Du vide et du manque dans les états dépressifs et mélancoliques

Texte en pdf :

A fascinating, thought-provoking text that manages to link many diverse approaches and traditions in a unique way, and encourages us to rethink our received ideas about emptiness, lack and depressive states.

Un texte fascinant, qui donne à penser et arrive à mettre en relation des approches et des traditions diverses d’une manière unique, nous encourage à repenser nos idées reçues sur le vide, le manque et les états dépressifs.

Darian Leader

Remerciement spécial à Darian pour son temps, ses retours et son soutien

Il y a une ligne parfois ténue entre un état de nos existences a priori suffisant à rencontrer les exigences du monde dans lequel nous vivons et ce que l’on pourrait qualifier de façon familière de sortie de route, lorsque cette même route est généralement considérée comme une ligne droite dont on ne saurait dévier sans conséquences. La frontière entre ce qui est entendu comme un esprit sain et la folie dépend grandement de la nature de cette ligne socialement et politiquement établie comme norme (attenant à la question des structures validistes dans nos sociétés, soit des systèmes d’organisation constitués par et pour la valorisation de certains types de corps avec les capacités et les performances auxquelles il est attendu qu’ils atteignent de façon optimale). On peut dès lors perdre de vue qu’il s’agit avant toute chose dans le champ du soin d’interroger l’endroit où se situe et où se loge une douleur et de fait, une certaine notion du vide, du manque.

À partir de ce constat, et s’il est au départ centré sur la question des états dits dépressifs et mélancoliques, ce papier s’attachera plus largement à établir un travail de redéfinition des psychoses, entendues à la fois comme catégories diagnostiques conditionnant les échanges1 et comme structures que l’on suppose opérantes. Nous cherchons alors à dresser un continuum d’interprétation entre les modes d’interaction, de représentation et de perception de soi et des autres associés à la normalité et construisant ses propres normes (à travers la question transversale du validisme), et ceux décrits généralement comme pathologiques, en ignorant souvent les facteurs structurels, intersectionnels et sociétaux intervenant dans leurs formulations.2 Ce continuum est notamment permis par une vision dite proscriptive des structures cognitives3 et sur une conception sensorimotrice des conditions d’émergence de la pensée humaine et de la structure du sujet.4 Celles-ci établissant leur stabilité relative sur un ensemble cohérent de correspondances intermédiaires entre projections imaginaires et interactions sensorimotrices avec nos environnements, la question du vide et du manque dans le champ des psychoses et a fortiori des états dépressifs et mélancoliques aurait ainsi grandement à voir avec la difficile articulation de l’appareil symbolique avec l’expérience définissant l’appréhension du réel lorsque la mémoire d’une douleur se loge de manière traumatique entre ces deux centres d’attention (notion du feedback sensorimoteur dans le travail de correspondance symbolique). Le corps chute là où justement, le symbolique et l’expérience se télescopent et où la réponse apportée par le monde des autres faillit à nous ouvrir une voie alternative – peut-être justement parce qu’elle ne peut être perçue que comme une réponse définitive et univoque venant de l’extérieur, perçue d’un bloc comme radicalement autre. Nos projections imaginaires, de fait, échouent à s’appuyer sur le soutien d’un ensemble symbolique cohérent avec la possibilité d’une éventuelle résolution, dans un champ de compréhension commun d’avec les autres, de soutien et de réconciliation. On pourrait certes établir le champ des psychoses dans la tentative de la personne de combler les failles dans ces structures intermédiaires par un recours imaginaire situé dans l’urgence, mais alors en soulignant bien là que ce serait sans doute le degré d’importance de cet écart qui rendrait progressivement impossible leur conciliation.

Nous sommes de fait des êtres de limites, en perpétuel état de dissociation avec nos corps. Nous compensons cet état de dissociation fondamental en comblant nos brefs moments d’inaction de projections imaginaires nous maintenant lié-e-s à un système de justification hérité de notre environnement familial, social et culturel mais aussi matériel, dont nous dépendons. Notre qualité de sujet est complètement conditionnée par les possibilités admises par notre agentivité, lesquelles émergent à l’intérieur de ces contextes spécifiques et orientent la question du sens. Ces mêmes contextes nous garantissent depuis notre prime enfance, dans le meilleur des cas, une forme de protection, de récurrence et de stabilité qui rendent notre avenir suffisamment prévisible pour nous y projeter à moyen ou long terme. De fait, nous nous accrochons à ces structures symboliques de protection pour nous mouvoir au travers des incertitudes de notre expérience présente.

Ces structures et leurs pratiques de représentation et de compensation des affects (culturelles, politiques, spirituelles, morales, …) constituent les bornes à l’interprétation commune des événements qui nous arrivent et nous entourent mais aussi, un système d’organisation intra-psychique de la douleur comme de contrôle relatif de nos états de plaisir. L’angoisse de la perte de contrôle sur ce qu’il adviendra de notre corps et de notre capacité d’être est largement liée au fait que nous faisons reposer la prière de voir son intégrité protégée sur un système de justification de sa valeur au sein d’un ensemble d’interprétation qui dépende majoritairement des autres et auquel nous tentons de nous adapter. Si nos angoisses existentielles tendent à avoir un fondement moral, c’est bien parce qu’il s’agit souvent de savoir si nous serions jugé-e-s comme étant une personne fondamentalement bonne ou mauvaise, pour évacuer le doute et son instabilité, selon une autorité qui nous échappe toujours puisqu’elle serait extérieure à nous-même. Cette autorité morale intériorisée (traitée dans la théorie freudienne comme le surmoi) est de cette façon la seule à avoir la légitimité de l’exercice de la violence sur soi (d’où son fondement politique, comme on l’entend en sociologie dans la lignée des travaux de Max Weber ; Pierre Bourdieu, 2012).

Or, le vivant ne connaît pas d’autre absolu que l’existence ou la non-existence des êtres et des choses telles que nous en faisons l’expérience, la mémoire traumatique à divers degrés (jusqu’aux plus fines perturbations) qui conduit aux changements et aux altérations de l’expérience des êtres vivants. Le fait même que nous générions de l’expérience, cette mémoire sensorimotrice et émotionnelle, est en fait le seul absolu dont nous puissions certifier la constance et à partir de laquelle nous interagissons. En cela, il y a un vide sémantique dans l’expérience, que nous comblons d’un système de correspondance symbolique de chacun de nos états et de chacune de nos actions, les référant aux pratiques collectives qui concernent l’interaction des corps entre eux dans les espaces que ces pratiques sanctionnent. C’est de la mémoire de ces pratiques à travers les autres dont nous héritons. Certaines nous protègent, d’autres nous heurtent et d’autres encore parmi celles censées nous protéger, nous trahissent. Tout cela ne saurait rentrer dans un seul champ binaire de ce qui est bon ou mauvais pour nous, même si comme le pensait Mélanie Klein, nous tendons à l’identifier de cette façon en tentant d’appréhender dès la prime enfance nos expériences de plaisir et de déplaisir. Il y a en effet des choses que nous tentons de garder près de nous pour mieux en tenir d’autres à distance et parfois, ces choses qui nous protègent sont précisément celles qui nous heurtent mais que nous connaissons le mieux. Elles nous offrent un relatif contrôle et une forme de prévisibilité sur ce qu’il serait susceptible de nous arriver si nous relâchions ce contrôle – ce qui est la tâche la moins aisée. Les difficultés arrivent dès lors sans doute lorsque nous ne savons plus faire autre chose que de tenter de protéger nous-même la chose qui nous heurte, de l’incorporer autant que possible comme si la douleur en était devenue la seule chose à nous définir avec certitude.

Si nous devons dans ce contexte aborder le sujet des états dépressifs et mélancoliques, nous aborderons fatalement la question critique des configurations psychotiques, qui poussent au-delà de sa propre conservation ce réflexe de préservation, de sanctuarisation de la douleur. De fait, nous aimerions commencer ce sujet en posant d’emblée une définition claire des psychoses telle qu’elle rende service autant aux thérapeutes qu’aux personnes qui en souffrent. Nous entendrons donc dans ce papier par psychose : une formation principalement réactionnaire (c’est-à-dire qui fonde un système d’organisation à partir de ce mouvement de réaction), une tentative de réponse par la personne à une douleur (Darian Leader ; 2011, 2020) située à un point de l’innommable, c’est-à-dire dans la peur ou l’angoisse d’effraction de l’autre en soi (au sens d’un-e Autre figé-e dans le trauma, lequel inclut la réorganisation symbolique autour de la mémoire traumatique) qui sanctionne l’existence du sujet au-delà des limites perçues de son image corporelle (à soi comme à l’autre confondues). Il s’agit dans ce sens d’une réponse défensive face à la menace d’annulation par l’autre de sa propre subjectivité (ne pas pouvoir ou trop « se voir dans le regard de l’autre »5, selon les termes de Donald W. Winnicott ; 1958), qui pour autant tente de maintenir la cohérence du système de vie du sujet. Le système de structuration de la subjectivité autour de la fonction de protection des autres, de survie symbolique et matérielle du sujet serait ainsi sapé par l’incapacité de clore sa propre image corporelle composite en tant que principalement dépendante de sa seule action face aux autres. Ici, toute tentative de mobilisation de cette image telle qu’elle serait censée être perçue par les autres serait entravée par la nécessité de tenir à distance ce qui dans la mémoire du corps est marqué par l’effraction de la douleur prescrite par un-e autre et non désignée par soi, formant une souffrance devant être mise sous contrôle. Le sujet doit non seulement justifier de son action parmi les autres, mais aussi justifier de cette mémoire traumatique qui excède le champ ordinaire dans l’interprétation de son engagement dans le monde, puisqu’iel y apporte quelque chose qui ne devrait pas s’y trouver – la marque du monstre, ce par quoi l’on désigne ce qui excède le prévisible réglant les interactions courantes. Les niveaux intermédiaires d’interaction qui régissent ces dernières sont à maints égards ceux qui encouragent le refoulement, c’est-à-dire la hiérarchisation de la mémoire et de son oubli relatif. De fait, quand ces niveaux intermédiaires tombent malgré ses efforts pour les maintenir, le sujet en est réduit à des solutions d’urgence en tension directe avec la provocation de changements contrariés figurée par la mémoire traumatique. Le trauma nous aliène de cette sorte, en se fixant et en se rendant inaudible, indéchiffrable et de fait, non-communicable, notamment lorsque l’on est porté-e à s’y identifier.

Aussi, la spécificité de la réponse psychotique serait que la personne tenterait malgré tout d’annuler la cause de cette douleur directement et sans médiation, c’est-à-dire de reconstruire une autre limite au-delà du corps dans le champ de la signification, sans avoir recours aux espaces de correspondance et d’allègement intermédiaires avec les autres, mais sans jamais y parvenir. Cet échec conduit la personne à constamment produire un discours et une conduite à même de tenir à distance la menace d’un effondrement psychique et la reconnaissance de sa souffrance réelle – comme cette personne dépressive qui commencerait inlassablement sa journée en déclarant d’office à son entourage qu’elle ne va pas bien et qu’elle est fatiguée, rejetant toute initiative des autres, tout en mettant en scène ses exploits et ses déceptions récurrentes dans le domaine professionnel ou familial, maintenant ainsi toute demande provenant de l’extérieur à l’écart. Dans cet exemple, la personne tenterait avant tout de se placer hors de tout risque d’être jugée comme « mauvaise », en se fournissant en préambule de tout échange les garanties d’un pardon dues à sa situation fondamentale de souffrance physique et morale. Ce qu’on ne peut pas dire, pas montrer, on peut lui aménager un espace forclos au sein duquel le contenir et dont on tente de maîtriser les frontières. La personne se met sous vide.

Il y a donc une tentative de clôture de l’image de soi dans les configurations psychotiques. L’état de tension grandissant créé entre cette construction réactionnaire et au départ temporaire (avant de se trouver renforcée par les difficultés rencontrées pour se faire entendre et comprendre auprès des autres) dans la psychose qui doit s’inventer son propre système et la source de la douleur qui ne peut être nommée générerait et maintiendrait radicalement ouvert un espace d’investissement, de projection et de tentative constante de déduction et d’interprétation pour tenter de remettre du sens.6 Celui-ci rentrait en conflit avec l’espace de la confirmation extérieure, provoquant de nouveaux chocs émotionnels dépressionnaires auxquels la personne tenterait de répondre par une mise sous contrôle. De fait, comme la personne essaye d’atteindre à l’attention et à l’écoute de l’autre dans le champ du discours que cellui-ci emploie, elle ne rencontre que l’écho de sa propre tentative de communiquer quelque chose, une expérience propre que les catégories construites du langage ne peuvent communiquer de façon littérale (effet d’entraînement interactif similaire à celui évoqué dans le concept de looping, où les catégories diagnostiques, par exemple, encouragent les personnes en souffrance à exprimer leur mal-être selon les termes attendus par ces catégories).7 Le vide laissé par la non-reconnaissance ou la reconnaissance partielle de l’autre au sein de ce système qui se clôt et se boucle sur lui-même permettrait une mise à distance avec la mémoire de la douleur, évitant sa réactivation. En même temps, il teindrait figée une image du corps parcellaire, en brèche, menacé à tout moment d’admettre l’effondrement premier de ses limites par la menace toujours présente de leur effraction et de leur négation, selon le degré et la précocité de leur enracinement dans la structure signifiante du sujet laissé sans protection autre que la sienne.

Une tentative intéressante de représentation de cette dynamique dans la culture populaire a été réalisée récemment au travers de la production Marvel WandaVision (Jac Schaeffer, 2021). Dans cette série, le personnage principal Wanda Maximoff (de son alias super-héroïque Scarlet Witch, la « Sorcière Écarlate ») fabrique littéralement un monde magique alternatif autour d’elle pour se protéger du deuil de l’être qu’elle aime. Pour se faire, elle prend en otage une ville entière et ses habitant-e-s, prenant leur contrôle de façon télépathique pour transformer leur quotidien – et le sien – en un feuilleton télévisuel rappelant les décennies successives de ce qui représenterait pour elle un âge d’or réconfortant de la télévision américaine. Si elle demeure imparfaite et binaire, cette représentation de la dépression et de la mélancolie sous un versant fantastique illustre néanmoins les ressources d’invention sollicitées par le sujet pour donner du sens à une réalité complexe, autant extérieure qu’intérieure, qui échappe à son contrôle. Cet effort laborieux de systématisation, de rationalisation et de narration autour de l’irrationnel du trauma ouvrirait au développement de stratégies de régulation de la distance et de compensation, mais de mise en mots assez dense, d’une construction d’interprétation de sa propre expérience assez compacte pour obstruer l’accès traumatique au réel (Silvia Lippi, 2019). Une grande partie de l’effort quotidien de la personne vise à parer la confrontation de ces motifs narratifs avec le monde des autres perçu comme une menace toujours possible, sans toujours trouver, malgré tout, la concordance espérée à même de résoudre d’un bloc la douleur et son origine, chose demeurant impossible sans ouvrir à une décompensation. Cette douleur conditionne l’existence de toute subjectivité plus fortement encore que la contrainte du monde des autres, forçant le sujet dans les retranchements du déni qui le recouvre.

L’effort de composition compliquée avec la capacité ou non du monde extérieur à répondre et à concorder avec la construction traumatique située dans la psychose provoquerait dans cette perspective l’émergence progressive de nouveaux points de tension et d’évitement, à la fois du côté de la douleur et de la difficulté à admettre l’irruption non-contrôlée de systèmes de réalité autres, perçus comme un seul et même bloc en confrontation avec sa propre tentative de systématisation de ses moyens de survie. On rentre dans ce sens dans une relation à un ensemble perceptif et interprétatif dans les configurations psychotiques, dont fait partie la configuration mélancolique, qui se rigidifie au fil de son usage, ancré dans son propre système de survivance et de protection. La faille, l’espace vide qui potentiellement permettrait le retour pour le moment insupportable de l’autre, qui lui permettrait de rentrer doit à tout prix être comblée par un recours imaginaire, qui signe la marque symbolique du manque – et dans la mélancolie dont il est question ici, signe la faillite de l’espoir en la fonction idéale du sujet comme garante de la protection, de l’unité et de la continuité de son image propre. Là où le travail de médiation et d’accord symbolique et effectif avec les autres permettrait de répartir la charge et de se désidentifier de sa propre douleur comme relevant de sa seule responsabilité, la rupture de lien au cœur de la structure des psychoses et notamment des formes de mélancolie, isole le sujet qui n’a plus que l’objet traumatique incorporé de force et sa permanence auquel raccrocher un peu plus encore sa survivance.

Ici, comme pour toute chose humaine, nous essayons de trouver, d’établir ou de prescrire un lien de nécessité entre des structures contingentes.

