Catégories et monde de sens

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Les catégories auxquelles nous sommes introduit-e-s depuis l’enfance, que nous intériorisons et avec lesquelles nous interprétons nos expériences et travaillons au quotidien, de façon consciente ou inconsciente, constituent les bornes de notre monde. La réalité que nous percevons est telle que nous la comprenons. Selon le philosophe Doug Smith1, la notion de perception dans le bouddhisme des premiers textes serait justement liée, au-delà de la question des perceptions sensorielles, à la manière dont nous nous engageons vis-à-vis de celles-ci et dont nous les comprenons, dans une compréhension à la fois phénoménologique et épistémologique en quelque sorte. Il y aurait déjà une dimension active de projection.

Dans le champ de la philosophie herméneutique, par exemple, chez Paul Ricœur, tout élément perçu et interprété prend sens au sein d’un monde de sens qui fait office d’appui et de système de référence, de « système de réalité », pour reprendre l’expression de l’écrivain américain James Baldwin. Aussi donc, les catégories formant les outils d’appréhension de l’expérience constituant tel ou tel monde de sens composent-elles les bornes de notre réalité perçue, dans le sens où elles conditionnent nos capacités de nous la formuler et d’y répondre d’une manière qui soit permise par ces mêmes outils. Dans une conception sensorimotrice de la pensée, dans le sens où l’on entendrait nos capacités à former un imaginaire et à établir des correspondances symboliques et logiques à partir de notre mémoire sensorimotrice et émotionnelle, on peut comprendre qu’il s’agisse des moyens mêmes par lesquelles nous nous figurons notre capacité éventuelle d’agir et de réagir à une expérience et à une situation donnée. En somme, le monde de sens dans lequel nous nous situons en tant qu’individu-e sanctionne ce qu’il est pensable ou imaginable de faire, de façon plus prégnante encore au sein d’n certain cadre moral socialement et culturellement déterminé. Sortir de ce cadre impliquerait de s’extraire d’un réseau de contrainte et d’adhésion à un ensemble de pratiques collectives qui implique notre agentivité au quotidien et la perception que nous sommes émené-e-s à entretenir de nous-même dans notre relation à d’autres personnes (fonction miroir symbolique de l’autre). C’est aussi la mémoire (traumatique) de la sanction face aux écarts à la règle, que celle-ci soit juste et équitable ou non, qui renforce les facteurs de cette contrainte.

Ceci est évidemment à considérer lorsque nous abordons les effets des conduites prescrites sur les individu-e-s, aussi bien que la manière dont ces derniers-ères parviennent à se construire et à prendre des décisions éclairées parmi elles. Notamment, dans le contexte de sociétés majoritairement régies par des modes d’organisation binaires (par exemple, dans leurs conceptions du genre, des sexualités, des questions raciales ou de classe sociale, de ce qu’est un corps valide ou non ou de notre relation à nos écosystèmes partagés, …), la difficulté à admettre la cohabitation de points de vue multiples et possibles sur une expérience considérée en commun se comprend par les modalités d’application exclusives du modèle binaire – dites du « soit…, soit… »(dans la littérature féministe et intersectionnelle anglosaxonne ; « either…, or…. »). Cela aboutit souvent à une incapacité à concilier l’expérience avec des impératifs de conformation à des normes d’usage reposant souvent sur une violence et des enjeux de pouvoir avec leur historicité. La possibilité d’appréhender différentes façons de composer et d’élaborer des modes de relation avec différents environnements matériels et sociaux de façon ouverte, permissive et inclusive pourrait au contraire être rendue possible par une éthique élémentaire du respect mutuel du droit de chaque être vivant à l’auto-détermination, celle-ci se présentant à elle seule comme condition suffisante à une régulation et à un partage équitable des ressources essentielles à la vie de toustes (opposition modèle prescriptif / modèle proscriptif chez le biologiste chilien Francisco Varela dans le champ d’étude de l’évolution des espèces2).

Ces points sont évidemment déterminants lorsque l’on considère les questions liées au refoulement en psychanalyse et dans une approche traumatique du développement et de l’expression des individu-e-s3 et de leur agentivité dans un contexte donné. Notre souhait, ici, est notamment de sortir du déterminisme sexuel dominant dans une bonne partie de l’appareil théorique psychanalytique lorsqu’il ne prend pas en compte les effets de contrainte des prescriptions binaires et les intrications que met au jour leur contextualisation. Les apports du bouddhisme, notamment celui des premiers textes, sont également cruciaux pour appréhender de façon radicalement ouverte le caractère conditionné et situé de nos modes d’appréhension de l’expérience.

