclassiques, « le capitalisme a eu besoin de montrer un temps qu’il produisait de la richesse, mais ce n’est plus le problème. Le problème – soulevé par Marx – est de montrer sa capacité à durer au-delà des crises, à s’auto-organiser. »6 Au début du XXe siècle, et notamment dès les années 20 aux États-Unis, des théories et outils pratiques à la résilience de ces structures du pouvoir économique et politique sont échafaudées, notamment en ce qui concerne la « manipulation de l’opinion en démocratie »7, c’est-à-dire l’assimilation de la dynamique de consommation à celles d’obéissance. Les mécanismes de hiérarchie et de pression sociale y sont clairement utilisés pour « fabriquer le consentement » des populations tout en conservant l’illusion du libre-arbitre quant au choix des objets de consommation et aux modalités de participation collective au politique (le vote).

La question de la valeur, qu’elle soit financière, matérielle, politique et/ou sociale, remplace la seule question de « l’accumulation de marchandises » décrite par le philosophe allemand Karl Marx et met les populations « laborieuses » à un tout autre travail. D’elles-mêmes, elles vont être de plus en plus invitées à générer leurs propres preuves d’obéissance dans la mesure où les processus de dématérialisation progressifs nous conduisent à produire notre propre contenu, y compris sur le champ administratif. Qui n’a pas aujourd’hui les moyens d’avoir un accès internet et une imprimante aura bien du mal à justifier les moyens de sa citoyenneté.

Aussi, pour en revenir à la question du genre dans son rapport avec le monde du travail, qu’il soit rémunéré ou gratuit, la « répartition inégale des hommes et des femmes dans les différents métiers est indissociable d’inégalités structurelles en termes de rémunération, de condition de travail et de prestige social. »8 Nous ne pouvons nous en étonner, dans la mesure où même la Déclaration constitutive de notre première république n’accordait le privilège de la citoyenneté qu’à la portion de la population payant suffisamment d’impôt (suffrage censitaire) et donc, possédant assez de fortune pour justifier de leur statut social. Si les emplois générant le plus de capital (au sens large) sont détenus majoritairement par des hommes (sous-entendus cisgenres et hétérosexuels ou assimilables car empruntant leurs codes de représentation), nous pouvons a priori définir symboliquement un « homme » par sa propriété en regard de ce même capital, lequel vient ouvrir ou refermer l’accès aux espaces de décision et d’action sur le champ politique.

D’où que lorsque dans une affaire telle que les accusations de viol sur mineur-e à l’encontre du réalisateur Roman Polanski, il y ait une si vive réaction visant à défendre « l’artiste » en le séparant de « l’homme », notamment de la part d’une portion aisée de la population française. Que ferait en effet un Roman Polanski de sa vie s’il venait à être destitué de sa position ? Quel travail serait-il autorisé à exercer ? Pourrait-il encore faire des films ? Serait-il encore autorisé à s’exprimer publiquement sur des sujets divers ? Pourrait-il enseigner ? Après avoir purgé sa peine de prison, que pourrait-il encore faire, accablé du statut de paria ? Ici, nous sommes appelé-e-s à considérer plus les nuances de la vie d’un homme, qui a déjà exposé ses visions sur le monde et bénéficié d’une tribune médiatique et à travers ses films, que la souffrance des victimes. Cette dernière, en tant que souffrance de femmes ne jouissant pas du même capital symbolique ni d’un même accès à une parole publique élaborée, devient négligeable devant le préjudice fait à la notion symbolique de propriété. Dans la mesure où haut capital équivaut à une plus grande licence d’appropriation des biens matériels et moraux, la chute d’un Roman Polanski équivaut à la chute de cette licence, qui oblige à un travail de reconfiguration.

Et c’est bien parce qu’il faudrait repenser le rapport au monde d’un éventuel Polanski déclassé, ce qu’il devrait ou pourrait faire dans une société décidée collectivement après avoir été déclaré responsable de ses actes devant la justice, c’est bien parce qu’il faudrait repenser le rapport au monde de ces personnes en-dehors des structures de pouvoir qui les protège que l’accusation est subversive et source d’une angoisse du pouvoir. L’accusation d’Alice Coffin à l’encontre de Christophe Girard est l’accusation du soutien du pouvoir politique à un pédocriminel notoire. L’accusation d’Assa Traoré est celle d’un système étatique et policier profondément raciste, issu d’une pensée coloniale et responsable de la mort de son frère Adama Traoré. L’accusation des associations étudiantes et LGBTQ+ à l’encontre des Crous de France est celle de structures institutionnelles transphobes et d’une politique de sape des organismes publics censés soutenir la diversité des chemins de vie sur tout le territoire. Enfin, l’accusation d’Adèle Haenel dans sa prise de parole à Mediapart en novembre 2019 portait bien sur un système d’abus de pouvoir qui donne licence aux violences sexuelles tout en verrouillant l’accès des victimes à la parole publique et à l’écoute. Attaquer un homme de pouvoir auteur d’un préjudice – notamment, mais aussi en tant que structure politique dont nombre de femmes participent également par leur silence, leur complicité ou leur participation active –, où que ce pouvoir se situe, de l’État à la famille et à la rue, c’est attaquer le symbole de la propriété, c’est-à-dire la licence à s’approprier un espace qui a été pensé en continuité avec une histoire du pouvoir masculin, en particulier dans nos sociétés impérialistes, suprémacistes blanches et capitalistes occidentales.

C’est de cela qu’il s’agit, pas d’une idéologie, mais d’une histoire, de son héritage, de ce que nous choisissons d’en reproduire et d’en transmettre.

1In Taline Oundjian, « Et tu viens d’où sinon ? », Women who do stuff, Numéro 2 – La Famille, 2020, p.75.

2Lire entretien à Mediapart, « Appelés en Algérie : enquête sur un silence français », 2 octobre 2020.

3Ecouter l’entretien à France Culture, « Après la décolonisation, l’histoire coloniale et raciale disparaît dans la construction du récit féministe français », 24/04/2020.

4Ibid., « Un passé qui ne passe pas », p. 36.

5In Geneviève Koubi, « La Déclaration des droits et des devoirs de l’homme et du citoyen : obligations des législateurs et devoirs des citoyens », 1795, pour une République sans révolution, dir. Roger Dupuy, PUR, 1996, pp. 143-159, paragraphe 10.

6In ouvrage collectif, Economie, Sociologie et Histoire du monde contemporain, ed. Bréal, 2016, p. 53.

7Lire Edward Bernays, Propaganda : Comment manipuler l’opinion en démocratie, ed. La Découverte, 2007 (1928).

8In ouvrage collectif, Introduction aux études sur le genre, ed. Deboeck, 2012, p. 191. Voir aussi le travail de la préhistorienne du CNRS Marylène Patou-Mathis sur l’absence de division genrée du travail durant la préhistoire (pour une brève introduction : « Non, les femmes préhistoriques ne balayaient pas les grottes » sur France Culture, 13/10/2020).

Crédit photo : « Papilon », La Fille Renne