Il est d’ailleurs à noter que ce que l’on tente d’étudier ici, d’accompagner sur le versant thérapeutique mais qu’aussi nous construisons comme catégories figées d’analyse et de diagnostic, fabriquant l’objet et le cadre d’interprétation dit des structures psychotiques, est révélateur d’une impasse herméneutique. C’est-à-dire que les catégories pour se penser soi-même ou l’autre à partir de soi-même, sa propre expérience et ses propres difficultés, se confrontent au paradoxe fondamental du langage qui annule la mise en relation directe avec l’objet de l’expérience, d’être elles-mêmes des constructions qui dépendent, pour leur emploi, d’un processus d’aliénation et de médiation par la structure syntaxique du sujet comme agent. Pour dire « je », je suis obligé-e de dire tout autre chose. Aussi, tout ce qui pourra être dit ici le sera de façon purement spéculative. Le vide de sens immanent du langage auquel se confronte la tentative psychotique de donner précisément du sens là où celui-ci faillit à se justifier lui-même autrement que comme un effet du discours (le bal du signifiant dans l’interprétation lacanienne) est au cœur même de ce qui fait de nous des êtres humains. Ce qu’on essaye de discerner ici, c’est l’enracinement d’une souffrance et la croyance que peut-être, malgré tout, les mots et les images peuvent être un secours ultime là où toutes les autres formes de secours ont commencé d’apparaître inaccessibles. Nous ne pouvons qu’aider à y remettre, un peu, le sens de la médiation – pour reprendre l’expression de Hannah Arendt dans La Crise de la Culture (1968), de « naviguer dans la brèche ».

De fait, dans toute notre expérience, il y a des choses qui subissent une forme de médiation et d’autres non. La médiation par les projections imaginaires et le langage ne peuvent résoudre complètement l’emprise directe de nos expériences sensorielles et émotionnelles, comme celle de la douleur, mais seulement en temporiser la réponse. Nous sommes obligé-e-s de nous positionner face à elle, quel que soit son degré. On peut la fuir, la réprimer, la transgresser, tenter de la sublimer d’une manière ou d’une autre. La marque du trauma nous force de toutes les manières à développer des stratégies pour composer avec elle et avec la peur qui l’accompagne, jusqu’à former notre personnalité, notre identité, la manière dont nous nous impliquons dans le monde partagé avec les autres. Dans les traditions bouddhistes, le terme pāli dukkha est généralement traduit par « souffrance » ou mieux, par le caractère « insatisfaisant » de l’expérience où nulle souffrance et nul plaisir ne sauraient être permanents8 – ou selon certaines interprétations, il décrirait ce à quoi il est « difficile de faire face », ce qui est difficile à soutenir et à accepter. Dans cette perspective, la construction de l’égo se décrirait foncièrement par toutes les identifications auxquelles nous nous accrochons pour fuir la difficulté de faire face à l’impermanence, à la douleur et à la perte de l’illusion d’un contrôle total sur les choses qui nous entourent et nous arrivent, y compris sur nous-même – au vide d’un sens donné d’avance et immuable.

Notre identité se formerait ainsi par contraste et en constante interaction – d’où son effet réactionnaire –, en agglomérant dans une stabilité relative nos stratégies d’implication parmi les autres, que nous apprenons par leur contact et où la perspective d’un contrôle relatif de notre environnement par le langage se révèle aussi séduisante qu’apparemment privilégiée. Nous nous formons par l’observation et la tentative de reproduction de ces empreintes sensorimotrices. En effet, si la douleur a sa propre forme d’autorité, qui nous force à nous y rendre disponible, le champ du discours apparaît souvent comme un espace où l’on tente de la réparer, de la justifier et d’élaborer des espaces intermédiaires où distribuer nos émotions et nos angoisses de façon progressive et fractionnée. On anticipe le moment où « ça ira mieux », on apprend à échelonner notre impatience, on temporise – on « retarde la réponse » (Gerald M. Edelman, 1992).

Or, que se passe-t-il lorsque ces espaces intermédiaires de répartition de nos affects peinent à se former ou à résister aux chocs venus de l’extérieur ? Le plus compliqué quand on aborde le vécu traumatique, ses ramifications sensorielles et émotionnelles, c’est que la douleur en est un absolu de l’expérience, qui se passe d’intermédiaire et à laquelle ne peut être trouvée de médiation satisfaisante. Quel que soit son degré, elle forme un contraste, une marque, une mémoire avec et autour de laquelle nous devons apprendre à composer. Nous sommes toujours en prise directe avec l’expérience de la douleur, qui nous force à y réagir, à nous y adapter et à ré-organiser les manières dont nous abordons le monde autour de nous. Nous élaborons autour du noyau sensorimoteur et émotionnel de notre expérience une série de correspondances avec les termes du langage qui sont censés nous faire accéder à l’autre et à sa protection, conditionnant en creux l’angoisse du rejet et de l’abandon. Les formes du discours et de la conduite du corps que nous apprenons depuis l’enfance façonnent ainsi la manière dont on se positionne mentalement de façon, à la fois d’être capable de répondre efficacement aux sollicitations des autres et en même temps, d’aménager des espaces de temporisation aux angoisses nées d’un système d’évitement de la menace – entendue comme menace du rejet, de formes diverses de violence et d’annulation du soi –, c’est-à-dire de tout l’effort déployé par le sujet pour être admis et compris parmi les autres et leurs pratiques du corps, des mots et des représentations. Cependant, des fois, le langage échoue à gagner l’autre ou à garantir à l’autre de savoir comment nous répondre. Il révèle son caractère arbitraire et sa vacuité primaire.

Le champ du discours appris socialement agit aussi comme une normalisation de la menace du rejet et la prescription de sa condition. On apprend à « être seul-e en la présence des autres », pour reprendre les termes de Donald W. Winnicott, parce qu’on sait que selon toute vraisemblance, notre appel devrait être entendu et se voir répondu. En adoptant une certaine conduite du discours et du corps, même de façon superficielle et complètement dissociée de l’expérience émotionnelle et affective de la personne, on serait plus ou moins assuré-e de l’accueil et de la protection des membres de la communauté et de la société qui la pratiquent et s’y reconnaissent mutuellement. On apprend à se reconnaître soi-même à travers ce faisceau d’indices et de réponses qui concordent entre elles avec suffisamment de récurrence à notre égard – en miroir. Qu’advient-il alors lorsque, justement, le langage ne sert plus à établir une correspondance avec les autres mais une barrière avec l’autre dont la réponse ne nous permet pas de nous reconnaître, à faire contraste, coupure et séparation symbolique ? Quelle position du sujet survit à l’effondrement des espaces intermédiaires qui permettent la concordance entre le champ symbolique du discours et celui du corps, lorsque la fonction symbolique du langage tombe et que la personne ne peut plus relier les stratégies d’évitement ou de réparation de la douleur au cœur le plus intime de son expérience ? Que faire lorsque celle-ci semble radicalement exposée à l’emprise d’un regard autre, comme une mémoire condamnée à hanter le sujet de son empreinte – à la manière du poème de Sylvia Plath intitulé Daddy (1960), qui évoque la figure brutale d’un père affilié au régime nazi ?

On peut supposer que la personne a la possibilité ou non d’admettre dans l’urgence l’écart entre la capacité du langage à expliquer et à justifier la situation dans laquelle elle se trouve et sa capacité effective à réparer la douleur. Cela nécessiterait d’abord de réparer les moyens de l’aborder et de lui faire face tout en allégeant progressivement les voies pour y arriver. S’il y a effraction de l’autre au-delà de la capacité de la personne à réguler son appréhension de la situation et le contrôle relatif sur la possibilité d’y réagir, il n’y a pas de médiation ni de justification qui puisse inscrire la récurrence possible de cette effraction dans le champ symbolique autre que traumatique, dans la mesure où le symbolique a justement pour vocation à normaliser les fonctions traumatiques de l’expérience (c’est-à-dire, les marqueurs d’adaptation aux perturbations et au changement, selon des degrés divers). L’événement demeure à l’état d’image rattachée au vide de la sidération et la personne ne peut y répondre qu’en s’en dissociant et en l’expulsant dans le champ d’une mémoire imaginaire. On peut d’une certaine façon suggérer que beaucoup de cas diagnostiqués comme ayant trait aux structures psychotiques sont liés justement au fait que la personne attache désormais sa qualité de sujet à sa capacité à tenter de régler la question de la douleur immédiatement dans le champ imaginaire du langage, dans sa capacité à recréer une distance nécessaire à l’état de survie. Or, celui-ci fonctionne bien par le fractionnement et la médiation de l’expérience et de la mémoire, par sa mise sous contrôle afin d’alléger les interactions, d’où l’impasse. La position psychotique ramène le langage et la représentation mentale à leur état de paradoxe pour le corps qui tente de sortir de soi et pour cela, à sa capacité limitée de soutenir l’écart.

La personne en prise avec un positionnement psychotique peut essayer à tout prix de se passer de la confrontation avec toutes les manières dont le discours et le champ symbolique ont fractionné le sujet et aménagé la mise sous contrôle de son rapport à la douleur, cherchant l’unité, mais ont échoué à prévenir l’effraction de l’autre qui précisément, a fait faillir la fonction de barrière du sujet telle qu’il est censé la garantir. Elle pourra chercher au contraire des voies de justification par le langage et la conduite du corps qui évitent et évident le plus possible la confrontation à la présence de cet-te autre qu’on se projette de façon traumatique et qui a prescrit de façon critique la difficulté à s’exposer et en même temps à se protéger de l’imprévisible, de l’incontrôlable et de l’impermanent. Risquer la demande d’une présence face à l’autre, c’est risquer que l’autre rejette cette demande, mais aussi risquer que cet-te autre l’ignore et annule la fonction de médiation du langage. Peut-être est-ce autour de l’angoisse de ce refus, de cet abandon et de ce vide que le sujet crée le lieu du manque, en creux de la faille de la fonction symbolique du langage, que viennent combler un discours se protégeant lui-même et ses investissements, liés à la survie hypothétique et imaginaire du sujet, qui existerait dans le regard de l’autre parce que comme elle ou lui, iel parle. L’écart sans médiation se forme entre l’anticipation du vide déjà présent et son recouvrement par la structure compensée du manque, laquelle crée une tension susceptible à tout moment de s’effondrer si la personne ne maintient pas constamment l’effort de la maintenir et de traverser ses voies d’allègement, qui sont des soubresauts du corps à travers ses dépressions.

Pour approfondir notre compréhension de ce qui peut-être se joue dans la mélancolie, il faudrait rappeler que l’espace du contact affectif primaire qui fonde la sensibilité émotionnelle d’une personne s’établit lui aussi comme un champ sans médiation nécessaire, qu’il s’agisse du contact entre l’enfant et son ou ses parents nourriciers ou des marques d’affection ouvertes entre des personnes qui se connaissent suffisamment intimement pour ne plus avoir à y opposer d’abord un contrôle par le langage. Dès lors, en cas d’une distance marquée par l’autre à l’abord de ce contact qui ne serait pas expliquée par sa relation à un autre événement ou signe conduisant à une élucidation, la personne subissant ou ressentant un rejet pour lequel elle ne trouve pas de fondement intelligible va vraisemblablement tenter de se protéger, de résoudre ou de compenser l’échec de la demande primaire, censée se passer de médiation, par la production de justifications ou la tentative de gagner l’autre par-delà l’objet ou trauma qui l’aliène à soi (lequel peut courir sur plusieurs générations). Donald Winnicott décrivait ce mouvement en suggérant que l’enfant pouvait tenter de compenser un-e parent-e trop présent-e ou au contraire absent-e psychiquement en développant des stratégies de détresse et d’adaptation visant à déclencher une réaction de sa part – un « faux self ». Selon lui, cela pouvait être un terreau possible au développement futur de psychoses infantiles.

D’une certaine manière, ce qu’évoque cet exemple, c’est que l’objet autre fait soit effraction au-delà des limites de réponse du corps, soit l’objet qui aliène l’autre à soi empêche la relation. Dans un cas, cela conduirait sans doute à une sécession de la personne avec son propre corps et sa demande, lesquels ont été soumis à la volonté de l’autre, objet de l’aliénation, pour assurer sa survie psychique face au trauma de l’effraction ; dans l’autre, on aurait la tentative de résolution, de destruction ou d’appropriation de l’objet qui détourne de soi la personne objet de la demande primaire d’affection. Dans les deux cas, un objet ou une personne tierce fait effraction, s’impose et s’interpose, soit directement dans la relation à son propre corps qui empêche ensuite de considérer les autres autrement que comme des menaces potentielles, soit indirectement en corrompant la possibilité d’une relation d’attachement harmonieuse avec la ou les personnes censées la dispenser. La demande primaire d’affection bute toujours sur une médiation intrusive qui prend littéralement sa place et corrompt l’espace de la demande, compliquant la conduite de sa propre agressivité et dissolvant l’image de soi sous l’emprise de la domination de l’objet autre.

Si l’on peut suggérer qu’un tel paradigme serait central dans l’élaboration et la cristallisation des structures de relation psychotiques, dans la mélancolie, il situerait hypothétiquement l’objet perdu et corrompu à l’autre au centre de l’échec de la personne à tenter de le convaincre de revenir, d’être disponible à une demande émanant du sujet d’y accéder sans la médiation du langage. C’est cette médiation forcée par l’entremise de l’autre qui impose le sujet comme insuffisant à la base, à la racine même de toute demande, qui harcèle le sujet en lui rappelant son impuissance à gagner une chose aussi élémentaire ; d’où que la dépression et la mélancolie peuvent ouvrir à des phases de maniement emphatique et exalté du discours et des interactions sociales où la personne se donne à voir comme joyeuse et à l’aise dans une performance de soi-même comme un-e autre (selon l’expression de Paul Ricœur), en écho, s’arrachant un moment à sa propre condition, au risque de rechuter, parfois jusqu’au passage à l’acte – au-dessus du vide, sans filet. La fonction hypothétique du sujet échoue donc ici à maintenir l’autre à une distance suffisante pour pouvoir articuler la demande, obstruée par l’autre-objet qui sape les conditions premières de la subjectivité, ou à tenir le ou la destinataire de la demande suffisamment près pour que la structure agissante du sujet en effet agisse dans le but de révéler sa présence à l’autre que cette structure serait censée porter. Le sujet, privé de son agentivité qui le signifie auprès des autres ou par les autres, signe pour la personne même qui le porte le lieu du manque, c’est-à-dire que le langage perd sa fonction de résolution, de progression d’action en action et de demande en demande, pour s’abîmer dans sa tension et dans l’attente à l’autre prisonnière de sa médiation par le seul et même objet de la trahison – la faute – jusqu’à pouvoir en éprouver du ressentiment. Autre exemple dans la pop culture, dans la série Steven Universe Future (Rebecca Sugar, 2019 ; qui sert d’épilogue à la série Steven Universe, 2013-2020), le jeune Steven est maintenant adolescent et doit se confronter à un sentiment de perte de sens, alors que sa capacité à aider les autres ne lui permet plus de compenser les traumatismes subis tout au long de son enfance. Persuadé de pouvoir s’auto-suffire, il finit par mettre sa famille (au sens large) et ses ami-e-s à distance et par laisser l’amertume et la colère servir de voie d’expression de sa détresse, ce qui menace de le transformer littéralement en une créature monstrueuse avant que les autres ne réussissent à lui venir en aide.9

De fait, la dépression à l’œuvre dans la mélancolie s’articule beaucoup au sentiment de l’envie, au sens kleinien (Mélanie Klein, 1978) d’un repli sur la scission qu’impose l’objet qui contrarie la demande d’affection et implique une séparation d’avec elle (ladite position schizoïde-paranoïde). Cette même position de repli est une posture d’agrippement et de réaction compulsive à la douleur d’un renoncement imposé qui souligne, selon Pierre Fedida, que la dépression (dont celle à l’œuvre dans la mélancolie) « peut à la fois être comparée (ou même assimilée) à un travail de deuil et se concevoir comme une organisation narcissique primaire protectrice d’un deuil et défensive contre un deuil. »10 La présence du tiers objet apparaît comme un déni de la réalité même de la demande première de contact affectif, soit parce qu’il s’impose en faisant effraction, annule la possibilité d’une demande et rejette son ou sa destinataire virtuelle au-delà du corps dont la capacité de réponse est saturée par l’intrus-e ; soit parce qu’il rend l’autre indisponible en le détournant et là aussi, le ou la rejette au-delà de la portée qui permet à la personne d’exister dans son regard.

Dans tous les cas, la trahison est double : à la fois l’autre et son propre corps trahissent le sujet qui tente de s’appuyer sur eux pour formuler les conditions de son existence visible et préhensible, donnant la priorité à l’intrusion traumatique d’un fantôme – la marque et mémoire traumatique de cette intrusion. Le vide, l’écart doit ainsi se voir comblé par la formulation d’une demande qui de toute façon, renvoie le sujet à la certitude de sa faillite, parce qu’il y aura toujours entre les deux la présence de cet objet condamnant tout espoir à la ruine. C’est la capacité du sujet à formuler des espérances qui a été battue en brèche. La demande elle-même s’aliène et fait intrusion, jusqu’à devenir intolérable à la personne qui pour la rejeter, doit rejeter sa propre condition de sujet situé, à moins d’en faire le deuil sous sa forme passée.