1Voir, par exemple, « Five Ways We Construct Ourselves »,, sur la chaîne YouTube Doug’s Dharma, 18 octobre 2018, https://www.youtube.com/watch?v=taz55McTJ8E .

2Lire F. Varela, E. Thompson & E. Rosch, L’inscription corporelle de l’esprit, Seuil, 1993.

3Lire Darian Leader, La jouissance, vraiment ?, Stilus, 2020.

Annexe – Commentaire sur l’idée de neutralité

Nous avions déjà discuté cette notion dans l’article Annexe – Expertises minoritaires, enjeux majeurs.

Il ne faut pas confondre mesure et neutralité. La neutralité n’est pas possible ni même souhaitable. Elle suppose qu’on ne prenne pas parti, ni même que l’on en représente un nous-même(s). Or, tout le monde n’a pas les moyens de se poser en observateur-rice. Cela suppose une autonomie, ne serait-ce que matérielle, de même que cela suppose que notre expérience n’intervienne pas dans notre jugement ni notre interprétation – son orientation ni sa situation (nous reprenons encore une fois l’idée des savoirs situés, proposée par la théoricienne féministe américaine Donna Haraway, 1988). Dans le meilleur des cas, c’est s’aveugler sur le fait d’être soi-même perçu-e par les autres et sur sa propre tentative – vaine – d’échapper à ce regard par lequel on se situe, qui nous offre un contexte à toute interprétation possible.

C’est une tout autre chose que la mesure et le soin portés à l’accompagnement du dialogue, d’un espace mutuel d’équité et d’une éthique de l’auto-détermination. Dans une situation de conflit, ne pas savoir quel parti prendre, soit parce que l’on manque d’éléments et de recul, soit parce que nulle option actuellement proposée ne nous semble favorable, ne veut pas dire rester « neutre » ; c’est-à-dire, désintéressé-e, voire insensible à l’issue du conflit. Se déclarer « neutre », c’est protéger non pas son intégrité morale, mais ses intérêts, c’est-à-dire ceux relatif à sa position par rapport à l’autre. On peut se le formuler clairement, ou se convaincre d’une plus haute raison morale, comme des objectifs professionnels ou politiques, eux-mêmes construits historiquement et socialement, c’est-à-dire qu’on en soutient la structure qui nous porte. Quoi qu’il en soit, la « neutralité » constitue souvent un abandon. On sort de la partie, dans une mesure variable, où l’on ne s’engage pas. Or, sortir de la partie sans dommage n’est possible que si l’on bénéficie d’une relative autonomie, ne serait-ce que matérielle. Encore une fois, c’est une question de structure, laquelle dépend des facteurs contextuels dans nos sociétés. Pour beaucoup, en situation de dépendance et de précarité matérielle, physique et/ou psychique et émotionnelle, cette sortie est compromise, difficile, voire impensable. Souvent, cet impensable est littéral : on ne peut se projeter au-delà d’une situation qui nous enferme. Dans ce contexte, le point de vue « neutre » sert souvent de refuge, mais encore une fois, il n’est pas accessible à tout le monde, au risque de nier une part non-négligeable de sa propre expérience ou de celle des autres. Le « neutre » est fondé sur une assomption scientifique dont les origines trahissent des enjeux de pouvoir et polluent son imaginaire.

L’idée de neutralité est en effet foncièrement une notion de classe, co-dépendante de structures de discrimination actives basée sur l’identification du genre (traitement inégal des femmes, personnes trans*, non-binaires, intersexes), de la race, de l’orientation sexuelle ou de la validité en regard des normes physiques et psychiques. Pour ce qui est de la psychanalyse, il est à rappeler qu’historiquement, elle s’est d’abord adressée à une classe bourgeoise en pleine mutation industrielle, laquelle avait les moyens à la fois financiers et sociaux pour l’y orienter. La neutralité d’un Sigmund Freud est donc une neutralité toute particulière, située historiquement et culturellement, dans le sens où un sujet émerge à partir du moment où son statut social lui permet de se différencier de la masse des « autres », discriminé-e-s et assimilé-e-s socialement à un ensemble homogène. Ça, c’est la neutralité, son contexte et son impact.