Dans la mélancolie, le rejet de la douleur de la perte anticipée mais maintenue dans cet état de suspension tenterait de se faire dès lors tout autant sans possibilité de médiation, tout recours ayant trahi le sujet, mais en expulsant hors de soi, soit le discours dans l’investissement décrit par la manie, soit le corps qui ressent trop fort, sans support intermédiaire, cette perte. Dans la mesure où la structure du sujet se compose virtuellement dans sa relation à l’action vers un objet dans le discours, la structure du trauma, qui renverse la position du sujet qui est cette fois agi par l’objet de la relation, est prise de plein fouet dans la position mélancolique – un télescopage. De cette façon, quelque chose nous arrive à nous et continue de nous arriver sans intermédiaire. Les notions de temps sont effacées et le passé ne se résout pas dans l’action présente. En maintenant suspendue la perte de la chose dont on manque, on se soumet comme objet de sa propre douleur, dans l’espoir d’échapper à la position de sujet qui serait soumis à l’expérience du changement. On perd l’objet une seconde fois à chaque fois en tentant de le faire revenir en lui donnant une nouvelle forme, une forme à soi, une forme d’altérité de son désir de le voir vivre toujours. Le lien intime à l’objet est un lien de survivance face à l’effort apparaissant comme insurmontable de devoir défaire l’association du champ du langage et du discours à la croyance en sa capacité de résoudre ce travail de correspondance avec le corps, en apparence insuffisant à se mesurer à l’ampleur et à l’impact du trauma. Il reste là en tant que fantôme, investi comme une décharge, comme l’espoir d’une libération future de sa propre condition de corps soumis à la douleur qui terrorise la personne qui la fuit. Dans la position psychotique, ce qu’on cherche, ce serait un refuge dans une zone entre le jeu des binarités du langage (dans nos sociétés où le champ de la narration et de l’interprétation morale s’établit largement dans un cadre binaire) et l’expérience sensorielle et émotionnelle qui aurait évidé la nécessité d’établir des correspondances entre les deux, autres que celles qui semblent garantir la survivance de la position dans laquelle le sujet trouve sa justification.

On parle donc d’une projection de soi sous une forme qui serait inaltérable et qui prendrait en charge la douleur, quitte à ce que ce soit dans la faute, nous dissocierait de la perspective de son retour, dans une autre réalité qui rende la réalité commune insuffisante là où le sujet lui-même était insuffisant. Dans le cadre de schémas de narration de soi établis dans des dynamiques binaires où l’on serait soit radicalement bon-ne ou radicalement mauvais-e, soit capable soit incapable, ou encore soit désirable ou non-désirable, la peur de basculer d’un camp à l’autre motive largement la tension à se maintenir, dans son image de soi, dans le camp des justes. La douleur forclose et la douleur qui « revient dans le réel », pour emprunter les termes lacaniens, sont impossibles à reconnaître comme la même chose : la perte, dans notre réalité vécue, d’un sens à travers lequel nous aurions tenté de nous diriger, même de façon imposée par des circonstances extérieures, dès lors que surgit l’angoisse d’être destitué-e de sa position de sujet en capacité d’agir et de voir son action saluée, que l’on y soit assuré-e d’être accueilli-e de façon durable – notamment lorsque les autres échouent à nous entendre et à nous répondre. L’équilibre est toujours ardu à tenir, plus que les situations de disruption, qui apportent au moins la certitude d’un front d’opposition binaire et figé.

De fait, dans le champ de la mélancolie, nous nous imposons à nous-même une subjectivité entière qui soit dévouée à la stabilité de la relation à l’objet fantôme et magique qui, malgré tout, nous accueillerait dans notre singularité, même une singularité de douleur et d’insuffisance, de faute, et auquel nous pouvons nous soumettre sans risquer notre position d’agent-e dans le discours. Tout le conditionnement mental de notre position de sujet tend en effet à maintenir, notamment à travers notre flux de pensée et de représentation, cette capacité à agir et à répondre aux situations qui se présentent à nous à reproduire selon les modalités attendues par les normes d’interaction, de conduite et de représentation de soi en vigueur dans leur contexte social et culturel. L’angoisse d’invalidation de cette qualité de sujet peut être suffisante pour refuser de risquer l’intégrité de sa propre subjectivité et la replier dans une configuration où, étant soi-même éternellement l’objet d’une douleur et d’une faute qui ne seraient pas soumises au changement, nous serions dispensé-e-s de risquer la faillite de la raison suffisante que nous aurions d’avoir mal. Serait-elle susceptible d’ouvrir à l’acceptation de la personne au-delà de sa condition de sujet du discours, du moins tel que nous le concevons dans nos sociétés occidentales ?

Il y a une tension entre le monde des autres et un monde autre aux frontières abolies, dont le conflit génère la culpabilité de ne pouvoir céder l’un pour l’autre, au risque d’admettre justement cette raison motivée par la douleur – un deuil.

Mais il y a deux côtés dans le travail de correspondance symbolique, qui forment l’écart dont il est question. On peut assez aisément comprendre cette problématique en l’observant du point de vue sensorimoteur. Une majeure partie de notre activité symbolique consiste à maintenir cette correspondance entre projections imaginaires et le retour à l’expérience sensorielle et émotionnelle, au corps. Nous conditionnons de cette manière et progressivement depuis nos premiers apprentissages infantiles notre capacité à répondre à la présence des autres sur le plan du langage et de la représentation. Que se passe-t-il alors si à un moment donné, l’empreinte sensorielle de mon expérience me confronte à une situation d’impossibilité ? C’est le propre de l’expérience traumatique, la perception sensorielle de l’événement et la réponse se confondent. Je suis agi-e par ce qui m’arrive, comme dans les phénomènes d’hallucination. Et qu’advient-il si la relation à cette effraction vient à s’étirer ou à se répéter, que ce soit dans le réel ou à travers le retour de la mémoire d’une forme de violence, qui ouvre une brèche dans la perception que la personne a des limites possibles de son corps ? C’est sans doute là que les choses se jouent parce que s’il est possible de sortir, de se projeter hors de soi de façon imaginaire ou sensorielle, il est plus difficile de revenir à soi avec la certitude de pouvoir fermer la boucle entre le dedans et le dehors, de pouvoir à la fois s’exposer et se protéger en retour.

Le trauma et la mémoire traumatique, dans ce sens, ne sont pas tant à prendre comme une seule expérience d’un ou de plusieurs actes de violence, mais la violence vient de l’impossibilité et de l’échec à séparer le caractère fini et circonscrit du moment traumatique de sa réactualisation par la mémoire. C’est un phénomène bien connu des personnes victimes de violences à caractère systémique et transgénérationnel, comme le montre brillamment la série Reservation Dogs (Sterlin Harjo, 2021). Celle-ci prend place dans une réserve de personnes Indigènes Nord Américaines en Oklahoma et fait le portrait d’un groupe de jeunes gens las de l’enfermement, tiraillés entre le besoin de s’échapper et les liens forts qui les lient à leur communauté. Dans ce genre de contexte où la violence dépasse le seul cadre individuel et interpersonnel mais touche à son institutionnalisation et à sa systématisation, la certitude d’un retour de cette violence dans le réel affecte durablement la manière de se projeter dans l’avenir. La psychiatre et essayiste martiniquais Frantz Fanon avait d’ailleurs abondamment analysé l’impact des systèmes de colonisation sur le psychisme des colonisé-e-s autant que des colonisateurs-rices, dans la lignée des travaux sur la double conscience initiés par W. E. B. Du Bois aux États-Unis.11

Le moment d’aliénation du trauma, c’est-à-dire la zone de contact entre soi et autre que soi, est un moment dont on peut ou pas revenir, selon des circonstances variables, dont participent largement les facteurs systémiques. Notamment, il peut être difficile d’en revenir si l’ordre symbolique dans lequel évolue la personne n’établit pas les limites qui permettrait de comprendre et d’acter cette séparation, lorsque les autres ne font plus sens pour soi ou imposent un sens intolérable. Par exemple, tout ce qui est culturellement ou dans le contexte familial de l’ordre de l’implicite et du non-dit peut participer d’une difficulté, voire d’une impossibilité à clore la tension et la vigilance vis-à-vis de l’anticipation et de la croyance que l’autre peut revenir, de circonscrire sa projection et cette mémoire pour pouvoir revenir à soi. Dans les psychoses, l’autre ne nous voit pas, ne nous reconnaît pas et nous ne pouvons pas nous reconnaître dans son regard. L’autre fait l’économie des limites et fait effraction en ligne direct avec la zone vitale de notre corps perçu. Le langage ne fait plus office de médiation et d’établissement mutuel de limites avec l’autre. Dès lors, on tente en dernier recours de faire bouger la limite chez l’autre, de l’animer par le biais de la projection imaginaire que permettent la parole et la représentation, d’organiser l’expérience absolue et non-organisée du champ traumatique pour lui-même. C’est ce que Donald W. Winnicott analysait sous l’angle du développement du « faux self » et que Silvia Lippi aborde dans la mélancolie sous l’angle de la vitesse dans la mélancolie, comme une manière de chercher l’état-limite du corps où il n’aurait plus d’obligation de revenir à lui-même, notamment dans la manie.

Ce qui apparaît dans les psychoses, c’est la dimension concrète, palpable de la menace de désintégration de la limite du corps. Le champ symbolique devient non plus un champ de correspondance, mais un champ de manifestation de la réalité. Ce n’est pas tant le retour au corps et à l’expérience qui prime, mais la mise à distance de la menace. De cette manière aussi, la certitude que la chose peut revenir à tout moment pousse l’individu-e à élaborer une explication du réel à partir de cette anticipation, et ce de façon d’autant plus forte que l’environnement social, culturel et familial échouent à élaborer une réponse fiable à une question ou à une demande qui peuvent être impossible à formuler, parce qu’on ne met pas une douleur comme ça sur la table sans provoquer et perturber le courant régulier et « normal » des choses. Est-ce que, en effet, la réalité commune, ou communément admise comme la plus pratique d’emploi dans les contraintes imposées dans nos sociétés, aurait, dans l’esprit de la personne ou de façon effective, les moyens de répondre à ce qui relève de l’extraordinaire, laissant la personne se vivre dans le dénuement ?

Par ailleurs, il apparaît que les autres personnes qui nous entourent semblent nous prendre comme un objet fini, comme un tout bien clos sur lui-même – autre incompréhension traumatique –, qui peut ne pas refléter l’état d’indéfinition où l’on se trouve. Ces parties du « tout » faussé auquel on ne peut répondre s’évident alors ailleurs. La structure des psychoses cherche des histoires alternatives qu’elle prend pour plus proches et plus réelles mais surtout, pour sauver le corps de son impossible conformité. Et l’effraction de l’autre marque aussi la difficulté suivante d’être complètement sûr-e de son jugement sur la réalité de son propre corps.

Si le travail de correspondance symbolique nous pousse à vérifier que le jugement rendu par notre projection imaginaire correspond suffisamment à la réalité perçue, il apparaît que dans une configuration psychotique, ce temps de vérification est plus difficile, parce que c’est avant tout l’autre de la mémoire traumatique qui décide, qui identifie, qui ferme la limite. Une différence possible qu’on peut établir entre la mélancolie et d’autres formulations des configurations psychotiques, par exemple, c’est que dans la mélancolie, cet autre serait a priori absent. En s’absentant, iel laisse une place vide mais aussi, l’impossibilité de poser la limite à l’évidement à son endroit, de clore et de circonscrire ce qui reste de soi ou de l’autre. Aussi, la marque de la faute, de la culpabilité, peut aisément se comprendre comme un lien de dette qui explique, compense et maintienne une justification possible, qui permette de remplir de signification la béance, le vide sémantique et réel. La personne tente de combler à défaut de fermer, émet des projections sans pouvoir établir de correspondance avec le réel. Elle ne peut établir de correspondance qu’entre des ensembles symboliques depuis longtemps abstraits et autonomisés par rapport à la vérification et à la clôture de l’expérience, en boucle avec les termes de l’interprétation laissant l’essentiel hors de portée. Là-dessus, les travaux de Denis Vasse (1999) sur la question de l’image du corps et celui de Silvia Lippi sur celle de la butée de la personne par rapport au rythme qu’elle tente de donner à son discours et à ses élaborations symboliques abstraites sont éclairants. De la même manière que l’approche encouragée par Darian Leader sur le sujet, ils permettent d’aborder la position et l’expérience des personnes en proie aux psychoses à partir de leurs propres efforts pour apporter une réponse à l’angoisse d’effondrement et de se venir en aide à elles-mêmes. Si la personne psychotique s’accroche de façon désespérée à sa capacité à fabriquer, sinon du sens, du moins une direction à travers le langage et une certaine conduite du corps, c’est parce que le retour au corps et la possibilité d’y faire rentrer la mémoire traumatique est contrariée. Le réel, dont les autres, nous accapare en requérant une justification impossible à formuler.

Cette mémoire qui fait effraction, cette relation à la douleur a en effet été objectifiée et projetée vers le dehors. Mais aussi, tout ce qui peut s’y rapporter a été et continue d’être projeté vers le dehors, là où l’autre devrait se trouver et pourrait être résolu-e. Le réseau de sens est polarisé vers l’objectification de cette mémoire traumatique impossible à sceller (terme freudien de la forclusion). Dès lors, cet objet peut être identifié à d’autres objets de mémoire ou à des objets empiriques qui font fonction de support du manque. La question de la faute et de la culpabilité dans la mélancolie externalise l’objet du trauma sous la forme d’un contrat, celui de se plier à la justification de la faute à tout prix, tenant l’autre à distance, dans l’attente d’une résolution impossible. De manière générale, un grand nombre de relations psychotiques tendraient à s’exprimer sous la formulation du contrat avec le réel, auquel la personne dans une configuration psychotique demande de s’accommoder aux mesures de compensation qu’elle lui impose à ses propres frais. Une fois ce contrat scellé, il servira de promesse, puisque on s’était mis d’accord. La personne en proie à la psychose a en effet besoin de recréer en face d’elle une forme de subjectivité, qui engage la responsabilité de l’autre, dans le sens que la personne donne à son expérience et à ses actes engagés. « Le réel me contrarie et pourtant, on avait ou on aurait dit que. » La psychose trouve et crée des enclaves dans les non-dits, dans les silences, dans les brèches au milieu desquels l’absence de clôture ou ses failles quant à l’image que la personne a de son propre corps tentent de recréer des voies d’investissement et de déduction, sans jamais risquer la confirmation. Parce que nous sommes constamment en train de maintenir ce conditionnement à la réponse et à la correspondance, qui opère en tension avec l’expérience ou en tension avec une mémoire autre, le glissement vers la psychose n’est ici qu’une affaire d’écart où les réponses données ne trouvent que rarement de correspondance avec le monde des autres – celui-ci, aussi, échoue.

Petit à petit, il apparaît que c’est le mode de relation à l’objet traumatique, dont le manque est recouvert de signification, qui tient l’écart entre l’élaboration d’un réseau de correspondances intra-symboliques de défense et la mise en suspension du corps qui attend un retour sur projection. D’où la fragmentation de l’image du corps, vers lequel l’investissement imaginaire peut devenir minimal. La personne psychotique, en quelque sorte, construit un miroir qui ne peut pas refléter son visage. De là, on peut facilement se représenter la dépression du corps qui ne voit pas de réponse à la mise en suspension de certaines de ses motions sensorimotrices à l’endroit où la projection intra-symbolique émet un vide à la possibilité de les exprimer. Les capacités imaginaires et la mémoire sensorimotrice constamment générées en interaction avec notre environnement fonctionnant à partir du même endroit, des mêmes réseaux primaires de neurones (Gerald M. Edelman, 1992), le sur-investissement du champ symbolique pour lui-même distendu du mouvement de vérification et de retour à l’expérience pourrait saturer la capacité mentale de la personne à se reconnaître elle-même comme sujet de sa propre expérience. Dans les états mélancoliques, ce n’est pas tant que la personne manque de l’objet, mais que l’objet sert de supplétif à ce que la personne est conduite à se manquer elle-même. Il faut imaginer la douleur d’avoir tellement intériorisé que ce qui n’avait pas de nom était une menace qu’exister soi-même à l’extérieur de la zone de contrôle autorisée par la seule certitude de l’effraction devient impossible, parce que la tentative de s’exposer à l’autre tout en s’en protégeant rompt la communication. La structure même du sujet nécessite ces deux temps distincts de sortie de soi et de retour, et non leur simultanéité.

Lorsque je dis « je », je dis « je » pour que l’autre le comprenne. J’en fais un objet extérieur d’expression de mon expérience, sensorielle et émotionnelle, alors même que celle-ci n’est pas communicable littéralement à l’autre, par aucun moyen. Mais si je crois, si je suis persuadé-e que l’autre a accès à cette expérience sans médiation aucune, dire « je », c’est donner quelque chose qui lui appartienne déjà. Cette difficulté à séparer l’émetteur-rice du ou de la destinataire de la projection symbolique dans le champ de la psychose est vraiment ce qui pousse la personne qui s’y confronte à tenter de stabiliser ce qui se passe de paradoxal au niveau du langage. Car, il s’y passe quelque chose, qui fait sens, objet d’apparence concrète. Toute notre existence sociale et intime est régulée et réglée par des conventions symboliques qui passent par le langage et le discours, soit des objets imaginaires. Donc, quelque chose s’y passe, et dans notre flux de pensée, quelque chose s’y passe souvent à l’insu de notre plein contrôle. Et, dans le cas des psychoses, quelque chose se passe qu’on ne peut même pas investir soi-même, potentiellement une action ou une chose que nous pourrions dire dans telle ou telle circonstance, même imaginaire. C’est cette dislocation de l’agentivité de la personne en prise avec une situation psychotique, non plus seulement par rapport à son environnement mais par rapport à l’intégrité de son propre corps qui crée le vide – lequel, s’il peut être compris comme un espace nécessaire entre projection imaginaire et expérience sensorimotrice –, fait ici sécession avec la structure de sens et le système de réalité du sujet en prise avec les termes de la description du réel. Quelque chose se passe au niveau du langage qui semble faire évidence pour les autres que soi mais qui ici, ne fait pas sens et qui isole le sujet de la possibilité d’une reconnaissance de sa demande d’explication et de dialogue qui lui parle dans la singularité de son expérience traumatique.

La culpabilité, l’absence, le manque, ce sont des moyens liminaires et minimaux pour justifier et légitimer l’angoisse de désintégration auprès des autres. En cédant un discours sur ces objets, on donne quelque chose que les autres puissent entendre et prendre comme objet et comme sujet au même titre qu’un « je ». Si l’autre touchait à la douleur, iel toucherait à la fois à la douleur comme symptôme et comme raison d’existence du sujet, dans la mesure où le sujet est agi par sa relation à l’autre du trauma. Toucher à soi, c’est toucher à l’autre qui devrait entendre. Le rapport aux émotions est régi par la relation à une altérité toute-puissante. L’état exalté décrit comme celui des phases de manie et son contrepoint dans l’effondrement semblent toujours tenter de créer un espace de vide entre soi et l’effraction et ce qui semble être en jeu, c’est l’intégrité du système intra-symbolique entier du sujet dans sa confrontation au système symbolique déplacé par les autres – et qui l’aliène progressivement à son tour. Le mouvement des autres, le changement, l’impermanence se confrontent à la rigidification d’un système autonome entier articulé autour de l’impossibilité de comprendre sa douleur, de s’en saisir. La seule médiation durable de la douleur, c’est accepter le changement, accepter sa propre altérité, le vide de sens donné en soi sinon le caractère irréductible de l’expérience. On ne peut accepter de changer, d’être non-figé-e, lorsque l’on a une raison de se manifester à soi-même qui semble nous identifier pour toujours à la promesse d’un effondrement. D’où peut-être, dans la mélancolie, la fonction du manque : le manque nous tient à ce qui devrait être là, qui pourrait surgir à tout moment, un lien de dette où c’est nous qui manquons à l’appel – c’est là la chose que nous pouvons contrôler.

Bibliographie :

  • Pierre Bourdieu, Sur l’Etat – Cours au Collège de France 1989 – 1992, Seuil, 2012.
  • Robert Cluley, « Introduction to Erving Goffman », ResearchGate, novemebre 2020, https://www.researchgate.net/publication/345245411_Introduction_to_Erving_Goffman
  • Gerald M. Edelman, Biologie de la conscience, Odile Jacob, 1992.
  • Frantz Fanon, Écrits sur l’aliénation et la liberté, La Découverte, 2015.
  • Pierre Fedida, L’absence, Gallimard, 1978.
  • Camara Phyllis Jones, « Levels of Racism : A Theoric Framework and a Gardener’s Tale », American Journal of Public Health, August 2000, Vol. 90, n°8, pp. 1212-1215, https://www.health.state.mn.us/communities/practice/resources/equitylibrary/docs/jones-allegories.pdf
  • Mélanie Klein, Envie et gratitude, Gallimard, 1978.
  • Darian Leader, La jouissance, vraiment ?, Stilus, 2020.
  • Darian Leader, Qu’est-ce que la folie ?, Stilus, 2017.
  • Silvia Lippi, Rythme et mélancolie, Erès, 2019.
  • Mirion Malle, C’est comme ça que je disparais, La ville brûle, 2020.
  • Sylvia Plath, “Daddy” from Collected Poems. 1960, 1965, 1971, 1981 by the Estate of Sylvia Plath, https://www.poetryfoundation.org/poems/48999/daddy-56d22aafa45b2 .
  • Paul Ricœur, Écrits et conférence 2 : Herméneutique, Seuil, 2010.
  • Abigail Thorne, « I Emailed My Doctor 133 Times: The Crisis In the British Healthcare System », Philosophy Tube, novembre 2022, https://www.youtube.com/watch?v=v1eWIshUzr8 .
  • Francisco Varela, Evan Thompson & Eleanor Rosch, L’inscription corporelle de l’esprit, Seuil, 1993.
  • Denis Vasse, L’ombilic et la voix. Deux enfants en analyse, Seuil, 1999.
  • Donald W. Winnicott, La capacité d’être seul, Payot, 2012 (1958).
  • https://threeparadoxes.com/

1On peut questionner le concept de looping développé par le sociologue Erving Goffman. Pour une introduction à son travail, lire Robert Cluley, « Introduction to Erving Goffman », ResearchGate, novemebre 2020, https://www.researchgate.net/publication/345245411_Introduction_to_Erving_Goffman .

2Par exemple, l’impact du racisme sur les souffrances psychiques et l’accès au soin des personnes racialisées, comme l’indique Camara Phyllis Jones, médecin et épidémiologue américaine, dans « Levels of Racism : A Theoric Framework and a Gardener’s Tale », https://www.health.state.mn.us/communities/practice/resources/equitylibrary/docs/jones-allegories.pdf

3Nous entendrons ici par sujet la structure symbolique, sémantique et réflexive qui permet à la personne de se penser elle-même. Elle n’est pas nécessaire à la vie du corps, comme nous le montrent des pratiques et des éthiques d’investissement minimal de sa fonction comme au sein des pratiques bouddhiques (notamment des premiers textes), mais elle permet de nous maintenir constamment conscient-e des liens de dette et d’obligation qui nous relient aux autres et que nous intériorisons dès le plus jeune âge. En cela, la structure du sujet se construit par un jeu de mémoires inter-personnelles et transgénérationnelles, aux conditionnements culturels, sociaux et politiques. Elle s’enracine et est mobilisée au travers des capacités de génération imaginaire de ces mêmes mémoires, abstraites de leur encrage sensorimoteur et émotionnel premier, pour formuler les structures de l’agentivité propres au champ du discours, des représentations et de l’interprétation qui conditionnent l’action (Paul Ricœur, 2010). En cela, la structure du sujet a pour première fonction de nous retenir d’activer les réponses spontanées à nos environnements d’interaction et d’exercer un contrôle relatif sur ces dernières, de façon conditionnée vis-à-vis des règles de conduite préférentielles apprises progressivement et de façon souvent inégale au cours de notre expérience sociale et familiale.

La subjectivité primaire (celle de l’expérience et de la génération constante de mémoire sensorimotrice en interaction avec nos environnements perçus) commune à l’ensemble des espèces animales (F. Varela, E. Thompson & E. Rosch, 1993) est ici externalisée et objectifiée dans une structure subjective secondaire bouclée sur elle-même (Gerald M. Edelman, 1992). L’apprentissage et le conditionnement aux limites vis-à-vis des actes proscrits (notamment, a minima le respect mutuel dû à l’intégrité physique et psychique des individu-e-s) est toutefois dans la plupart des sociétés humaines doublé d’un système de justification ou de non-justification de ces limites au travers de conduites prescrites (dans des systèmes prescriptifs comme celui de l’ordre moral et sa hiérarchisation). C’est lorsque la prescription des limitations excède la possibilité de les justifier de façon intelligible et sensible, qui concorde avec la possibilité d’une auto-détermination au sein de sa propre expérience, que l’individu-e va tenter de combler les lacunes et les failles, sur le plan de l’investigation réelle ou symbolique, pour chercher le sens à donner aux choses – jusqu’au point-limite où la correspondance avec le système de la dette morale avec les autres, qui a autorité sur tout jugement de réalité (d’une réalité consensuelle et fonctionnelle), n’est plus possible. La structure du sujet atteindrait ainsi ses limites dans sa capacité à trouver de façon suffisamment équilibrée des points de correspondance intermédiaires avec le ou les systèmes de réalité pratiqués par les autres, notamment lorsque leur prescription exclut des modes de relation à son propre corps ainsi qu’aux corps autres qui en diffèrent. D’une manière ou d’une autre, l’individu-e tente de garder une forme de souveraineté sur sa propre existence.

4Lire plus sur la théorie du paradoxe sensorimoteur sur https://threeparadoxes.com/ .

5Ne pas pouvoir se voir ou trop se voir / ne voir que soi dans le regard de l’autre seraient probablement deux aspects ou deux expressions d’une même expérience, dans le sens où l’effort pour gagner l’autre par des moyens qui semblent lui convenir, en essayant de s’adapter à ses réponses, laisserait le sujet face à ses propres tentatives en cas d’échec à communiquer la chose qui lui importe.

6S’il y a d’ailleurs dans tout un pan de la psychanalyse une assimilation des fondements de l’expérience des personnes autistes à ces configurations, on peut y opposer que cette tentative de clôture n’apparaîtrait pas dans l’expérience autistique comme une nécessité première, même si elle est souvent forcée par l’environnement extérieur. La structure subjective peut demeurer ouverte et plus lâche par rapport aux normes d’interaction usuelles, dites neurotypiques dans le champ d’analyse anti-validiste. C’est justement la tentative de clore malgré tout l’image corporelle en y intégrant l’effraction de l’objet autre qui crée la situation d’impossibilité, la tension et le caractère paradoxal des configurations psychotiques. Cela n’empêche pas que des personnes autistes puissent se retrouver dans ces configurations, notamment sous l’emprise de ces mêmes normes neurotypiques qui enjoignent les individu-e-s à souscrire à des modes de subjectivité et d’interaction prescrites de façon univoque et externe à la situation singulière de sujet.

7Ce même phénomène intervient pour ce qui est des stéréotypes de genre, comme dans le contrôle médical des transitions de genre, comme l’explique Abigail Thorne dans sa vidéo YouTube « I Emailed My Doctor 133 Times: The Crisis In the British Healthcare System », Philosophy Tube, novembre 2022, https://www.youtube.com/watch?v=v1eWIshUzr8 .

8Sur tous les sujets liés au bouddhisme des premiers textes, vous pouvez vous référer aux cours de Doug Smith sur The Online Dharma Institute, ou sur la chaîne YouTube Doug’s Dharma (en anglais).

9La question de la difficulté à entamer un dialogue qui touche à la chose douloureuse avec les autres est aussi bien illustrée par la bande-dessinée de Mirion Malle, C’est comme ça que je disparais, ed. La ville brûle, 2020.

10in Pierre Fedida, L’absence, ed. Gallimard, coll. Folio essais, 1978, p. 121.

11Lire Frantz Fanon, Écrits sur l’aliénation et la liberté, ed. La Découverte, 2015. C’est la même raison pour laquelle la majeure partie des mouvements activistes handis luttent pour une déségrégation des espaces publics et privés, la ségrégation opérée par les système validistes et sanistes au nom du maintien d’un certain ordre social privilégié étant un frein fondamental à l’autonomie et à l’auto-détermination des personnes handicapées et psychiatrisées ; mais aussi génère sa propre violence et ses propres symptômes.

Crédit : « Moth », La Fille Renne ❤

Catégories et monde de sens

Texte en pdf ::

Les catégories auxquelles nous sommes introduit-e-s depuis l’enfance, que nous intériorisons et avec lesquelles nous interprétons nos expériences et travaillons au quotidien, de façon consciente ou inconsciente, constituent les bornes de notre monde. La réalité que nous percevons est telle que nous la comprenons. Selon le philosophe Doug Smith1, la notion de perception dans le bouddhisme des premiers textes serait justement liée, au-delà de la question des perceptions sensorielles, à la manière dont nous nous engageons vis-à-vis de celles-ci et dont nous les comprenons, dans une compréhension à la fois phénoménologique et épistémologique en quelque sorte. Il y aurait déjà une dimension active de projection.

Dans le champ de la philosophie herméneutique, par exemple, chez Paul Ricœur, tout élément perçu et interprété prend sens au sein d’un monde de sens qui fait office d’appui et de système de référence, de « système de réalité », pour reprendre l’expression de l’écrivain américain James Baldwin. Aussi donc, les catégories formant les outils d’appréhension de l’expérience constituant tel ou tel monde de sens composent-elles les bornes de notre réalité perçue, dans le sens où elles conditionnent nos capacités de nous la formuler et d’y répondre d’une manière qui soit permise par ces mêmes outils. Dans une conception sensorimotrice de la pensée, dans le sens où l’on entendrait nos capacités à former un imaginaire et à établir des correspondances symboliques et logiques à partir de notre mémoire sensorimotrice et émotionnelle, on peut comprendre qu’il s’agisse des moyens mêmes par lesquelles nous nous figurons notre capacité éventuelle d’agir et de réagir à une expérience et à une situation donnée. En somme, le monde de sens dans lequel nous nous situons en tant qu’individu-e sanctionne ce qu’il est pensable ou imaginable de faire, de façon plus prégnante encore au sein d’n certain cadre moral socialement et culturellement déterminé. Sortir de ce cadre impliquerait de s’extraire d’un réseau de contrainte et d’adhésion à un ensemble de pratiques collectives qui implique notre agentivité au quotidien et la perception que nous sommes émené-e-s à entretenir de nous-même dans notre relation à d’autres personnes (fonction miroir symbolique de l’autre). C’est aussi la mémoire (traumatique) de la sanction face aux écarts à la règle, que celle-ci soit juste et équitable ou non, qui renforce les facteurs de cette contrainte.

Ceci est évidemment à considérer lorsque nous abordons les effets des conduites prescrites sur les individu-e-s, aussi bien que la manière dont ces derniers-ères parviennent à se construire et à prendre des décisions éclairées parmi elles. Notamment, dans le contexte de sociétés majoritairement régies par des modes d’organisation binaires (par exemple, dans leurs conceptions du genre, des sexualités, des questions raciales ou de classe sociale, de ce qu’est un corps valide ou non ou de notre relation à nos écosystèmes partagés, …), la difficulté à admettre la cohabitation de points de vue multiples et possibles sur une expérience considérée en commun se comprend par les modalités d’application exclusives du modèle binaire – dites du « soit…, soit… »(dans la littérature féministe et intersectionnelle anglosaxonne ; « either…, or…. »). Cela aboutit souvent à une incapacité à concilier l’expérience avec des impératifs de conformation à des normes d’usage reposant souvent sur une violence et des enjeux de pouvoir avec leur historicité. La possibilité d’appréhender différentes façons de composer et d’élaborer des modes de relation avec différents environnements matériels et sociaux de façon ouverte, permissive et inclusive pourrait au contraire être rendue possible par une éthique élémentaire du respect mutuel du droit de chaque être vivant à l’auto-détermination, celle-ci se présentant à elle seule comme condition suffisante à une régulation et à un partage équitable des ressources essentielles à la vie de toustes (opposition modèle prescriptif / modèle proscriptif chez le biologiste chilien Francisco Varela dans le champ d’étude de l’évolution des espèces2).

Ces points sont évidemment déterminants lorsque l’on considère les questions liées au refoulement en psychanalyse et dans une approche traumatique du développement et de l’expression des individu-e-s3 et de leur agentivité dans un contexte donné. Notre souhait, ici, est notamment de sortir du déterminisme sexuel dominant dans une bonne partie de l’appareil théorique psychanalytique lorsqu’il ne prend pas en compte les effets de contrainte des prescriptions binaires et les intrications que met au jour leur contextualisation. Les apports du bouddhisme, notamment celui des premiers textes, sont également cruciaux pour appréhender de façon radicalement ouverte le caractère conditionné et situé de nos modes d’appréhension de l’expérience.

1Voir, par exemple, « Five Ways We Construct Ourselves »,, sur la chaîne YouTube Doug’s Dharma, 18 octobre 2018, https://www.youtube.com/watch?v=taz55McTJ8E .

2Lire F. Varela, E. Thompson & E. Rosch, L’inscription corporelle de l’esprit, Seuil, 1993.

3Lire Darian Leader, La jouissance, vraiment ?, Stilus, 2020.

Annexe – Commentaire sur l’idée de neutralité

Nous avions déjà discuté cette notion dans l’article Annexe – Expertises minoritaires, enjeux majeurs.

Il ne faut pas confondre mesure et neutralité. La neutralité n’est pas possible ni même souhaitable. Elle suppose qu’on ne prenne pas parti, ni même que l’on en représente un nous-même(s). Or, tout le monde n’a pas les moyens de se poser en observateur-rice. Cela suppose une autonomie, ne serait-ce que matérielle, de même que cela suppose que notre expérience n’intervienne pas dans notre jugement ni notre interprétation – son orientation ni sa situation (nous reprenons encore une fois l’idée des savoirs situés, proposée par la théoricienne féministe américaine Donna Haraway, 1988). Dans le meilleur des cas, c’est s’aveugler sur le fait d’être soi-même perçu-e par les autres et sur sa propre tentative – vaine – d’échapper à ce regard par lequel on se situe, qui nous offre un contexte à toute interprétation possible.

C’est une tout autre chose que la mesure et le soin portés à l’accompagnement du dialogue, d’un espace mutuel d’équité et d’une éthique de l’auto-détermination. Dans une situation de conflit, ne pas savoir quel parti prendre, soit parce que l’on manque d’éléments et de recul, soit parce que nulle option actuellement proposée ne nous semble favorable, ne veut pas dire rester « neutre » ; c’est-à-dire, désintéressé-e, voire insensible à l’issue du conflit. Se déclarer « neutre », c’est protéger non pas son intégrité morale, mais ses intérêts, c’est-à-dire ceux relatif à sa position par rapport à l’autre. On peut se le formuler clairement, ou se convaincre d’une plus haute raison morale, comme des objectifs professionnels ou politiques, eux-mêmes construits historiquement et socialement, c’est-à-dire qu’on en soutient la structure qui nous porte. Quoi qu’il en soit, la « neutralité » constitue souvent un abandon. On sort de la partie, dans une mesure variable, où l’on ne s’engage pas. Or, sortir de la partie sans dommage n’est possible que si l’on bénéficie d’une relative autonomie, ne serait-ce que matérielle. Encore une fois, c’est une question de structure, laquelle dépend des facteurs contextuels dans nos sociétés. Pour beaucoup, en situation de dépendance et de précarité matérielle, physique et/ou psychique et émotionnelle, cette sortie est compromise, difficile, voire impensable. Souvent, cet impensable est littéral : on ne peut se projeter au-delà d’une situation qui nous enferme. Dans ce contexte, le point de vue « neutre » sert souvent de refuge, mais encore une fois, il n’est pas accessible à tout le monde, au risque de nier une part non-négligeable de sa propre expérience ou de celle des autres. Le « neutre » est fondé sur une assomption scientifique dont les origines trahissent des enjeux de pouvoir et polluent son imaginaire.