Se déclarer « neutre », se placer au-dessus du jeu politique et social, à quelque niveau que ce soit, c’est supposer qu’on le domine et avec lui, la foule de celleux qui vont ou font avec, tant bien que mal. Le terme de neutralité, qu’on l’admette ou non, a ce présupposé-là. On peut prendre une mesure de distance avec un conflit, dans l’optique d’une prise de décision. La neutralité en est une qui ne se déclare pas comme telle ni ne se sent obligée vis-à-vis d’un devenir commun. Pas plus elle n’existe dans un cabinet de psychanalyse que celui-ci n’est hors du monde. Toute personne embarque avec soi les enjeux de pouvoir qui l’y ont menée et l’ont construite. Il faut pouvoir ouvrir un espace intermédiaire où l’expérience de chacun-e fasse sens. L’analyste n’a pas à s’y engager soi-même, ce n’est pas de sa vie dont il s’agit, mais il faut qu’iel soit en mesure de tenir cet espace avec l’autre qui s’y adresse, et qu’iel reconnaisse l’impact de son monde sur celui-ci. Il n’est pas besoin d’être « neutre » soi-même pour éviter les effets invasifs de ce qu’on appelle le transfert. Échapper à devenir soi-même l’objet du discours de l’autre, par exemple en tant qu’analyste, ne veut toujours pas dire être « neutre ». Le discours consomme l’objet, il l’assimile à sa propre création d’images, de mémoires. Si l’on tombe soi-même dans ce champ symbolique qui le nourrit, certes, on perd la commune présence de deux corps qui tentent d’établir une distance équitable entre eux. Donc cette distance est nécessaire pour qu’il y ait un espace ouvert à la projection qui ne consume ni l’un-e ni l’autre. Néanmoins, l’interprétation mutuelle, elle, suit son cours, et personne n’est dupe de cette condition. Le discours doit pouvoir se situer, toujours, dans l’espace intermédiaire entre les deux parties en présence formant la structure du dialogue. C’est de cela qu’il s’agit, aussi, lorsqu’on s’adresse à un sujet – un sujet dans le monde, à savoir un monde de sens qui le fonde. Si un espace de neutralité peut s’y ouvrir, il devra bel et bien être la création volontaire et consentante de deux personnes, voire plus, en reconnaissant que le sujet qui s’adresse à un espace d’analyse s’accorde à ce qu’iel sait néanmoins des rapports de pouvoir qui animent chaque point de vue et ce qu’iel suppose du point de vue de l’analyste. Dans tous les cas, notre présence aura toujours un impact et un effet sur l’autre ou groupe d’autres, et il serait vain de penser que cet impact puisse échapper à la lecture de soi, quelle que soit sa propre volonté d’y échapper soi-même.

Politique, Histoire et intersections

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L’idée centrale de l’élaboration des pratiques dites de « relations publiques » est de « fabriquer le consentement » des populations pour maintenir ne serait-ce que l’illusion du système de représentation démocratique. De fait, on laisse une illusion suffisante du libre-arbitre quant à ce que nous consommons ou pour qui nous votons, mais ces systèmes de gouvernance jouent sur tous les mécanismes hiérarchiques de pression sociale pour amener les groupes de population (on parle de « masse ») dans un sens plutôt que dans un autre (Edward Bernays, Propaganda : Comment manipuler l’opinion en démocratie, 1928).

Certainement, nous devons toujours avoir, d’une certaine manière, notre libre-arbitre, mais celui-ci devient de plus en plus purement sélectif parmi les rares options laissées à notre choix. La capacité de créer des alternatives, quant à elle, est plus précaire. Celles-ci, en tant qu’elles contournent le système politique dominant, sont vivement découragées ; soit par la force (voir, par exemple, la brutale répression des utopies anarchistes dès la fin du XIXe siècle ou plus récemment encore, de ZAD comme celle de Notre-Dame-des-Landes), soit par défaut. On nous dira souvent, par exemple, que promouvoir une autre manière d’organiser nos sociétés que de façon capitaliste et néo-libérale est « irréaliste » ; et face à l’inertie des mécanismes de dette qui paralysent tout changement et la masse de leurs intérêts, le découragement et la résignation sont à portée de main. Ce qu’il faut comprendre aujourd’hui c’est qu’un autre modèle de société est non seulement réaliste mais indispensable.