L’idée de neutralité est en effet foncièrement une notion de classe, co-dépendante de structures de discrimination actives basée sur l’identification du genre (traitement inégal des femmes, personnes trans*, non-binaires, intersexes), de la race, de l’orientation sexuelle ou de la validité en regard des normes physiques et psychiques. Pour ce qui est de la psychanalyse, il est à rappeler qu’historiquement, elle s’est d’abord adressée à une classe bourgeoise en pleine mutation industrielle, laquelle avait les moyens à la fois financiers et sociaux pour l’y orienter. La neutralité d’un Sigmund Freud est donc une neutralité toute particulière, située historiquement et culturellement, dans le sens où un sujet émerge à partir du moment où son statut social lui permet de se différencier de la masse des « autres », discriminé-e-s et assimilé-e-s socialement à un ensemble homogène. Ça, c’est la neutralité, son contexte et son impact.

Se déclarer « neutre », se placer au-dessus du jeu politique et social, à quelque niveau que ce soit, c’est supposer qu’on le domine et avec lui, la foule de celleux qui vont ou font avec, tant bien que mal. Le terme de neutralité, qu’on l’admette ou non, a ce présupposé-là. On peut prendre une mesure de distance avec un conflit, dans l’optique d’une prise de décision. La neutralité en est une qui ne se déclare pas comme telle ni ne se sent obligée vis-à-vis d’un devenir commun. Pas plus elle n’existe dans un cabinet de psychanalyse que celui-ci n’est hors du monde. Toute personne embarque avec soi les enjeux de pouvoir qui l’y ont menée et l’ont construite. Il faut pouvoir ouvrir un espace intermédiaire où l’expérience de chacun-e fasse sens. L’analyste n’a pas à s’y engager soi-même, ce n’est pas de sa vie dont il s’agit, mais il faut qu’iel soit en mesure de tenir cet espace avec l’autre qui s’y adresse, et qu’iel reconnaisse l’impact de son monde sur celui-ci. Il n’est pas besoin d’être « neutre » soi-même pour éviter les effets invasifs de ce qu’on appelle le transfert. Échapper à devenir soi-même l’objet du discours de l’autre, par exemple en tant qu’analyste, ne veut toujours pas dire être « neutre ». Le discours consomme l’objet, il l’assimile à sa propre création d’images, de mémoires. Si l’on tombe soi-même dans ce champ symbolique qui le nourrit, certes, on perd la commune présence de deux corps qui tentent d’établir une distance équitable entre eux. Donc cette distance est nécessaire pour qu’il y ait un espace ouvert à la projection qui ne consume ni l’un-e ni l’autre. Néanmoins, l’interprétation mutuelle, elle, suit son cours, et personne n’est dupe de cette condition. Le discours doit pouvoir se situer, toujours, dans l’espace intermédiaire entre les deux parties en présence formant la structure du dialogue. C’est de cela qu’il s’agit, aussi, lorsqu’on s’adresse à un sujet – un sujet dans le monde, à savoir un monde de sens qui le fonde. Si un espace de neutralité peut s’y ouvrir, il devra bel et bien être la création volontaire et consentante de deux personnes, voire plus, en reconnaissant que le sujet qui s’adresse à un espace d’analyse s’accorde à ce qu’iel sait néanmoins des rapports de pouvoir qui animent chaque point de vue et ce qu’iel suppose du point de vue de l’analyste. Dans tous les cas, notre présence aura toujours un impact et un effet sur l’autre ou groupe d’autres, et il serait vain de penser que cet impact puisse échapper à la lecture de soi, quelle que soit sa propre volonté d’y échapper soi-même.

Identité et identification

Texte en pdf :

« For those of us

who were imprinted with fear

like a faint line in the centre of our foreheads

learning to be afraid with our mother’s milk

for by this weapon

this illusion of some safety to be found

the heavy-footed hoped to silence us

For all of us

this instant and this triumph

We were never meant to survive. »

Audre Lorde, « A Litany for Survival », 1997

« Dafna avait l’air d’ignorer qu’en Occident nous baignons tous dans la conviction que chaque humain quitte l’enfance tôt ou tard, et refoule alors sa première identité. Ce passage obligatoire […] implique une différence radicale entre les âges et postule le caractère pathologique des simplets qui ne parviennent pas à adopter une conduite estampillée adulte. Que des enfants revendiquent leur spécificité, leur droit à la différence, n’est légitime à nos yeux que s’ils consentent à mûrir un jour ou l’autre ! »

Alexandre Jardin, Les Coloriés, ed. Gallimard, 2004, pp. 85-86.

Notre identité est intimement liée à la manière dont nous apprenons à réagir aux autres ainsi qu’à la façon dont les autres elleux-mêmes réagissent à notre présence, notre apparence, notre comportement, la façon dont iels nous informent de notre impact sur ce qui nous entoure et dès lors, nous identifient comme quelque chose qui les aura poussé-e-s à se prononcer sur la personne que nous étions censée être aux yeux du monde. C’est une boucle. Il n’y a pas de limite franche entre un ensemble constant constituant notre identité et la nécessité de s’assurer d’être identifié-e de façon constante et familière. Notre identité est liée à qui nous sommes pour les autres et à qui nous apprenons à être pour nous-même comme un objet d’observation et de constatation. Nous devons à chaque instant, à travers le flux de nos pensées, rétablir le caractère intersubjectif et performatif de ce qui nous permet d’être identifié-e et de ce qui en assure la stabilité, notamment face à la possibilité d’un refus, d’une agression, de l’étrangeté.

Dans son poème Good Mirrors Are Not Cheap (« Les bons miroirs ne sont pas donnés »), Audre Lorde ose affirmer que « le miroir ment » et nous renseigne sur le sentiment d’altérité. L’image que nous voyons dans le miroir est censée nous être intime. Dès lors, comment faire lorsque d’autres que nous semblent s’arroger la préséance sur notre corps à notre place ?

Si la citation du roman d’Alexandre Jardin en en-tête concerne la rupture fondamentale qui est opérée dans nos sociétés occidentales par rapport à l’enfance (que l’on pourrait rapprocher de celle concernant la vieillesse), elle pointe aussi la question délicate de la conduite sociale. Nous citons souvent l’idée du neurobiologiste chilien Francisco Varela1 à propos de la vision néo-darwiniste de l’évolution des espèces, selon laquelle ce modèle dominant fonctionnerait sur le mode prescriptif et qu’il serait avisé de changer de paradigme. Au lieu de se contenter d’établir des limites vis-à-vis des quelques choses interdites, car menaçant l’intégrité physique et/ou psychique des individu-e-s et leurs capacités de reproduction (dans l’optique du maintien dans le temps de l’espèce) – ce qui laisserait libre cours à chaque individualité ou groupe pour développer son propre équilibre sans nuire à celui des autres (c’est là le modèle proscriptif promu par Francisco Varela) – , le modèle prescriptif impose une norme d’adaptation, à laquelle on attend que les individu-e-s s’adaptent de façon optimale.

Cette vision trouve sa réplique dans le darwinisme social, selon lequel seul-e-s les plus adapté-e-s au système en place survivent, étant entendu qu’il serait alors « naturel » que les plus faibles disparaissent, niant toute possibilité de coopération et de soutien ; en somme, de répartition des ressources à travers une diversité d’espaces intermédiaires où chacun-e pourrait développer ses propres modalités d’existence. Là où chacun-e devrait pouvoir s’interroger sur son identité dans une totale liberté (dans la mesure où cette liberté est mutuelle et respecte celle des autres) et élaborer les moyens de son auto-détermination, les rapports de domination et la confiscation des espaces de pouvoir sous la doctrine « impérialiste, suprémaciste blanche, capitaliste et patriarcale », selon l’expression de bell hooks, de surcroît néo-libérale, rigidifient les mécanismes d’identification, plongeant les personnes en prise avec ceux-ci dans la menace de l’aliénation. Nous ne sommes pas égaux-les devant le capital et il n’y a pas que le genre qui se performe (Judith Butler, 1990), il y a aussi le discours de classe qui produit ses propres justifications – y compris pour nier ses fondements sexistes, racistes et validistes et les subjectivités qu’ils écartent.

Dans un article récent sur Mediapart2, le philosophe Paul B. Preciado interroge lui aussi la question des limites de l’identification, surtout lorsque celle-ci se trouve à l’intersection de plusieurs injonctions s’excluant mutuellement. S’appuyant sur le roman de l’écrivaine Fatima Daas, lesbienne et musulmane, il y explique la contradiction intense qui anime celle-ci dans son sentiment de ne pouvoir être l’une et l’autre en même temps. Être lesbienne la forcerait à s’identifier au modèle de la femme blanche tendant à atteindre à un statut social équivalent à celui de la femme hétérosexuelle – c’est-à-dire que sa singularité s’effacerait au sein, notamment, du modèle universaliste, laïc et républicain d’un certain féminisme français. « Il n’est pas possible de s’affirmer en tant que musulmane lesbienne sans nier l’un des deux termes : une bonne lesbienne est une lesbienne qui renie l’islam. Une lesbienne doit être une bonne femme de la nation. La bonne lesbienne se bat avant tout pour la liberté républicaine de « toutes les femmes », et se dresse donc, avec une force égale, contre « l’esclavage«  des femmes dans la prostitution et contre la « soumission » des femmes musulmanes – elle n’a même pas besoin de leur parler car elle considère qu’elles manquent de souveraineté puisqu’elles sont sous l’influence de la prostitution ou de l’islam », développe Paul B. Preciado – critique de l’assimilation d’une partie de la communauté gay et lesbienne au modèle capitaliste dominant qu’on retrouve aussi développée par le sociologue Sam Bourcier.3

De même, pas question, en tant que musulmane, de s’affirmer lesbienne. Poursuivant l’analyse intersectionnelle de la juriste américaine Kimberlé Crenshaw, Preciado propose l’idée d’une disjonction politique pour exprimer « la condition normative qui rend inhabitables et non énonciables certaines zones d’intersection des différents vecteurs d’oppression. » Celle-ci comprend les dynamiques exclusives liées au genre et à la sexualité, aux critères raciaux et à la classe sociale autant qu’à celles liées à la validité physique et/ou psychique avec leurs propres critères d’exclusion de la participation politique et sociale. Le philosophe cite aussi autant Audre Lorde, l’écrivain Édouard Louis que l’artiste chilienne trans peignant de la bouche et du pied Lorenza Böttner ou l’activiste féministe chicana Chela Sandóval, où les thématiques de déclassement côtoient celles liées à la maladie, au corps comme objet de lutte et à la langue. Preciado identifie ainsi « trois figures disjonctives qui font exploser le féminisme républicain blanc hétéronormatif : la position trans ou non binaire, celle des travailleuses du sexe, et celle de femmes racisées (marquées comme migrantes, parfois comme musulmanes, d’autres fois simplement comme « esclaves«  ou « sauvages« ). » Selon l’activiste queer et autiste Delphine Montera, on pourrait même questionner leur intersection avec un facteur d’oppression tel que le validisme (penser l’organisation de la société seulement autour d’un seul standard qui serait celui des personnes valides physiquement et/ou psychiquement). En effet, celui-ci « ne concerne pas seulement les handicaps visibles/invisibles et les personnes ayant des maladies, […] il n’y a pas d’entité essentialiste du validisme » mais il « évolue en fonction des situations politiques et des autres oppressions »4, comme on a pu le voir avec la crise sanitaire, politique et sociale du Covid-19 et la baisse des budgets de santé. Identifier ces enjeux, c’est cerner les dynamiques de pouvoir et d’exclusion qui les composent.5

On pourrait également, comme le fait le comédien Océan dans son podcast La politique des putes (2019), interroger les multiples définitions du travail du sexe, comme force de travail incluant les diverses formes de sexualisation du corps (même sans acte sexuel au sens strict du terme) et comme contrat (dans la perspective féministe marxiste et sur le modèle du syndicat), lequel peut autant inclure les échanges sexuels contre de l’argent que le sexe asservi au capitalisme hétéropatriarcal dans des contextes sociaux « ordinaires » (jusqu’à la structure conjugale conventionnelle, où le sexe peut constituer la « monnaie d’échange » à la protection et à l’équilibre marital et familial). Ces derniers ont trait, justement, aux diverses injonctions faites aux femmes et aux corps divergents à suivre des conduites sociales prescrites par les structures de pouvoirs les érigeant comme seules admises. C’est pourquoi il n’est pas rare de trouver chez les travailleuses-rs du sexe des personnes très politisées (contrairement aux stéréotypes de la victime ou de la « garce »), de tendance marxiste ou anarchiste (naviguez par exemple sur les réseaux sociaux de Par et Pour, tenus par l’association Polyvalence, ou intéressez-vous au travail de Bertoulle Beaurebec, afro-féministe et travailleuse du sexe).

Dans une lignée similaire, on trouve chez l’essayiste italo-américaine Sylvia Federici des idées communes avec les préoccupations de Francisco Varela sur les structures proscriptives. En effet, selon elle, « une perspective féministe est importante, précisément parce qu’elle se concentre sur ce qui est fondamental s’agissant des objectifs ou des conditions de la lutte : le changement qui s’opère, partout dans le monde, au niveau de la reproduction de la vie quotidienne, c’est-à-dire la reproduction sociale comme la reproduction domestique. La reproduction de la vie inclut en effet le travail domestique, la sexualité, l’affectivité, mais aussi l’environnement, la nature, la campagne, l’agriculture, la culture, l’éducation… Le féminisme touche à une gamme très variée de thématiques qui sont liées à la reproduction de la vie et se trouvent au fondement de tout changement social, à la racine de toute lutte. Il ne saurait y avoir de lutte victorieuse sans un changement de ces aspects les plus existentiels de la vie. »6

Il s’agit donc bien ici de garantir la circulation entre les espaces d’élaboration des identités et d’y identifier les valeurs « les plus existentielles de la vie » ; en d’autre terme, déterminer les seuils et points-limites en-deçà desquels l’intégrité physique et/ou psychique des individu-e-s est menacée, puis à partir desquels garantir la possibilité pour chacun-e de trouver et d’élaborer son propre équilibre dans le respect de celui des autres. Selon Sylvia Federici, les mouvements féministes (notamment d’Amérique Latine) « ne [prennent] pas seulement en compte un secteur de la vie des travailleur-ses [dont le « travail domestique »], un secteur du prolétariat dans le capitalisme, mais bien la totalité des individu-e-s. » La démarche anticapitaliste des féminismes auraient permis « de pointer les inégalités, parce que le capitalisme repose sur une production de rareté (et non de prospérité), et sur la production d’inégalités. Le capitalisme produit des marchandises, mais aussi des divisions et des hiérarchies comme conditions primordiales de son existence. » Il s’agit aussi pour elle de faire se rencontrer des personnes et groupes de personnes qui ont des choses en commun mais restent séparées les unes des autres, ce qui rejoint la prise de conscience des dynamiques intersectionnelles, dans un monde capitaliste menacé par une « insurrection continue » et répondant par la violence.

L’essayiste développe l’idée du corps comme territoire, qui renvoie à sa dimension collective. « Qui gouverne qui ? », demande-t-elle. En particulier, qui gouverne le corps des femmes et les corps subalternes ? Comment dépasser une situation d’isolement et de subornation pour proposer un rapport au corps ouvert, désireux de se connecter à ce qui l’entoure, y compris en questionnant ce qui nous fait mal et permet de faire émerger les limites du corps (son idée d’enclosure du corps induite par l’isolement, ici dans une critique du néolibéralisme et d’un militantisme « triste », rejoint les réflexions du psychanalyste anglais Darian Leader sur les dérives du concept lacanien de jouissance dans son traitement contemporain7) ? On retrouve d’ailleurs une autre préoccupation proche de celles de Varela, qui est de penser les corps dans d’autres termes « que les capitalistes et que la science d’aujourd’hui, à savoir un corps machine, un agrégat de cellules dans lequel chaque cellule, chaque gène possède son propre programme, comme si ce corps n’était pas organique. » En somme, autres que des termes de fragmentation, c’est-à-dire de parcellisation, de contrôle.

Le problème du signifiant

Intéressons-nous maintenant à la question des transidentités. Celle-ci souligne de façon brutale la difficulté du système hétéropatriarcal à penser le corps en-dehors des questions de pouvoir. Le corps, en tant qu’objet d’un discours normatif, y apparaît comme la justification (« biologique ») a posteriori des conséquences structurelles et symboliques de la répartition inégalitaire du pouvoir politique en fonction des marqueurs de genre, de race (en tant que facteur social discriminant), de classe ou d’autres critères d’exclusion.