L’altérité et ses fondements

Nous l’avons vu, toute identité a un fondement relationnel. Nous nous positionnons et nous situons par rapport à un contexte et en contraste avec celui-ci. Nous nous détachons de ce contexte comme une silhouette dans la lumière et la couleur. Si la brutalité des formes de pouvoir, de domination et d’oppression attend des groupes ciblés de la peur, c’est parce que cette brutalité se définit, en tant que pouvoir, en fonction de cette peur qu’elle provoque et qu’elle prend pour l’image, pour l’effet et la condition de sa puissance. Capitalisme et fanatisme religieux se battent avec les mêmes armes, parce qu’ils proviennent, dans leur forme actuelle, d’un passé commun, d’une même histoire à travers laquelle ils se définissent : l’histoire géopolitique de la domination et ses modalités de représentation, notamment à travers des filtres interprétatifs et imaginaires liés au patriarcat, à l’impérialisme, à toute forme de suprématie. L’important pour nous n’est pas de savoir lequel des camps doit l’emporter sur l’autre, mais comment en finir avec l’idée que le dominant est le plus fort.

« Cela vous vient comme un grand choc à l’âge de cinq ans, ou six, ou sept, de découvrir, alors que Gary Cooper tue des Indiens et que vous vous identifiez à lui, que les Indiens, c’était vous. »1 Par ces mots, l’écrivain américain James Baldwin exprimait, s’appuyant sur son expérience personnelle, tout l’effet d’un environnement qui n’a pas « fait croître un espace pour vous ». En cherchant à s’identifier à des figures héroïques et valorisées dans l’espace social et culturel, il se peut que cette figure représente la même force qui a pu et continue de soumettre des personnes comme soi. Ce n’est pas parce que la présentation d’une idée est élégante qu’elle n’est pas destructrice, dans la façon dont elle entérine des structures d’oppression, en les glorifiant ou en en effaçant les conséquences. Ce n’est pas parce que l’idée qu’il n’y a pas d’alternative viable au capitaliste est soutenue par le faste glamour du succès et de la promesse d’un enrichissement sans limite que ce faste ne s’établit pas sur le sacrifice de populations entières, ainsi que de leurs écosystèmes sociaux et naturels.

Nous devons donc bien réfléchir à l’impact de nos discours et au réceptacle dans lequel nous attendons qu’ils soient accueillis. Malgré tout, si vous cherchez à ce qu’un discours rencontre un succès immédiat et les profits qui pourtant lui permettraient de s’établir dans le temps avec un degré suffisant de stabilité, songez à ce qui vous octroie ce pouvoir et cette garantie. « L’Histoire n’est pas quelque chose que vous lisez dans un livre. Ce n’est même pas un passé. C’est un présent, que tout le monde opère, que nous le sachions ou non, à partir de l’assomption que nous sommes produits, et seulement produits par notre Histoire. »2 D’autres mots empruntés à James Baldwin à la fin de sa vie. Choisir son identité et ses actions est toujours une affaire de sélection parmi des possibles qui nous apparaissent dans un certain contexte. Toute création figure ce qu’on appelle une transgression. La création provient d’un contexte, d’une histoire, mais aussi se rebelle avec ou contre ce contexte, au moins dans le but de conserver la liberté de choisir une autre voie que celles offertes à l’élection.

Une autre analyse de Baldwin dans ce même discours donné au National Press Club en 1986, à Washington D.C., est éclairante quant à la dimension morale de systèmes d’oppression comme le modèle patriarcal. Selon Baldwin, la simplicité et la sincérité sont tenues pour être deux vertus américaines. L’interprétation qu’il en fait est frappante, puisqu’elles permettent de justifier l’immaturité, à la fois politique et affective, qui fait que des personnes de pouvoir, dont les actions ont un impact sur des populations ou des groupes entiers (son expérience est autant ancrée dans le racisme systémique et l’homophobie que dans son histoire familiale, soumise à l’autorité de la figure paternelle3), ne sont pas « en nécessité de grandir ». Sauf que justement, leurs actions et leurs décisions impactent un nombre considérable de vies humaines comme animales et végétales. Cela ne veut pas dire que la simplicité, la sincérité ou même l’immaturité soit proscrites, mais qu’elles ne peuvent en aucun cas servir de caution à des systèmes d’oppression.