Cette question de ce qu’on exclut est d’ailleurs intéressante si on regarde la définition que le psychanalyste Jacques Lacan donne de l’identification dans le séminaire qu’il dédie à cette question durant l’année 1961-1962. Si l’on prendra une distance critique avec une partie des thèses lacaniennes, on peut néanmoins interroger cette idée qu’une identification, c’est une identification du sujet au signifiant, ce qui veut dire que nous nous identifions à une projection qui est déjà un objet en soi. Le signifiant, comme support linguistique de l’identité (ce par quoi un mot, par exemple, désigne une chose), est en soi la chose à laquelle nous nous relions lorsque nous établissons un discours. Le champ du discours travaille sur ses propres éléments, ses propres ressources, ses mémoires, son domaine imaginaire, son rythme et ses liens logiques.

D’une certaine façon, le signifiant ne peut pas être ce qu’il signifie. Il ne fait qu’indiquer un objet d’expérience à laquelle on se réfère à l’aide d’un lexique commun établi par convention. Vient alors cette formulation étrange de la part du psychanalyste :

« Si je pose qu’il n’y a pas de tautologie possible [c’est-à-dire de A = A, qu’on pourrait traduire par signifiant = signifiant, en-dehors de son rapport à l’objet signifié], ce n’est pas en tant que A premier et A second veulent dire des choses différentes que je dis qu’il n’y a pas de tautologie : c’est dans le statut même de A qu’il y a inscrit que A ne peut pas être A. Et c’est là-dessus que j’ai terminé mon discours de la dernière fois en vous désignant dans [Ferdinand de Saussure, linguiste suisse] le point où il est dit que A comme signifiant ne peut d’aucune façon se définir, sinon que comme n’étant pas ce que sont les autres signifiants. De ce fait : qu’il ne puisse se définir que de ceci justement de n’être pas tous les autres signifiants, de ceci dépend cette dimension qu’il est également vrai qu’il ne saurait être lui-même. »8

D’une certaine façon, on pourrait dire qu’on peut penser à un signifiant, par exemple le mot « chien », de façon complètement détachée de la réalité qu’il est censé signifier, de l’état de tension vers la chose qu’il est censé déterminer. Dès lors, qu’est-ce qui détermine, en lui-même, l’objet dont nous usons pour décrire notre réalité vécue et celle partagée et évoquée avec les autres ? Le discours, d’une certaine manière, nous éloigne parfois plus des réalités auxquelles il est censé nous permettre de toucher qu’autre chose. Dans notre étude des conséquences du paradoxe sensorimoteur9, nous avons déjà évoqué la question du paradoxe du mot « moi », qui dès lors qu’il est prononcé nous écarte de la réalité sensible qu’il vise, puisqu’il tend à impliquer le regard de quelqu’un-e d’autre que nous cherchons à convaincre de celle-ci. Nous parlons pour et à destination de quelqu’un-e d’autre, voire à soi-même comme un-e autre. Nous disons « moi » en empruntant la parole et le langage, qui sont des biais de convention. Nous cherchons à établir la convention autour de l’existence possible d’un moi digne de considération. De cette sorte, nous pouvons dire que dans l’identification, « le sujet « pur parlant » comme tel – c’est la naissance même de notre expérience – est amené, du fait de rester « pur parlant » à vous prendre toujours pour un autre. »10 C’est la distance irréconciliable entre le mot et la chose, puisque la parole, le discours ou tout autre langage n’est pas seulement un moyen mais une expérience à part entière qui mobilise notre engagement, notamment sensorimoteur et imaginaire. Nous nous mettons bien en relation avec quelque chose, mais quelque chose qui s’appuie sur des fondements relationnels et mémoriels, dont nous engageons notre expérience de corps – d’où que Sam Bourcier déclarait dans un entretien que Michel Foucault (nous y viendrons plus tard) avait « manqué le corps » dans ses élaborations constructivistes.11 Selon l’idée des modalités de perception de Francisco Varela, nous recréons autant de mondes que nous en percevons, et il en va de même de notre rapport au langage, au symbolique et à l’imaginaire.

A partir de là, nous ne nous aventurerons pas dans les méandres lacaniens, du fait de leur ancrage dans un système de pensée partial pour ce qui est des identités et du genre. Celui-ci ne parvient en effet pas à sortir des dimensions hétéropatriarcales des structures du discours dans lequel sa réflexion s’inscrit. Toutefois, à ce stade-là, sa définition tient un bout du problème.

L’avantage de fonder sa réflexion sur le paradigme du paradoxe sensorimoteur (le rôle de nos mains durant notre évolution en tant qu’espèce, c’est-à-dire la relation privilégiée que nous avons avec elles, l’ouverture d’une scène de mes mains comme situation de suspension du système sensorimoteur et de « retard des réponses » – condition d’Edelman, du nom du biologiste Gerald M. Edelman), c’est de ne pas anticiper l’intervention du langage et de ses structures d’interprétation. Le soi comme un autre apparaît dans une situation dont les propriétés sont pleinement inscrites dans le sensorimoteur, à la fois comme suspension et comme relation imaginaire à moi-même comme un objet qui forme une altérité et que par ailleurs, je peux contrôler à distance. Aussi, s’ils sont ancrés dans le corps, les fondements de ce paradigme n’ont a priori pas de genre, pas de couleur, pas de classe sociale ni de privilège psychologique et/ou physique. Il s’agit d’une situation antérieure qui forme les conditions de possibilité de l’élaboration de multiples systèmes d’interprétation, c’est-à-dire d’établissement d’analogies, leurs combinaisons et leurs fixations au sein de systèmes de règles et symboliques. Néanmoins, il reste toujours dominé par une expérience de corps, qui est la condition sine qua non de toutes les autres expériences.

Ces divers systèmes possibles sont donc à chaque fois situés, pour reprendre le terme de la philosophe américaine Donna Haraway, et ancrés dans une dimension émotionnelle et affective – nous faisons ici référence aux travaux d’Ellen Dissanayake dans le champ neuroesthétique et évolutionnaire.

Identifier le genre

Le corps tombe alors à son tour et a posteriori (nous disposons avec la théorie du paradoxe sensorimoteur d’une généalogie théoriquement possible de l’évolution de notre système cognitif, liée aux processus de mémoire et à la sensorimotricité) sous le coup d’un système d’interprétation. Celui-ci s’appuie sur un ensemble de critères plus ou moins fixes donnés à l’identification et ses indices (corporels mais aussi vestimentaires, comportementaux, …). Ces indices font bien office de signifiant et nous allons nous assurer de leur conformité d’avec les références normées que nous partageons avec les autres. Ces ensembles de référence forment eux-mêmes des entités synthétiques distinctes – notamment, les catégories exclusives « homme » ou « femme », « masculin » ou « féminin », mais aussi encore une fois, des catégories raciales et sociales, de validité et autres qui viennent s’y croiser. Bon nombre de ces catégories sont l’héritage d’une évolution de nos sociétés occidentales depuis le XVIIIe siècle puis l’ère industrielle, laquelle recomposa les dynamiques de répartition du travail (y compris « domestique ») et sociale.

On peut dès lors supposer, en effet, que la définition de Jacques Lacan prend sens lorsque nous nous demandons ce que vise une affirmation telle que « c’est un homme » ou « c’est une femme », puisque vérifier la conformité de la personne avec le genre qu’on lui suppose induit une incertitude dans le fait même de l’affirmer. A priori, avant d’être déterminé par un acte de langage, un corps s’appréhende par l’expérience. Cela implique aussi que les comportements qui font l’usage dans un contexte social et culturel donné puissent être pris pour norme, naturalisés comme étant « l’ordre des choses ». Nous nous formons, en tant qu’identité, à partir d’une expérience d’un ensemble de conduites dont la cohérence tient aux structures sous-jacentes de pouvoir qui organisent la société, et que l’enfant apprend notamment à comprendre ou à imiter. L’idée que nous avons développée ailleurs d’une méta-herméneutique signifie que tous les indices par lesquels un corps se manifeste vont entrer sous le coup d’un régime d’interprétation et d’un monde de sens orienté culturellement et socialement, et c’est cet ancrage qui régule la surveillance infligée à soi-même quant à sa propre conformité aux normes. Cela explique en partie la difficulté de bon nombre de personnes à prendre du recul avec ces habitudes d’identification, à moins d’être projetées hors du statut social qui permettait leur cohérence, les forçant à adopter un point de vue subalterne. Nous nous impliquons dans la détermination que nous faisons des corps qui nous entourent en les identifiant à partir des indices visibles par lesquels ils se présentent à nous. Il s’agit de vérifier si l’assomption que nous en tirons est bien conforme à notre expérience de la réalité, autant qu’on espère rétablir un rapport à cette réalité qui nous autorise une certaine mesure de contrôle, mais aussi une certaine liberté d’action sous condition. Identifier les corps, c’est identifier ceux avec lesquels on peut interagir librement ou non – de la même manière qu’on apprend dès l’enfance quels sont les objets que l’on a le droit de toucher et de prendre ou non. Notamment, on tente de réaffirmer son rapport au genre en tant que système d’appartenance et d’identification, de garantir aux autres que l’on s’associe et fait bien partie de ce système d’interprétation et d’entente sociale, dont on espère tirer une liberté d’agir, contre la privation (système punitif) dont s’ensuivrait leur transgression. Nous émettons le désir de participer d’un même monde de sens qui saurait nous inclure, quitte à nous y conformer plus que de raison, attendant d’y retrouver une garantie affective autant qu’existentielle. A travers cette tentative, il y a la manifestation d’un apprentissage traumatique de la soumission et de ses dommages sur nos corps (au sens où le trauma est la réponse à une situation de contact sensoriel et émotionnel dont nous sommes l’objet).

Ainsi, le processus d’identification selon de tels critères justifie son efficacité relative – « les choses sont bien telles qu’on les dit parce que je dois avoir raison pour maintenir ma position d’équilibre » – par son adhérence d’avec les processus politiques qui actent la répartition des espaces de pouvoir. Le constat féministe que « L’intime est politique » vient bien du fait que l’assomption faite sur les corps pour ce qui est de leur genre supposé participe d’une exclusion du pouvoir dans sa dimension autant individuelle que collective. L’identification est efficace si elle répond aux attentes de l’entité morale qui la réclame (ici majoritairement fondée sur le modèle patriarcal, blanc, hétérosexuel et cisgenre, issu des milieux aisés), c’est-à-dire que nous identifions toujours face à l’absence de protection. Identifier embarque avec nous un monde de sens qui fait office de communauté, qu’elle soit choisie ou non – et c’est bien la question du choix conscient et consenti qui est posée ici.

Selon les termes du philosophe post-structuraliste Michel Foucault, on pourrait ainsi questionner les rapports de tension entre les normes de la sexualité (et par extension du genre) définies par la société bourgeoise, notamment « par ses institutions (mariage, famille) [de façon à ce qu’elles] tendent à passer pour sa vérité de nature »12, et les différentes hétérotopies sociales (comme lieux divergents) qui s’y opposent mais pourraient tendre ou non à s’y intégrer. De fait, ces hétérotopies, qu’elles incluent ou non la question du consentement, du couvent jusqu’aux lieux où les sexualités alternatives trouvent refuge, ont souvent été frappées du sceau de l’utopie ou de la perversion. Parce qu’elles ne sont pas reliées au monde de sens qui trouve sa continuité dans la publicité de la norme, ces hétérotopies se décrivent comme des objets de fantasme. S’il a été si facile pour certain-e-s d’assimiler pendant longtemps l’homosexualité ou les transidentités à des pratiques pédophiles13, de la même manière qu’on associe aujourd’hui l’Islam au terrorisme, c’est parce que sur le plan symbolique, ces espaces imaginaires exclus des représentations et des lectures plurielles se valent et peuvent être pris l’un pour l’autre. On n’identifie rien pour le seul désir d’identifier, puisque l’acte d’identifier résulte déjà d’un processus d’apprentissage, lié notamment à l’apprentissage précoce et relationnel de la langue et des règles d’interprétation de l’action qu’elle véhicule (c’est l’aspect méta-herméneutique du langage). Un objet isolé est un objet dont on peut a priori se saisir sans en demander l’autorisation et lui faire faire ou dire n’importe quoi sans lui accorder la qualité de sujet. L’absence de sanction dans l’abus éventuel que nous en faisons nous place dans une situation d’anticipation, qui signifie une certaine jouissance de transgression. C’est en veillant à la sanction que le libre arbitre se perd dans un abîme sans mesure, qui fit dire à Hannah Arendt toute la « banalité du mal » des gens ordinaires placés dans des circonstances sans commune mesure. Il s’agit d’abord de répondre à une demande de l’autre de faire – structurellement, d’une autorité parentale – et notre dépendance face à cette demande peut venir court-circuiter le distance de jugement indispensable au retrait du sujet face à ses objets. L’empathie nécessaire à la reconnaissance de la qualité de sujet sensible à l’autre ne peut venir que si l’on abandonne la tentative de le déterminer en tant qu’objet de substitution à notre insécurité face à l’avenir.

De fait, si on m’enjoint à identifier un arbre, l’injonction à répondre à cette demande précédera la validité de mon effort, qui aurait pu être initié de façon autonome. Mais mon acte ici est lié à la demande de l’autre. De même, on l’a vu, la stabilité du système d’identification des corps a d’abord pour objet la stabilité du système moral qui sert de justification à une distribution arbitraire des espaces de pouvoir selon le genre, la race, la classe et les autres critères. Identifier l’autre, c’est identifier sa place et la mienne au sein d’un système de répartition des espaces de pouvoir, qui est un pouvoir-faire. Identifier les autres, c’est se donner la licence de ne pas s’exposer soi-même à un déclassement, en tentant de renforcer sa cohésion d’avec un système de pouvoir qui a fait ses preuves. (C’est pourquoi l’on dit souvent que les personnes qui s’identifient comme des hommes cisgenres, notamment blancs, hétérosexuels, de classe sociale suffisamment aisée et valides, « n’ont pas de corps », dans le sens où ils pensent rarement leur corps comme étant un sujet de domination, du fait de leur adhésion d’avec la norme même du pouvoir symbolique dans nos sociétés. On peut en effet dire qu’ils sont le pouvoir tant ils tentent majoritairement d’en épouser la structure. Dans une dimension hégélienne, on pourrait même ajouter que l’effort de se maintenir à une position d’avantage sociale sous condition de domination d’autres groupes sociaux implique nécessairement la négation de leur existence comme sujets auxquels on pourrait s’identifier, mais aussi à sa propre condition de sujet soumis à la perméabilité. Le contraire constituerait une transgression qui pourrait bien renverser le système hiérarchique sur lequel la répartition des espaces de pouvoir s’appuie – c’est le propre des masculinités toxiques de verrouiller la porosité de ces espaces et c’est là aussi la pertinence, par exemple, des études décoloniales de souligner le rôle de l’esclavage et de la colonisation dans l’essor des sociétés capitalistes. L’altérité, comme le souligne l’écrivaine Toni Morrison, signifie aussi le refus d’admettre l’humanité de celleux qu’on domine.14)

De fait, l’identification d’un objet ou d’un être pris comme un objet intervient toujours dans la perspective d’en faire quelque chose. Se déterminer soi-même comme un objet de discours indique du même coup un effort de réappropriation de sa capacité à agir. Il s’agit de savoir si l’on a le droit ou pas de le faire, si la situation de rencontre ne va pas contredire notre capacité à rétablir notre position utopique de sujet qui identifie afin de conserver sa capacité à se saisir des choses en toute liberté (c’est-à-dire à se dédouaner vis-à-vis de l’autorité compétente ou dans le meilleur des cas, à établir les conditions d’un consentement éclairé). Être un corps minoritaire, c’est s’exposer à une répression et à la négation de sa propre légitimité à agir à l’intérieur d’un même monde de sens. C’est peut-être être une hétérotopie, pour reprendre les termes de Michel Foucault, puis un « non-lieu » pour soi-même dès lors qu’on ne peut plus se relier à aucun espace social et symbolique où prendre sens (défaut de sens qui s’exprime, par exemple, dans le concept d’intersectionnalité pour ce qui est de la prise en compte des points aveugles de nos représentations). Plus loin, du point de vue psychanalytique, le désir comporte un élément d’utopie, puisque dans le moment du geste de demande que l’individu-e fait, avant de se poser la question de la censure éventuelle, la spontanéité de cette demande propre peut le, la ou lae déplacer hors du lieu du pouvoir tel qu’il se formule sur le plan symbolique et social. Comme analysé avec Darian Leader autour du terme de la jouissance, c’est la mémoire de la sanction qui place le sujet dans une démarche de transgression qu’iel peut alors soit interrompre, soit poursuivre malgré l’état de tension, de douleur, et même la négation de tout sujet – transgression qui formule l’état de la jouissance.

Si dans ce contexte et comme l’affirme le psychanalyste Fabrice Bourlez, « La démarche analytique interrompt la prise en compte des développements linéaires, des téologies [sic] bien-pensantes pour s’intéresser à la répétition », faisant prévaloir les liens qui « vont des corps au langage par le biais du sexuel »15, il est difficile de réifier le réel de la sexualité. Notre appui sensorimoteur nous permet d’évaluer une nuance : il n’y aurait pas de sexuel, une entité fixe et objectifiée, mais plutôt il y a une sexualisation, en tant que potentialité, du fait même du principe d’énaction (selon Francisco Varela, l’interactivité constante de notre action avec nos modalités de perception) et selon des modalités d’interaction intriquées à la manière dont la réalité que nous percevons s’offre (parce qu’elle semble toujours s’offrir à l’interaction) à nous. De même, s’il y a un réel (terme lacanien par excellence), c’est un réel perçu et investi de tentatives qui dès lors qu’elles passent à un autre objet (la chaîne du signifiant, chaque signifiant équivalent à un autre pour ce qui est de leur mode de rapport – terme qui indique une séparation – arbitraire à la chose), « ratent » en effet quelque chose en rompant la relation initiale. Fabrice Bourlez tente bien cela-dit d’étayer que « le désir n’est pas manque [mais] serait fait de flux, de branchement, de connexions. »16 Le modèle proposé par Gilles Deleuze et Félix Gattari dans L’Anti-Œdipe (1972) d’une invasion du réel et de l’imaginaire par une sexualité « machinique », moléculaire et non-déterminée socialement (ici aussi un « non-lieu »), s’il opère déjà un changement de paradigme, ne rend pas totalement compte du fait que la sexualisation intervient comme fondue dans les modalités générales d’interaction que nous empruntons avec nos environnements d’expérience. Si les limites de L’Anti-Œdipe sont soulignées par le psychanalyste, le corps ne peut se concevoir comme une seule machine à faire jaillir de la jouissance sans le faire tomber sous le coup d’un filtre moral, qu’on se place à son envers (le « réel ») ou pas. Le sensoriel n’est pas un tel événement qu’il dût tomber directement sous le champ du sensuel et de la sexualité. Mais au contraire, la sexualité se « modalise » en fonction des espaces ouverts par nos environnements d’interaction et d’interprétation, sous une contrainte, qu’elle soit ferme ou légère. Le corps n’est sexuel qu’à partir du moment où on le sexualise, c’est-à-dire à partir du moment où on l’associe à une expérience de la sexualité et à la mémoire qui s’y réfère – au sens où cette mémoire est transitive et non figée, de même que l’inconscient n’existe pas comme lieu, comme objet, mais comme potentialité activement refoulée.

Si la remise en cause du modèle œdipien est primordiale pour ouvrir à d’autres voies de formalisation de l’inconscient et à la déconstruction des schémas rigides concernant le genre, le corps ni le discours ne peuvent être l’effet l’un ou de l’autre. On ne rétablit pas « le réel » et son angoisse par rapport aux catégories du discours. Dès lors qu’on s’adresse au « réel », on le quitte, néanmoins il faut bien rétablir une pratique du discours sur soi qui ne s’enferme pas indéfiniment dans un discours sans borne. Il faut bien comprendre que le discours, comme la sexualisation de nos investissement sensibles sont des modalités d’expérience indissociables de celle-ci. Si l’on peut opposer un devenir linéaire à la compulsion de répétition et inspecter leur état de tension par le prisme de la philosophie, avec Friedrich Nietzsche puis Gilles Deleuze, ou de la psychanalyse avec Sigmund Freud puis Jacques Lacan, notamment, cette mise en tension s’effondre à partir du moment où on ne renvoie plus leur élément commun au sexuel mais à la constante modalisation des moyens par lesquels nous interagissons avec nos environnements perçus. Notamment, pour ce qui est de notre expérience et de notre apprentissage dans les sociétés humaines, nos environnements perçus sont tous plus ou moins déterminés par le champ social, politique, moral et symbolique, ne serait-ce que parce que nos modèles d’interaction (tout d’abord les parents qui s’occupent de nous) en voient leur conduite fortement conditionnée, ne serait-ce que par l’emploi des modalités du langage. « Comment prendre part aux processus moléculaires si l’on n’a pas concrètement subi la domination de [l’Homme blanc hétérosexuel] au quotidien ? »17, demande Fabrice Bourlez, en évoquant les critiques féministes et queer du texte de Deleuze et Gattari. La réponse est évidemment du côté des savoirs situés. En attendant, nous nous retrouvons toujours face à des situations où une députée écologiste ouvertement lesbienne, Alice Coffin – qui a participé activement avec sa collègue Raphaëlle Rémy-Leleu de la démission d’un adjoint à la Culture de Paris à l’été 2020 pour son soutien à l’écrivain Gabriel Matzneff, aux activités ouvertement pédocriminelles – peut être mise sous protection policière suite à des menaces de mort et à du cyberharcèlement lesbophobe, et démise de ses fonctions d’enseignement18, tandis notre système politique, économique et judiciaire protège encore largement les auteurs présumés ou avérés de violences sexuelles. Nos modalités d’interaction et d’investissement de nos environnements, tous dynamiques malgré leurs constantes, ne sont pas neutres de leurs champs sociaux, politiques et symboliques, intriquées à l’expérience directe que nous avons des corps qui nous entourent.

Il s’agit donc de légitimer son droit d’agir, en répondant d’avance et de façon compulsive19 à la possible demande qui nous sera faite de nommer ce qu’on voit pour s’assurer de sa conformité et de la nôtre, de sorte à ce que cela plaise à l’autorité qui a la compétence symbolique sur notre domaine d’existence et d’y justifier notre positionnement. D’où vient que Foucault questionne à quel point les « déviances » par rapport à la norme dominante peuvent y être intégrées après transformation sociale ou pas. On pourrait questionner, par exemple, l’angoisse du soupçon d’homosexualité dans l’éducation aux masculinités toxiques comme formant un conflit autour du désir et de sa conformité au modèle dominant. Jacques Lacan dira que « l’angoisse c’est la sensation du désir de l’Autre »20, affect « sans objet » puisque l’on serait soi-même l’objet du désir de l’Autre sans savoir ce que cet objet est au juste ni du coup le posséder. La peur d’être possiblement interprété comme « un homme homosexuel » pour un homme cisgenre indique bien l’ambiguïté du rapport de soumission à l’autre, en tant qu’instance imaginaire et symbolique susceptible de nous sanctionner. (Sauf que Lacan s’empêtre alors encore dans l’idée du phallus comme médium sur le plan symbolique, d’où sa partialité en ce qui concerne le genre.21)

L’altérité est donc bien formulée à partir de sujets de peur, qui est une peur générée moins par l’objet que par le soupçon du danger qui lui serait lié. (Sigmund Freud, fondateur de la psychanalyse à la fin du XIXe siècle, définissait de son côté l’angoisse comme anticipation.22) L’altérité prend la forme de la punition. La transmisogynie, par exemple, est autant liée à la licence à soumettre les femmes qu’à l’angoisse d’une sanction liée au soupçon d’homosexualité. Mais c’est bien la sanction morale et sociale qui confère au pénis, notamment, sa facture de totem symbolique, rendant nécessaire de l’ériger comme symbole d’une virilité hétérosexuelle, et non sa qualité intrinsèque. Le concept du phallus dans la théorie lacanienne héritée des années 50-60 échoue ainsi à rendre la mesure et la valeur d’un sexe féminin qui pourrait autant être une vulve que le pénis d’une personne trans ou non-binaire – lesquels peuvent exister sans aucune perte symbolique, au contraire de ce que suggère une certaine théorie psychanalytique en ce qui concerne le genre et les sexualités. C’est en érigeant un point de vue unique comme norme que ce système hétéropatriarcal, dans l’effort de se maintenir, peut nier d’autres types de subjectivité autonomes. Aussi, le souhait de conformité permet, selon Lexie (du compte Instagram AggressivelyTrans), aux personnes hétérosexuelles et cisgenres de ne pas faire de coming-out, de ne pas avoir à se déclarer comme une spécificité, une singularité, une possible altérité pour d’autres personnes. « De fait, explique-t-elle, les hommes cishétérosexuels sont rarement ceux qui se définissent comme hommes cishétérosexuels. »23 Comme le rappelle aussi justement Océan dans le deuxième épisode de La politique des putes, c’est le stigmate qui crée la figure de la pute. Il cite en cela la chercheuse américaine Gail Pheterson lorsqu’elle affirme que « Les droits de l’ensemble des femmes sont indissolublement liés aux droits des prostituées parce que le stigmate de putain peut s’appliquer à n’importe quelle femme pour disqualifier sa revendication à la légitimité et peut jeter la suspicion sur n’importe quelle femme accusée d’avoir pris une initiative dans le domaine économique et/ou sexuel. »24 L’identification, évidemment, comme outil de contrôle est intimement liée à un outil de police.

Comme il s’agit principalement de répondre à la demande qui nous est faite d’adopter telle ou telle conduite, laquelle favorisera l’autorisation pour nous de faire, la permission d’agir, la demande de l’autre participe donc d’une cartographie du monde que l’on est susceptible d’investir en tant qu’agent-e. La forme de la demande ou de l’invitation nous dirige vers des modalités d’interaction privilégiées parmi d’autres possibles. Le monde de représentation au sein duquel nous nous formulons notre action et sa valeur est donc intimement formé par l’expérience de la demande des autres. Le système d’identification justifie ainsi la demande qui nous est faite d’agir d’une certaine manière et pas d’une autre, s’agissant d’un système prescriptif qui prend valeur de loi générale, en jouant sur sa domination symbolique et affective qui crée ses propres conditions de réalisation. De fait, une identité = un objet aux contours et au comportement bien délimités qui formule nos modalités d’interaction avec lui, de façon à ce que nous soyons confortable avec son usage. Quand on nous apprend ce qu’est un arbre, on nous indique aussi comment l’on est censé-e se conduire en présence d’un tel objet et l’usage que cet objet a pour nous en fonction de sa nature supposée. La dénomination, le signifiant essentialise en partie ses objectifications sur le plan imaginaire et symbolique. Il incorpore notre expérience et notre mémoire intime de contact et d’interaction avec les objets qui nous entourent ainsi que leur charge affective. La relation tactile et précoce à l’objet participe de notre capacité à nous projeter vers des espaces intermédiaires25 où s’identifier signifie aussi élaborer progressivement son identité, dans l’intimité de chacune de nos interactions avec nos environnements sociaux, symboliques et naturels.

Identifier n’est donc pas neutre. Comme acte de discours, il s’inscrit dans une expérience complexe et dans un contexte relationnel et intersubjectif. Bien identifier, c’est d’abord être encouragé-e à le faire. Lorsqu’on encourage un-e jeune enfant à mettre les carrés, les cercles et les triangles dans les bons trous, on lui indique une conduite dans laquelle la réponse à la demande de l’autre est aussi importante que la réussite en elle-même, comme le montrait déjà le psychiatre René A. Spitz.26 Le travail d’Ellen Dissanayake insiste aussi régulièrement sur l’importance des premières interactions entre l’enfant et sa mère, autres parents ou substituts dans l’apprentissage, la formalisation et l’esthétisation, la colorisation expressive donnée aux réponses et l’invitation interactive au jeu.27 Cela place évidemment le discours au-delà de la seule question du langage comme sémantique mais comme modalités d’interaction et d’interprétation, sur le plan sensorimoteur, émotionnel mais aussi du travail de réorganisation et de réaffectation du trauma.

Aussi, logiquement, reconnaître le genre, la couleur de peau, la classe sociale ou la conformité physique et/ou psychologique de quelqu’un-e à travers le prisme du discours, c’est d’abord le faire à l’intention de quelqu’un-e d’autre qui nous enjoint à établir cette identification comme validité à l’usage d’un discours conforme, c’est-à-dire par la récompense d’une relation fluide à l’autre, qui n’interrompt pas ma licence à l’action. En tant qu’acte de discours, de la même manière que solliciter la reconnaissance d’un « moi », il s’agit de solliciter un monde de sens commun qui joue le rôle de soutien affectif, dans la mesure où dès l’enfance, nos parents et tout notre environnement nous ont enjoint-e-s à les y retrouver. Nous identifions pour justifier notre participation à un système de répartition des espaces de pouvoir au sein duquel nous aspirons à trouver notre place et à conserver notre habilité à produire du discours, de façon à être accueilli-e-s et écouté-e-s. A partir de là, puisque identifier nous rattache à un lieu de pouvoir (au sens même littéral de « pouvoir faire »), nous identifier nous-même peut aussi équivaloir à revendiquer un lieu alternatif du pouvoir-faire et à questionner la validité relative du modèle assigné d’office. Ces lieux alternatifs, dans la mesure où ils assurent la mutualité du droit à l’auto-détermination, sont autant de lieux de résilience et de résistance.

Éléments de base de l’identité

De façon plus élémentaire, l’identité suppose, par définition, une comparaison entre plusieurs éléments. Le but est de déduire une ou plusieurs constantes à partir de cette comparaison. C’est à partir de la récurrence et de la permanence d’un objet dans le temps qu’on l’établit comme constante. Et c’est ensuite à partir de cette constante supposée qu’on évalue la persistance du système de comparaison que celle-ci permet de soutenir. Qui dit constante dit évidemment point d’amarre, d’accroche, d’équilibre et de référence, une situation.

Les constantes peuvent être, en sorte, les éléments fixes permettant une identification. Nous nous assurons de ce que nous voyons. Par exemple, un escargot est reconnaissable par sa coquille, sa forme et sa viscosité, ses antennes, etc., dont nous établissons schématiquement une réduction, laquelle forme une unité synthétique formée d’indices visibles. Le problème c’est : qu’est-ce qu’on identifie lorsqu’on identifie ? On l’a vu avec Jacques Lacan (il s’agit tout de même ici aussi de cerner en quoi certains aspects du modèle lacanien peuvent être dépassés), identifier nous expose à l’autre. En prenant l’autre pour autre chose, nous nous exposons à une dette, de devoir répondre de notre présomption à nous saisir d’une telle opportunité. Nous demandons à l’autre de prendre part à notre propre reconnaissance en tant que sujet, et c’est à propos de cela que jaillit une angoisse quant à notre validité, comme vu précédemment. Ce processus suppose la position de sujet comme structure relationnelle, à partir de laquelle sont ordonnés les éléments permettant l’identification de l’objet en question, c’est-à-dire dans une relation de co-dépendance avec cette structure du sujet, puisque l’objet est identifié à partir de la position de celui ou celle qui identifie – sans même présupposer, encore une fois, que l’objet en question puisse être par lui-même un sujet à part entière, d’où l’incongruité du désir de l’autre (au sens de ce qui ne peut s’assimiler complètement à ma propre identité, me laissant en reste de ce désir de l’autre et d’une certaine image et représentation de ce que je suis pour elle, lui ou iel, d’où la nécessité d’un tiers espace de mise en commun).

Si tel était le cas, on pourrait s’attendre à rencontrer un refus, un rejet de l’identification qu’on suppose à l’objet de notre discours et à la validité de notre position par rapport à lui. Surtout, on l’a vu, cette position de sujet embarque avec elle une position de pouvoir. Il est dans la définition même du sujet de s’attacher à une action, d’où l’aspect performatif du verbe, notamment dans les traditions religieuses mais aussi esthétiques. Le pouvoir de nommer, c’est le pouvoir de créer des objets symboliques, sous forme de représentations, mais c’est aussi vouloir les maintenir pour maintenir soi-même sa propre position et capacité à faire. L’art comme la religion nous maintiennent en état d’ouverture sur un monde de possibles qui ne soit pas susceptible de se refermer sur nous. Il s’agit donc de pouvoir se servir de ces dénominations pour élaborer un discours sur sa propre action dans le champ social, moral, politique ou esthétique.

Mais on pourrait répondre au sujet qui énonce : « Non, ce n’est pas forcément un escargot. Car si j’enlève la coquille, j’ai une limace », quelque soit la possibilité de vérifier cette assertion, puisque nous jouons ici avec des signifiants. On pourrait tout aussi bien questionner l’habilité du sujet à émettre des suppositions sur la réalité qu’iel partage avec les autres. Comme le dit Darian Leader, « Nous avons tendance à penser que les enfants peuvent parler quand ils enregistrent la primauté du signifiant – et que, à partir de là, le chat peut faire « Ouaf ! » et le chien « Miaou ! » – mais l’enfant peut se sentir très perturbé par les décalages référence et, en effet, les refuser. »28 Si nous posons un lien irréfutable entre appareil génital et genre, de même, l’affirmation d’une transidentité surgit spontanément comme une contradiction dans les termes – sauf que le genre, contrairement aux vocalisations de deux espèces animales différentes, élabore sa réalité précisément sur la question du sens et de sa médiation. Pour le dire autrement, changer la perception du genre ne change pas l’espèce, mais seulement les modalités par lesquelles nous conduisons nos expériences. Le genre oriente et colore nos modalités d’expérience au monde qui nous entoure, dans la mesure où nous l’associons à des indices lisibles de notre existence les plus en adéquation possible avec notre expérience sensible, émotionnelle, invisible et non-communicable par le langage. Dans tout l’apprentissage social du langage et du discours, nous l’avons vu, c’est autant la capacité à identifier qui est en jeu que la position même de sujet capable de se poser comme référent dans le processus d’identification des choses et des êtres, laquelle peut être mise à mal. Une transgression telle qu’une transidentité pose un danger pour sa propre détermination face aux autres, puisqu’elle nous expose à une sanction et à la négation de notre légitimité à agir sur un monde commun – une excommunication. Dans le refus d’aboutir l’enchaînement logique qui consiste à identifier un chien (même sans avoir à le nommer) et à s’attendre à ce qu’il fasse « Ouaf ! », du fait de la mémoire d’une récurrence, il y a le refus d’aboutir le geste qui consiste à identifier, c’est-à-dire à anticiper le déroulement des choses. Identifier s’insère donc dans un monde de sens, de modalités de lecture et d’anticipation où l’action locale prend sa mesure en fonction d’un système de reconnaissance de formes plus vastes, comme un vers ou une métaphore dans un poème.29 Une transgression entame les limites définies de ce monde et ses marges. Elle incarne l’incapacité à penser ces limites en tant qu’identité qui se formule à elle-même dans le but de se contenir face à une menace d’éclatement.30 C’est placer les limites en-deçà de ce qu’elles sont vraiment.