Critique d’un patriarcat impérialiste, suprémaciste et capitaliste

Du point de vue des structures patriarcales, la figure du Père peut très bien être occupée par une personne qui « fait des erreurs » mais qu’on ne songera jamais à destituer pour autant, parce que l’ordre du Père et sa hiérarchie doivent être préservés avant tout. C’est aux personnes qui lui sont subordonnées de s’adapter à ces erreurs et de les compenser, comme autant de dommages collatéraux. Dans tout le débat sur la PMA en France, le fait que ses détracteurs pointent les dangers supposés de l’effondrement de la structure familiale nucléaire et hétérosexuelle, c’est avant tout la terreur de ne pouvoir établir de relais alternatifs à d’autres modalités familiales qui soutiennent ce rejet. Il y a cet impensé social et collectif qui laisse un vide là où des espaces de vie pourraient s’établir. Il semble qu’il faut qu’il y ait un ordre, quelque chose qui s’impose de façon prescriptive pour que les modalités offertes au choix n’exposent pas les individu-e-s y dérogeant à une sanction. L’obéissance volontaire constitue une forme de protection qui prend la perspective de la sanction comme un donné inévitable et irréductible, intervenant sur la simple base de l’identité supposée ou prononcée des personnes ainsi que de leurs choix personnels. C’est la préférence de cet ordre-là qui justifie un aveuglement relatif quant à la nécessité que des personnes détenant un pouvoir politique ou familial répondent de leurs actes et entendent les paroles jugées subalternes. Ce refus de soulever la dette vis-à-vis d’une Histoire de l’oppression et à l’exposer serait dans « l’ordre des choses », parce qu’il faudrait maintenir les conditions actuelles de l’exercice du pouvoir pour lui-même et que par ailleurs, les personnes en position de dominance pourraient justifier de l’effort fourni pour l’atteindre. Le Père est celui qui travaille, qui apporte une plus-value sociale, morale et matérielle à la famille, dont l’effort est censé apporter la complétude à la structure familiale, justifier et payer la dette sociale – mais aussi, comme le rappelait Baldwin, la subir tout autant.4 Alice Miller rappelait le caractère hautement moral du commandement à « honorer son père et sa mère »5, quelle que soit la manière dont celleux-ci agissent, notamment, vis-à-vis de leurs enfants, mais parce que l’ordre parental doit être respecté avant tout de façon presque doctrinaire. Cet ordre vertical est perçu comme fondateur de nos sociétés, sans lequel celle-ci serait amenée à s’effondrer. Le regard du reste de la société porte sur la vigilance à les garantir. Encore une fois, ici, il ne s’agit pas d’éradiquer la notion de respect en soi ni d’accuser des personnes en particulier, mais seulement ramener la nécessité du respect vis-à-vis du droit mutuel à l’auto-détermination. Il ne s’agit pas du problème d’une ou d’un groupe de personnes qui abuseraient de leur pouvoir, mais du manque d’espaces et de relais alternatifs pour que celleux qui leur sont soumises puissent s’élever par elleux-mêmes ailleurs ou qu’au moins, les représentant-e-s de ces structures d’oppression puissent être mis-e-s hors de leur chemin.

Cet ordre trouve sa réplique dans les structures racistes, classistes et d’autres qui génèrent un ordre valeur qui viserait à justifier ce même caractère arbitraire soutenant les structures de domination, leur contingence, car celles-ci ne sont finalement qu’un possible parmi les possibles. « Peut-être que je ne veux pas ce que vous pensez que je veux », déclarait Baldwin à Dick Cavett lors de son émission, en 1969 ; avant d’expliquer les mécanismes de double conscience que les populations Noires Américaines ont dû développer pour survivre sous un régime d’oppression basé sur la couleur de leur peau et son invention en tant que catégorie.6 Ce n’est pas parce que les gens acceptent de se soumettre plutôt que de mourir qu’iels le font de bon cœur et le désirent. La notion de travail en lui-même, prescrite de manière obligatoire sans la possibilité de créer sa propre relation au travail, s’inscrit de manière critique dans la doctrine capitaliste. On retrouve dans ces questions les mêmes notions de consentement et du stigma que nous avions abordées dans notre précédent article « Genre et sexualisation » autour du travail du sexe. Dans la même interview, Baldwin ajoute : « Ce que la République Américaine a toujours essayer de faire, c’est m’accommoder à un système qui est toujours destiné à ma mort. […] C’est ce que vous entendez réellement par intégration. […] Nous avons été intégré-e-s depuis que nous sommes arrivé-e-s ici. » Les figures de l’alterité (les personnes Noires ou autrement racisées, précaires, des communautés LGBTQIA+, travailleuses-eurs du sexe, non-valides, …) ont en effet été intégrées à l’imaginaire capitaliste en tant que figures catalisant la peur d’être mis en marge. Le maintien des inégalités et des discriminations renforce cette peur en affaiblissant les relais politiques, autant qu’il renforce le désir de conformité et de protection.