La personne concernée pourrait être fragilisée dans sa capacité à attester correctement de la réalité qui l’entoure – mais c’est un rejet du champ de l’action et de la capacité d’agir de façon plus globale : un rejet de l’imaginaire, c’est-à-dire de la capacité à épouser une absence de limites fondées sur une instance sociale et morale. Lorsque le psychanalyste anglais Donald W. Winnicott évoque l’effort de compensation de l’enfant face à une mère ou substitut psychiquement absente comme un point de départ possible des psychoses infantiles31, il s’agit bien d’une demande de l’enfant d’identifier la valeur de sa propre action dans les réactions de son ou sa tuteur-rice qui est refusée. L’imaginaire lui-même est mis en attente, dépendant du souhait de l’autre d’être présent ou non. L’enfant ou la personne pourrait se sentir assez en confiance pour faire un nouvel essai avec les éléments dont iel dispose, ou alors tenter de se rassurer de façon plus immédiate en renforçant d’abord et de façon compulsive sa position de sujet capable de présupposer de la nature des choses en tant qu’objets d’identification qu’iel est supposé-e pouvoir identifier. Néanmoins, l’absence de certification de la part de l’adulte dont iel dépend (qui est une forme de violence) place l’enfant dans un désarroi qui opère une rupture des modalités d’interaction sociale et émotionnelle qui sont le premier relais de la sensorimotricité, laquelle est vitale pour notre expérience de corps, à l’entrée dans le monde humain. C’est la distinction qu’établit Darian Leader entre « être fou » et « devenir fou », dans le sens où bon nombre de personnes dites psychotiques arrivent tant bien que mal à composer avec la réalité qui les entoure sans pour autant opérer obligatoirement un « passage à l’acte » (ce qu’on appelle couramment les « psychoses blanches »), comme le suggèrent au contraire les représentations traditionnelles et l’imaginaire populaire et spectaculaire.32 Cette injonction de la chose ou de l’être à être un objet que j’identifie selon mes capacités et mon point de vue situé nie par nécessité la possibilité que cet objet soit un sujet par lui-même, lequel aurait quelque chose à dire sur la validité de l’identification qui lui est faite – ce dont le sujet qui identifie a la plupart du temps conscience lorsqu’iel transgresse la limite du consentement de l’autre, ce qui n’exclut donc pas son propre état de tension et la violence morale qui peut l’habiter. Si la qualité de sujet est délivrée justement par l’apprentissage de notre capacité à répondre d’une demande d’identification de ce qui nous entoure, la marque affective de cet apprentissage peut donc avoir un impact durable sur notre difficulté à ne pas le faire, d’où son caractère souvent compulsif. L’insécurité quant à la capacité et la possibilité de ne pas répondre à cette demande immédiate plongera le sujet dans un cycle de réassurance à court-terme, lequel ne peut qu’être accentué par la brutalité des espaces sociaux qui l’entourent. (La doctrine capitaliste néo-libérale, fondée sur l’instrumentalisation des crises33, participe aujourd’hui fortement de cet effondrement des espaces d’élaboration intermédiaires, l’isolement et la rupture de liens.)

Or, l’identité et le processus d’identification dont elle découle sont nécessairement approximatifs, évolutifs, foncièrement arbitraires et dépendants des situations d’intersubjectivité et de convention où ils prennent place. Le corps de l’autre et son propre corps en tant que soumis à l’interprétation des autres, sont ainsi constamment soumis à ce type de renforcements de leur propre position, à moins de déconstruire les schémas et topologies intersubjectives qui les ont vu naître. Les transgressions des normes de genre, de race, de classe ou de validité (qui comprend la conformité aux normes corporelles dont découlent la grossophobie et l’âgisme, entre autre) ne font que répondre aux injonctions abusives à la conformité qui nient l’existence des sujets en tant que tel-le-s et le fait que celleux-ci sont les premiers témoins de leur propre expérience.

Pour conclure

Ces propos peuvent paraître arides, pourtant ils disent beaucoup de choses sur l’assomption que nous avons à identifier les personnes, les êtres et les choses qui nous entourent selon des habitudes d’identification souvent criticables. Celles-ci se basent à la fois sur des indices extérieurs (corporels, vestimentaires, comportementaux, …) et sur des pratiques d’apprentissage ne remettant pas en cause le caractère arbitraire et approximatif des moyens de cette identification. En outre, l’observation de récurrences ne dit absolument rien sur leur genèse, à moins de la figer dans un système de prescription à valeur rétroactive – ce qui revient à ajuster l’observation à nos moyens et biais d’interprétation, tout en niant d’autres mondes possibles d’expérience. Il y a une médiation, par exemple, entre identifier un « pénis » et l’associer à des valeurs d’apprentissage social. À quoi est-ce que je me réfère lorsque j’affirme qu’une personne qui porte un pénis est un « homme » et qu’est-ce que je sous-entends par cette catégorie ? Celle-ci n’offre pas une portée critique sur le contexte affectif dans lequel l’apprentissage que j’en ai fait a eu lieu et les rapports de pouvoir qu’elle implique en amont et auxquels je me confronte. C’est parce que je rencontre des lieux de pouvoir qui tendent à m’exclure que j’élabore des stratégies pour m’en rapprocher ou m’en défaire. Or, être un corps ne nous dit pas comment nous comporter avec et n’équivaut pas à embrasser une catégorie destinée à nous y conformer. Il y a deux choses distinctes : l’expérience et le discours. L’une est irréfutable. L’autre est toujours discutable, toujours approximative et à élaborer collectivement. C’est justement la participation collective à la manière dont on interprète et accueille ou non une pluralité d’expériences possibles qui est confisquée et génère alors une contrainte morale qui à elle seule définit la portée d’une violence contre laquelle nous nous débattons parfois férocement.34 Pour citer la psychanalyste suisse d’origine polonaise Alice Miller : « La morale peut certes nous prescrire ce que nous devrions faire et ce qui est interdit, mais non ce que nous devrions ressentir. »35

Lorsque ce professeur d’histoire du droit de la Sorbonne compare le Mariage pour tous et l’homosexualité à la zoophilie, ou relègue les transidentités au rang de « folie »36, celui-ci ne questionne pas la position de pouvoir qui lui permet de le faire ou dont il veut supposer qu’elle lui sera suffisante pour renforcer, ne serait-ce que momentanément, son désir de répondre à une soi-disante urgence, c’est-à-dire celle d’identifier quelque chose qui s’offre à soi d’une façon qui l’arrange. Ce professeur donne son « avis » et ce discours s’annonce comme une réponse qui se présente comme valide à l’encontre d’une réalité dont il suppose que c’est à lui d’en établir l’identité réelle – exactement comme on suppose enfant qu’on doit répondre encore à la demande qui nous est faite de mettre les carrés dans les carrés et les ronds dans les ronds pour être valide face à cette demande. C’est une valeur qu’on s’attribue à soi-même, dans une prise de posture, laquelle reproduit une scène de gratification et « d’héroïsme » – de la même manière que les député-e-s qui ont quitté l’Assemblée Nationale en récusant la présence de Maryam Pougetoux, syndicaliste étudiante de l’UNEF et voilée, se posant en défenseurs de la laïcité. Sauf que souvent, on ne sait plus d’où vient cette demande, tant elle a été sédimentée dans la dimension symbolique du discours de soi – qui n’est pas un discours sur soi établi avec une certaine distance mais l’illusion de se réaliser dans le discours face au regard des autres. Le discours de soi est un appel à la légitimité qui ne dit rien sur les formes qu’il emprunte sinon sur la demande intime d’être soutenu-e par un monde de sens jouissant d’une stabilité relative.

Identifier un objet est toujours corrélé à la possibilité, voire à l’autorisation de s’en saisir, et il y a deux façons de se sentir légitime à se saisir d’un objet que l’on identifie : cette légitimité peut venir de notre environnement d’apprentissage et/ou de « l’objet » lui-même. Notre environnement d’apprentissage, notamment social, peut nous encourager à identifier un objet d’une certaine manière, prétextant que c’est dans la nature de l’objet de s’offrir à la saisie, et à nous en saisir sans pour autant que le supposé « objet » y consente. Les interactions que cette identification supposerait autoriser peuvent très bien aller à l’encontre du sentiment de cet « objet », dans le cas où il s’agirait en fait d’un être sensible et d’un autre sujet possible. Identifier pose la question de ce qu’on identifie à soi-même, et dans quelle mesure l’altérité forme des objets d’opposition et non des sujets de dialogue. Il n’y a, en quelque sorte, que des objets d’interaction pour des êtres sensibles, mais la reconnaissance de l’autre comme sujet à part entière nécessite un espace ouvert entre soi et l’autre qui autorise cette coexistence de deux sujets ou plus qui ne prennent pas l’autre pour objet tout en élaborant leurs propres conditions d’échange, de dialogue et de mise en commun. C’est l’idée des espaces intermédiaires, laquelle assume le caractère approximatif des moyens d’identification et admet leurs fluctuations, n’étant précisément qu’un espace ouvert à la rencontre, laissant volontairement une part d’indéterminé. L’espace entre deux se désigne lui-même comme l’objet même du dialogue et ses conditions, mettant en miroir l’aspect aliénant du langage et de la parole : lorsque je parle, j’engage l’autre – comment donc faire pour être sûr-e qu’iel y consente ? Les modalités d’identification des termes du dialogue impliquent toujours les modalités d’interaction supposées et les dynamiques de régulation sociale qu’elles entraînent, notamment lorsque les espaces de médiation font défaut.

Cet article est en partie venu en réaction aux divers rassemblements en France devant les bâtiments du Crous – qui est l’organisme public dédié à la vie étudiante sur le territoire – suite au suicide de Doona ce 23 septembre 2020, et souhaite lui rendre femmage. Doona était une jeune femme trans de 19 ans qui a subi les maltraitances transphobes, psychophobes et institutionnelles de la part du Crous et des services hospitaliers de Montpellier. Quels moyens, quels biais d’identification ont permis à ces personnes de juger Doona – comme Mathilde, Laura et d’autres avant elle – indigne de l’écoute et de l’accompagnement qu’elle était censée recevoir ? Et quels mécanismes de pression sociale, mais aussi économique et politique, permettent le renforcement de telles conditions d’identification et d’interprétation de l’autre, non en tant que sujet qui a à voir avec sa propre détermination, mais en tant qu’objet dont on peut disposer à sa guise et dont la parole ne compterait que peu ? Un autre cas récent, ici concernant le racisme, est celui de Joyce Echaquan, une jeune femme de 37 ans de la communauté indigène Atikamekw de Manawan, au Québec, morte ce 30 septembre 2020 suite au refus des infirmières de la soigner. Celles-ci lui ont injecté une haute dose de morphine alors qu’elle y était allergique, tout en lui assénant des injures racistes et grossophobes tandis qu’elle agonisait.

Il ne faut pas oublier qu’il y a une pratique de la norme, laquelle participe du maintien de certaines garanties de protection pour celles et ceux qui sont prêt-e-s à se soumettre à un régime de domination et s’y sentent porté-e-s par leurs environnements sociaux. Il existe donc des conditions de l’identification des autres. Il existe un sujet qui émet des identifications et c’est ce type de sujet-là qui est valorisé, mais quelles en sont les conditions ? Identifier les autres, c’est aussi prendre l’autre à l’endroit où l’on n’est pas soi-même. Soyons vigilant-e-s à ne pas chercher à tromper une forme d’oppression qui pèse sur nous en déplaçant la cible sur d’autres que nous, parce qu’il serait plus facile de nous dégager des espaces dans lesquels iels vivent. Tout dépend en fin de compte de là où l’on porte le regard, lequel peut fuir le danger ou malgré toutes les offenses, faire exister les lieux de paix.

1Dans l’ouvrage de référence, F. Varela, E. Thompson & E. Rosch, L’inscription corporelle de l’esprit, 1991.

2https://www.mediapart.fr/journal/culture-idees/051020/avec-fatima-daas-naissance-d-une-subjectivite-politique-entre-desir-et-rebellion?onglet=full

3 In Sam Bourcier, Homo Inc.orporated : Le triangle et la licorne qui pète, ed. Cambourakis, 2017.

4Voir sur les réseaux sociaux, @autistequeer_le_docu, « Le validisme, question politique en pleine épidémie de Covid et effondrement du système de santé publique », 05/10/2020.

5Écouter aussi, sur les questions raciales, le passionnant podcast Kiffe ta race, par Rokhaya Diallo et Grace Ly.

6Lire par exemple https://www.revue-ballast.fr/silvia-federici-le-feminisme-detat-est-au-service-du-developpement-capitaliste/

7In Darian Leader, La jouissance, vraiment ?, ed. Stylus, Paris, 2020.

8http://staferla.free.fr/S9/S9%20L’IDENTIFICATION.pdf , p. 22.

9Voire Three paradoxes and concentric circles, 2019.

10In Jacques Lacan, op. cit., p. 16.

11Sam Bourcier – Entretien – La Théorie Queer dans « Les Chemins de la philosophie » avec Adèle Van Reeth (2014).

12In Michel Foucault, La Sexualité suivi de Le discours de la sexualité, « L’utopie sexuelle », ed. EHESS/Gallimard/Seuil, 2018 (1964-1969), p. 196.

13Bien qu’une certaine intelligentsia française, homosexuelle ou non, ait pu avoir la latitude, en profitant de la culture du viol, d’ériger la pédophilie en doctrine, notamment dans les années 60-70 et jusqu’à nos jours (de René Schérer à Gabriel Matzneff, en passant par des Frédéric Mittérand ou des David Cohn Bendit). Mais là encore, des dynamiques de classes sociales interviennent en plus des questions sexuelles à proprement parler, puisqu’il s’agit d’abus de pouvoir.

14LireToni Morrison, L’origine des autres, ed. Christian Bourgois, 2017.

15In Fabrice Bourlez, Queer psychanalyse : Clinique mineure et déconstructions du genre, ed. Hermann, 2018, pp. 52-53.

16Ibid., p. 79.

17Ibid., p. 93.

18https://www.lemonde.fr/societe/article/2020/10/08/la-catho-se-separe-de-la-militante-feministe-alice-coffin_6055249_3224.html

19Lire Julia Serano, Manifeste d’une femme trans, ed. Cambourakis, 2020.

20Ibid., p. 117.

21Ce qui lui permet d’élaborer dans ce sens : « L’angoisse de castration donc, vous allez voir ici qu’elle a deux sens et deux niveaux. Car si le phallus est cet élément de médiation qui donne au désir son support, eh bien, la femme n’est pas la plus mal partagée dans cette affaire, parce qu’après tout, pour elle c’est tout simple : puisqu’elle ne l’a pas, elle n’a qu’à le désirer, et ma foi dans les cas les plus heureux, c’est en effet une situation dont elle s’accommode fort bien. Toute la dialectique du complexe de castration, en tant que pour elle, elle introduit l’Œdipe, nous dit FREUD, cela ne veut pas dire autre chose. Grâce à la structure même du désir humain, la voie pour elle nécessite moins de détours – la voie normale – que pour l’homme. Car pour l’homme, pour que son phallus puisse servir à ce fondement du champ du désir, va-t-il falloir qu’il le demande pour l’avoir ? C’est bien quelque chose comme ça dont il s’agit au niveau du complexe de castration. » Ibid., p. 118. Merci bien.

22In Sigmund Freud, Au-delà du principe de plaisir, PUF, 1920.

23« Se nommer et nommer les autres : analyse des étiquettes Partie 1 », https://www.instagram.com/p/CFTPWdSAsZ3/

24In Gail Pheterson, Le prisme de la prostitution, ed. L’Harmattan, 2001.

25Lire Donald W. Winnicott, Jeu et réalité : L’espace potentiel, ed. Gallimard, 1975.

26Lire René A. Spitz, De la naissance à la parole : La première année de la vie, PUF, 2002 (1968).

27Lire, par exemple, Ellen Dissanayake, « The Artification Hypothesis and Its Relevance to Cognitive Science, Evolutionary Aesthetics, and Neuroaesthetics », Cognitive Semiotics, Issue 5 (Fall 2009), pp. 148-173.

28Op. cit., p. 123.

29Lire Paul Ricœur, Temps et Récit I, ed. Seuil, 1983.

30Lire Denis Vasse, L’ombilic et la voix : Deux enfants en analyse, ed. Seuil, 1974, sur les psychoses infantiles.

31Lire Donald W. Winnicott, La capacité d’être seul, 1958.

32Lire Darian Leader, Qu’est-ce que la folie ?, ed. Stilus, 2017.

33Lire Naomi Klein, La stratégie du choc, ed. Actes Sud, 2008.

34Rappelons que selon Paul Ricœur (Ecrits et conférences 2 : L’herméneutique, ed. Seuil, 2010), « parce qu’il y a la violence, il y a la morale », dont nous avons retourné le corollaire : « parce qu’il y a la contrainte de la morale, notamment dans un exercice inégalitaire du droit, il y a la violence ».

35In Alice Miller, Notre corps ne ment jamais, ed. Flammarion, 2013, p.31.

36Lire « La Sorbonne condamne les propos d’un professeur associant Mariage pour Tous et zoophilie », Huffington Post, 30 septembre 2020

Crédit photo : « Papillon », La Fille Renne ❤