Un autre point soulevé par James Baldwin lors de la même interview est celui de la culpabilité. Une Histoire et un ordre social qui se sont construits par la violence – notamment vis-à-vis d’une partie entière de la population américaine qui vit encore parmi les autres, ainsi que de l’enfermement de celleux qui véhiculent l’oppression et en dépendent – ne peuvent pas se maintenir sans nier la réalité de la violence ainsi prescrite. C’est pourquoi, comme nous l’avons vu dans l’article précédent avec le constat fait par le collectif Zetkin, cet ordre et son Histoire ne peuvent tenir dans le temps qu’en établissant une distinction hiérarchique supposée « naturelle » entre des catégories de personnes et d’êtres vivants, certaines étant même déclarées supérieures à toutes les autres. Cela ne fait bien sûr qu’accroître les violences sociales. Essentialiser les différences, sur la base du genre, de la race, de la classe, de la validité (de façon non-exhaustive), permet de justifier toute violence infligée arbitrairement et de ne pas avoir à la remettre en question. On allonge ainsi le système de dette, on l’étire dans l’espoir de pouvoir éviter de le purger et de continuer d’en tirer les bénéfices immédiats tout en assurant sa propre position individuelle (qui n’est peut-être pas aussi assurée) au sein du système dominant. Un autre exemple de l’importance des questions d’intersectionnalité est démontré par l’ancienne juge de la Cour Suprême des États-Unis Ruth Bader Ginsburg, qui explique dans un entretien de 2015 à Bloomberg Quick Take que des lois restrictives sur l’avortement affecteraient en fait surtout les femmes pauvres (elle fait ici mention des femmes cisgenres, mais on pourrait étendre le propos aux hommes trans et aux personnes non-binaires). Des personnes suffisamment aisées auraient en effet les moyens de payer le trajet vers un État à la législation plus souple, ainsi que les frais médicaux. Par ailleurs, elle souligne que dans les années 70 où l’accès à l’avortement était de manière générale beaucoup plus restreint, les mouvements féministes déployaient davantage d’effort pour défendre cet accès à toutes les personnes en ayant besoin, quel que soit leur niveau social. Ce droit étant depuis (pour l’instant) mieux garanti, Ruth Bader Ginsburg regrettait qu’on ne se mobilise pas plus pour défendre son accès aux classes sociales moins favorisées, dont beaucoup concernent les personnes racisées et d’autres groupes minoritaires, souvent cumulés.

Lire notre histoire et la façon dont elle est réactualisée par un ensemble de pratiques politiques demande donc de question les espaces proposés à l’investissement ainsi que les personnes à qui ceux-ci seraient supposés s’adresser et à quel point l’écart se creuse lorsque vous ne correspondez pas à certains standards. Le problème arrive quand certain-e-s ont plus d’effort à fournir pour atteindre ces espaces et ces standards quand cette difficulté se base seulement sur l’identité supposée ou déclarée de la personnes ou groupe de personnes. Par définition, elles ne l’atteindront jamais, et James Baldwin nous explique qu’il y a une Histoire qui justifie que si une personne devait y arriver, cela voudrait dire que ce standard devrait être dévoilé dans l’Histoire des violences qui l’ont engendré. Si à cette injustice manifeste, le corps politique répond : « Ce n’est pas notre problème », alors nous devons commencer à nous poser des questions.

1« It comes as a great shock around the age of five, or six, or seven to discover that Gary Cooper killing off the Indians when you were rooting for Gary Cooper, that the Indians were you. » In James Baldwin, I am not your negro (Raoul Peck), ed. Pinguin, Vintage books, US, 2017, p. 23. Ma traduction.

2James Baldwin’s speech at the National Press Club, 1986.

3Qu’il retrace dans son premier roman, La Conversion (Go tell it on the mountain), 1953.

4Voir par exemple, « James Baldwin & Nikki Giovanni, a conversation », 1971, disponible sur YouTube.

5In Alice Miller, Notre corps ne ment jamais, 2004.

6Voir aussi « Black History Speaks: James Baldwin Speaks at Q & A with educators », disponible sur YouTube.

Crédit photo : « Papillon », La Fille Renne ❤